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Compilation NL FR
14.11.2018
Quatre poèmes

« Armstrong », « La fin du monde », « Mille ans de la vie d’un oiseau » et « Week-end »

Ernst Moerman 2018
Introduit et compilé par
  • Elias Grootaers

    Outre avocat, dramaturge, jazzman et cinéaste,1 Ernst Moerman (1897-1944) était avant tout un poète. Il vécut une vie courte, compliquée, mais singulière. Sa poésie fut profondément influencée par le travail du surréaliste français Jean Cocteau et il fut par ailleurs l’ami du poète français Paul Éluard. Au sujet du premier, il écrivit dans son poème « La vie imaginaire de Jean Cocteau » : « Jean Cocteau est un soleil bien mis / Qui cherche un peu partout son monocle / S’il existait réellement (mes lunettes ne sont pas de ce monde) / Je l’aurais déjà vu / J’aime mieux croire / Qu’il est mort le jour de sa naissance. »2 Le travail de Moerman se caractérise par son ironie aiguë, son humour affectueux, sa tendresse blessée, et parfois, par une certaine horreur sombre et oppressante. Il publia plusieurs recueils de poèmes, dont Fantômas 1933 (1933),3 Vie imaginaire de Jésus-Christ (1935) et 37°5 (1937), et collabora à de nombreux périodiques : La lanterne sourde, Le rouge et le noir, Écrits du nord, Music, Le journal des poètes et Les poètes de la rue des sols. Dans l’anthologie La poésie francophone de Belgique, il est décrit comme suit : « La vie désordonnée et trop intense d’Ernst Moerman s’est traduite en un petit nombre de poèmes haletants. On peut le comparer à Robert Desnos : même goût pour Fantômas, images surréalistes tout aussi désopilantes, amour du cinéma onirique. Les poèmes de la fin sont particulièrement pathétiques et rappellent un autre poète en marge du surréalisme, Antonin Artaud. Tristesse et ferveur se partagent cette figure étrange et vibrante. »4 Le ciel en construction, représenté dans le tableau de René Magritte qui servit de toile de fond à la pièce Tristan et Yseult de Moerman, interprétée en 1936 dans la salle de cabaret Trou vert à Bruxelles, symbolise en un sens la disposition de Moerman : il travaillait et attendait l’infini.5 Après sa mort, Jean Cocteau écrivit ceci à son sujet : « Sa mort est celle d’un poète qui n’économisait pas un pouce de son âme. »6 Les quatre poèmes ci-dessous s’intitulent : « Armstrong »,78 « La fin du monde »,9 « Mille ans de la vie d’un oiseau »10 et « Week-end ».11

    Elias Grootaers

     

    Armstrong

    Un jour qu’Armstrong jouait au loto avec ses sœurs
    Il s’écria : « C’est moi qui ai la viande crue ».
    Il s’en fit des lèvres et depuis ce jour,
    Sa trompette a la nostalgie de leur premier baiser.

    Terre noire où fleurit le pavot,
    Armstrong conduit le torrent, en robe d’épousée, au sommeil.

    Chaque fois que, pour moi, « Some of these days »
    Traverse vingt épaisseurs de silence,
    Il me vient un cheveu blanc
    Dans un vertige d’ascenseur.

    « After you’re gone »12
    Est un miroir où la douleur se regarde vieillir.

    « You driving me crazy »13 est une aube tremblante
    Où sa trompette à la pupille dilatée
    Se promène sans balancier sur les cordes de violon.

    Et « Confessing » donne de l’appétit au malheur.

    Chant de l’impatience, ta musique noctambule
    Se répand dans mes veines où tout prend feu.
    Armstrong, petit père Mississipi,14
    Le lac s’emplit de ta voix
    Et la pluie remonte vers le ciel.

    Vers quels villages abordent tes flèches
    Après nous avoir touchés ?
    Traversent-elles des chevaux sauvages
    Avant de nous empoisonner ?
    Les racines de ton chant se mélangent dans la terre
    En suivant les sillons que la foudre a tracés.
    Les nuits de Harlem portent l’empreinte de tes ongles
    Et la neige fond noire, au soleil de ton cœur.

    Je marche, les yeux clos, vers un abîme
    Où m’appellent les œillades de tes notes femelles
    Plus inquiétantes que l’appel de la mer.

     

    La fin du monde

    L’amour, ce nœud coulant autour du cou,
    Pour les très jeunes, serré se porte,
    Pour les très vieux, se porte flou.
    Mais la jeunesse, pour s’acheter des cordes
    N’a pas d’argent.
    Et la vieillesse n’a plus de cou.

     

    Mille ans de la vie d’un oiseau

    Je ne sais pas très bien qui je suis.
    Mes questions, dans le ciel, semblent indiscrètes,
    Et tout le monde a l’air si pressé ici.

    Pourquoi ferais-je comme eux ?
    Ma place est réservée, dans la mort.
    Cent mille oiseaux volent autour de moi,
    Qui font semblant de ne pas me voir.
    Cent mille oiseaux de cristal,
    Invisibles au Mal.

    C’est parmi les oiseaux
    Que je me sens le plus à l’aise ;
    Les oiseaux n’ont ni commencement ni fin.
    Sans cesse, ils se posent sur ce que je dis,
    Et ce qu’ils écrivent dans le ciel,
    Doit se lire à l’envers.

    Les hommes sortent des fers de leurs poches,
    Et nous arrêtent pour leurs crimes impunis.
    Au confluent de l’homme et de la nuit,
    Trois fils de fer ennemis,
    Dessinent au ciel un triangle,
    Dont les trois angles,
    Valent ensemble deux angles droits.

    Triangles au ciel,
    Traversés de brume,
    Permettent aux oiseaux sans mémoire
    De se partager la nuit.

    Je ne sais pas très bien qui je suis,
    Mais j’ai souvenir d’un soir d’orage,
    Où je ne pus me noyer dans la mer.
    Ma mère m’apprit à me teindre en bleu,
    Pour échapper aux flèches du chasseur.
    Je suis l’ours-bleu du ciel,
    Dans un monde où le métal est sans couleur,
    Et la musique immobile.

    Je ne sais pas très bien qui je suis,
    Et je connais peu de choses.
    Je connais l’odeur de la Terre,
    Comme la pluie du Ciel,
    Entre deux fumées.

    La mort est une voleuse d’oiseaux.
    Et c’est par elle que je sais maintenant,
    Que j’étais un oiseau.

     

    Week-end

    Depuis que tu m’aimes,
    Cette petite ride verticale
    Entre mes deux yeux
    Ne quitte plus mon sommeil.
    Le sommeil n’efface pas l’amour
    Comme la surface de l’eau claire
    N’éteint pas la flamme qui s’y mire.

    Je n’ai plus froid
    Depuis que c’est moi qui t’aime le plus.
    Ma soif calme ma faim
    Et mon charbon sent la vanille.
    Je ne sais si je suis plus faux ou plus fier.

    Te souviens-tu du fond de la mer ?
    Tu es la seule femme
    Rencontrée à pareille profondeur.
    Nous ne sommes encore qu’au centième étage,
    Nous ne remonterons pas de sitôt à la surface.
    Nous avons trois mille mètres devant nous.
    Hâtons-nous de ne pas nous presser
    Pour ne pas trop fatiguer
    Nos semelles de plomb.

    Mais dans ce miracle lent,
    Je sens que nous allons trop vite.
    L’heure de la fièvre
    Est en avance sur celle des maladies,
    Comme les oiseaux pressés
    Devancent le vent qui les porte.
    Déjà nous n’accordons plus nos instruments
    Pour parler tous deux du présent.
    Et déjà je n’écoute plus
    Que les questions que je te pose.

    Pendant qu’elle dort et rêve à d’autres,
    (Les autres sont moi, très souvent),
    Son parfum la nuit parfois se lève
    Et vient me troubler.
    La hâte s’engouffre dans notre naufrage ;
    Nous nous chauffons
    Avec les mâts de notre navire.
    Nous brûlons les mâts sur le pont.
    Nous brûlerons le pont sur la cale,
    La cale sur la mer.
    Bientôt on ne retrouvera plus,
    Flottant à la dérive,
    Que le baromètre
    Qui marquait le beau temps.

    L’amour doit toujours
    Demeurer en deçà du lendemain ;
    Puisque le bonheur n’existe pas,
    Tâchons d’être heureux sans lui.

    • 1. Le seul court-métrage qu’il réalisa, en 1937, Monsieur Fantômas, fut tourné presque sans budget et s’inspirait des histoires de crime du mystérieux criminel Fantômas de Marcel Allain et Pierre Souvestre. Pour plus d’informations, voir l’introduction et les notes de bas de page du texte de Moerman « Au service de la poésie », publié en 1937 dans l’hebdomadaire bruxellois Le rouge et le noir.
    • 2. Ernst Moerman, « Vie imaginaire de Jean Cocteau », dans : Ernst Moerman, Œuvre poétique (Bruxelles : André de Rache Éditeur, 1970).
    • 3. Ce recueil contient les vers suivants : « Fantômas… est un Centaure qui s’ennuie / De ne pouvoir descendre de cheval ».
    • 4. Liliane Wouters et Alain Bosquet (dir.), La poésie francophone de Belgique (1885-1900) (Bruxelles : Éditions Traces, 1987).
    • 5. Gérard de Cortanze, Le monde du surréalisme (Bruxelles/Paris : Éditions Complexe, 2005), 245-246.
    • 6. Gérard de Cortanze, Le monde du surréalisme (Bruxelles/Paris : Éditions Complexe, 2005), 245-246.
    • 7. Le poème a été traduit en anglais par nul autre que Samuel Beckett, publié dans : Nancy Cunard (dir.), Negro. Anthology (Londres : Nancy Cunard chez Wishart & Co, 1934), avec des contributions de, entre autres : Louis Armstrong, Norman Douglas, Theodore Dreiser, W. E. B. Du Bois, Langston Hughes, Zora Neale Hurston, William Plomer, Ezra Pound, Arturo Alfonso Schomburg et William Carlos Williams.
    • 8. Ernst Moerman, Œuvre poétique (Bruxelles : André de Rache Éditeur, 1970). Le livre contient une introduction de Carlos de Radzitzky et Robert Goffin, amis et compagnons musicaux et artistiques de Moerman.
    • 9. Idem.
    • 10. Idem.
    • 11. Idem.
    • 12. Sic. [« After you’ve gone »] [note de la rédaction]
    • 13. Sic. [« You’re driving me crazy »] [note de la rédaction]
    • 14. Sic. [Mississippi] [note de la rédaction]

    Les quatre poèmes sont parus dans : Ernst Moerman, Œuvre poétique (Bruxelles : André de Rache Éditeur, 1970). L’introduction a été traduit du néerlandais par Margaux Dauby.

     

    Seuls : Courts-métrage 2 aura lieu jeudi 29 novembre 2018 à 20h30 au KASKcinema. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

    • Ernst Moerman Elias Grootaers Seuls. Singular Moments in Belgian Film History Seuls: Short Work 2’
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