De la difficulté du portrait

Introduit par Elias Grootaers

Luc de Heusch1 (1927-2012) est né à Bruxelles et après de nombreuses expéditions aux quatre coins de l’Afrique, c’est dans cette même ville qu’il s’éteint à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Cinéaste, anthropologue et écrivain2 belge, il a été, de 1955 à 1992, professeur d’anthropologie sociale et culturelle à l’ULB (Université libre de Bruxelles). À propos de son apprentissage artistique et intellectuel, il écrit : « Au cours des années sombres de l’occupation nazie, j’ai successivement découvert Rimbaud, Freud, Malinowski, Frazer et l’éclat poétique du surréalisme. En 1947, je me suis précipité à Paris pour rencontrer André Breton. J’avais vingt ans. Il m’a reçu à sa façon, amicale et sérieuse à la fois, entouré de poupées Hopi3 et de magnifiques peintures que, dans mon enthousiasme, j’ai à peine remarquées. Sans hésiter, il dirigea mes pas hésitants vers l’homme qui était en quelque sorte le chaman du groupe : Pierre Mabille, médecin, psychologue, sociologue et voyant, qui venait de rentrer d’Haïti, émerveillé par la diversité de la race humaine, individuellement et collectivement. C’était lui qui, avec son esprit totalement libéré et son intelligence jamais dépourvue de sensibilité, cultiva plus que quiconque mon amour naissant pour l’anthropologie, tout en me mettant en garde contre une excessive solennité. »4 L’influence du surréalisme est rampante dans toute l’œuvre de Heusch. C’est le nain caché du « Turc mécanique » de sa pensée. Dans sa jeunesse, de Heusch étudie l’histoire de l’art et la sociologie. Entre 1947 et 1949, il est – pendant ses études à l’ULB ! – l’assistant du cinéaste belge Henri Storck5 et à partir de 1952, il évolue dans les cercles de l’anthropologue et cinéaste français Jean Rouch.6 Bien que souvent considéré comme l’épigone de ses deux mentors, de Heusch est pourtant un cinéaste avec une voix propre, ainsi que l’un des pionniers de l’anthropologie visuelle, une importante figure du cinéma ethnographique et l’un des précurseurs d’un cinéma mêlant dispositifs documentaires et fictionnels. Les films de l’américain Robert J. Flaherty, qui a notamment réalisé Nanook of the North (1922), Moana (1926) et Man of Aran (1934), le marquent fortement. Au début des années 1950, il effectue un travail de terrain dans l’ancien Congo belge (République démocratique du Congo depuis 1997) et au Rwanda. De Heusch est le premier anthropologue à mettre en pratique le modèle structuraliste en Afrique centrale, dans le sillon de Claude Lévi-Strauss. Il est par ailleurs est un fervent anticolonialiste, ardent défenseur de Patrice Lumumba (il dénonce le meurtre de Lumumba comme étant le résultat d’un ordre colonial raciste jamais préoccupé par l’émancipation des Congolais)7 et critique explicitement l’avidité et la cruauté des puissances occidentales en Afrique. Il est également très dur à l’égard du rôle des Belges dans l’histoire du Rwanda et du génocide de 19948 et très conscient de notre ignorance de l’histoire du continent africain : « L’absence d’archives nous rend aveugles aux bouleversements sociaux et politiques que nombre de sociétés africaines ont connus depuis des siècles. »9 Outre sa préoccupation pour l’anthropologie et le cinéma, de Heusch est également un grand amateur d’art. Entre 1949 et 1951, il vit avec, entre autres, Pierre Alechinsky, Christian Dotremont, Asger Jorn, Michel Olyff et Hugo Claus au sein de la communauté d’artistes Ateliers du Marais, rue du Marais à Bruxelles. Outre deux films ethnographiques en Afrique centrale, Fête chez les Hamba (1955)10 et Rwanda, tableaux d’une féodalité pastorale (1955),11 il produit plusieurs films ethnographiques en Belgique, tels que Gestes du repas (1958) et Les amis du plaisir (1961), plusieurs films d’artistes, Magritte ou la leçon des choses (1960), Alechinsky, d’après nature (1970) et Dotremont-les-logogrammes (1972), ainsi qu’un long métrage, Jeudi on chantera comme dimanche (1967). Son premier film en 1951, Perséphone, réalisé sous le pseudonyme de Luc Zangrie, est une oeuvre unique et très expérimentale : il s’agit du seul film tourné sous le drapeau Cobra.12 Le critique de cinéma français Dominique Païni résume son travail de la manière suivante : « Il faut entendre, dans les travaux de Luc de Heusch, cette interdisciplinarité engendrant une écriture artistique démonstrative, une quête scientifique décelant une poétique du réel, un regard documentaire découvrant le lyrisme des gestes artistiques, une générosité n’opposant pas ces derniers aux gestes les plus quotidiens. »13 Et l’anthropologue et cinéaste français Marc Henri Piault écrit : « Ce que Luc de Heusch avait commencé à nous proposer est une interrogation nécessaire et persistante aujourd’hui sur ce que transmet l’image filmique : ce n’est pas un simple support d’analyse ou bien une sorte de miroir grossissant permettant à un observateur averti de saisir les ressorts de situations et de rapports sociaux dans leur vérité intime, ultime. Le savoir produit est une interprétation plausible des données de l’expérience dont la mise en place contribue à caractériser provisoirement les formes comme les significations. Jean Epstein découvrait, il y a plus de soixante ans déjà, que le cinéma était un dispositif expérimental qui ne faisait qu’inventer une image plausible de l’univers. Le savoir produit est donc bien toujours une interprétation plausible des données d’une expérience elle-même constamment soumise à l’appréciation potentiellement permanente des spectateurs et à la réinterprétation critique de ceux qui en ont été les protagonistes. »14 De Heusch lui-même déclare : « Les barrières sont maintenant abolies entre les terrains exotiques et les nôtres. Il n’y a pas de raison, sinon académique, de maintenir cette frontière. »15 En revoyant sa vie si remplie, on peut dire avec assurance que Luc de Heusch a été un passeur inspiré et inspirant entre différents mondes. Dans le texte ci-dessous, de Heusch développe ses idées à propos des portraits d’artiste qu’il a réalisés de René Magritte, Pierre Alechinsky et Christian Dotremont.

Elias Grootaers

 

Plateau de Magritte ou La leçon des choses (Luc de Heusch, 1960)

 

De la difficulté du portrait  

C’est un fait, le tableau oppose au mouvement cinématographique son propre mouvement arrêté une fois pour toutes, suspendu au point d’équilibre de la forme. Bien sot qui prétendrait en reconstituer la genèse en faisant virevolter la caméra d’une tache de couleur à l’autre, usant tantôt de la douceur, tantôt de la violence. Le plus résistant à ce genre d’entreprise est Cézanne, qui entendait doter la peinture de la solidité du roc.

Imaginons une approche idéale, utopique : la caméra immobile des frères Lumière filme à tour de bras, durant plusieurs années, Cézanne peignant calmement une montagne, toujours la même. Le résultat, aujourd’hui, nous paraîtrait aussi prodigieux qu’un film de Michael Snow. Si, faute de moyens, on ne vise pas si haut, il faut bien que le peintre et le cinéaste partagent les risques.

Ce jeu-là était passionnant à jouer avec Alechinsky et Dotremont. Si rien n’avait été laissé au hasard, dans la construction du film, son sort même était suspendu à la main de l’artiste, rebelle à tout mot d’ordre. Le scénario élaboré avec Alechinsky prévoyait seulement que l’encre qu’il jetterait sur le papier nous entraînerait au carnaval de Binche. Mais ce cheminement était imprévisible. L’image en train de se faire aurait pu tout aussi bien se défaire au bout du pinceau. Le jour était-il favorable ? Impossible de renvoyer l’équipe technique. II fallait commencer.

Par un petit point ou une petite tâche… La virtuosité pure est dépourvue d’intérêt. C’est l’inquiétude, le balancement entre réflexion et spontanéité, le bonheur de la trouvaille, qui est le propos même du film. Je voulais dépeindre Alechinsky d’après nature.

Mais les conditions mêmes de la prise de vue troublent l’expérience. L’œil vide de la caméra convoque le peintre à une espèce de duel avec lui-même, dans le champ clos de l’atelier relié par la mémoire au monde extérieur.

Précaution à prendre : s’interdire d’inviter l’artiste à se promener au-dehors en feignant l’insouciance, pour le forcer en fait à rendre des comptes.

L’image en train de se faire, de se transformer sur la toile ou le papier appelle d’autres images, rien d’autre. Laisser à la télé les fausses confidences. Il y a quelques jours je regardais à la télé précisément une émission sur Bram Van Velde. Les longs silences du peintre, l’œil aux aguets, étaient fascinants. Pour en finir avec la dérive de l’information je propose une télévision muette, faite par des peintres. La vérité finirait peut-être par apparaître enfin.

La promenade de Magritte dans un cimetière est une pure fiction, comme sa présence dans l’appartement qui lui servait d’atelier. Il ne s’agissait pas de mettre le spectateur en boîte, mais plutôt d’emboîter l’espace réel où la caméra se meut, et les différents espaces trompeurs d’un tableau posé sur le chevalet ; relier d’un seul tenant un cimetière et une cloche à fromage pour introduire le caractère équivoque de l’image. Bref, user cinématographiquement de tous les artifices de Magritte. Magritte, présent dans le film, n’explique rien. Il conduit la déroute de la perception.

Ce que j’ai tenté de faire à trois reprises, c’est de rendre sensible, le plus discrètement possible, le rapport secret qui existe entre un homme et son œuvre, en m’efforçant d’adapter chaque fois le langage cinématographique à une tension particulière. Le portrait de Dotremont, le solitaire inventeur des logogrammes, tout bruissant de mots, ne pouvait qu’être intimiste, celui d’Alechinsky fantasmagorique. Magritte nous invite, en revanche, à brouiller les opérations de l’esprit.

  • 1Luc de Heusch portait le titre de baron, dont il n’a jamais fait état.
  • 2Il a écrit un grand nombre d’ouvrages anthropologiques, parmi lesquels : Le pouvoir et le sacré (Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 1962), Pourquoi l'épouser ? et autres essais (Paris : Gallimard, 1971) et Le roi ivre ou l’origine de l’État. Mythes et rites bantous I (Paris : Gallimard, 1972) (première partie d’une trilogie qui forme son œuvre maîtresse – le dernier chapitre de la dernière partie, datant de 2000, est consacré à Haïti ; il y établit un lien entre le vaudou et certains rituels au Congo) et ses mémoires Mémoire, mon beau navire. Les vacances d’un ethnologue (Arles : Actes Sud, 1998). En 1962, il écrit, sur commande de l’UNESCO, Cinéma et sciences sociales. Panorama du film ethnographique et sociologique, texte fondateur de l’anthropologie visuelle. Pour une critique de l’anthropologie structuraliste de de Heusch, voir le texte de Jan Vansina « Is Elegance Proof? Structuralism and African History », dans : History in Africa, Vol. 10 (1983).
  • 3Également appelées poupées Kachinas. Il s’agit de sculptures en bois des Indiens Hopi du sud-ouest des États-Unis, représentant les dieux descendus sur terre pour partager leurs connaissances.
  • 4Luc de Heusch, Why Marry Her? Society and Symbolic Structures (Cambridge/New York/Melbourne : Cambridge University Press et Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1981), 1. [citation originale : « Through the dark years of the Nazi occupation I discovered, one after the other, Rimbaud, Freud, Malinowski, Frazer and the poetic brilliance of surrealism. In 1947 I rushed to Paris to meet André Breton. I was twenty years old. He received me in his customary grave, friendly way, surrounded by Hopi dolls and marvellous paintings that, in my eagerness, I scarcely noticed. Unhesitatingly, he directed my hesitant steps in the direction of the man who was, in a way, the shaman of the group: Pierre Mabille, doctor, psychologist, sociologist and seer, and just back from Haiti, filled with wonder at the diversity of the human race, whether seen individually or collectively. It was he, with his supremely liberated spirit and an intelligence never divorced from sensibility, who more than anyone else cultivated my burgeoning taste for anthropology while at the same time putting me on my guard against an excessive solemnity. »] [traduit par Margaux Dauby]
  • 5Il se marie en 1952 avec Marie Storck, la fille de son mentor Henri Storck. Suivront après cela trois autres mariages. Pour plus d'informations, voir la jolie ode de de Heusch à Storck, « Henri Storck. Au carrefour de la vie », et le texte de Storck sur de Heusch, « L’ethnologue en proie aux images ».
  • 6Cinéaste et anthropologue, Jean Rouch rejette la vision objectiviste en faveur d’une anthropologie partagée. Jean-Luc Godard écrit sur Rouch après avoir vu son Moi, un noir dans les Cahiers du Cinéma n°94 d’avril 1959 : « Jean Rouch n’a pas volé son titre de carte de visite : chargé de recherche par le Musée de l’homme. Existe-t-il une plus belle définition du cinéaste ? »
  • 7« de HEUSCH (Luc) ».
  • 8« Luc de Heusch a fait observer que les « ethnies » rivales du Rwanda avaient été « fabriquées » par les colonisateurs belges, assistés d’ethnologues. », dans : Guy Gauthier, Le documentaire. Un autre cinéma (Malakoff : Armand Colin, 2005), 137.
  • 9Cité dans : Henriette Dagri-Diabaté, Le Sanvi. Un royaume Akan (1701-1901), Tomes 1 et 2 (Abidjan : Les Éditions du CERAP, Paris : Karthala et Marseille : IRD, 2013).
  • 10Filmé en 1954, lors d’une expédition ethnographique, avec une petite caméra Bell and Howell et avec l’un des premiers magnétophones. Le film a été restauré en 1997 sous les auspices de Luc de Heusch lui-même par la Cinémathèque Royale de Belgique.
  • 11Il réalise encore un film sur le Rwanda, en 1995 : Une république devenue folle. Rwanda 1894-1994.
  • 12Collectif international d’artistes (1948-1951). Le nom est un acronyme de « Copenhague, Bruxelles et Amsterdam ».
  • 13Guy Jungblut, Patrick Leboutte en Dominique Païni (dir.), Une encyclopédie des cinémas de Belgique (Paris : Éditions Yellow Now, 1990), 84.
  • 14« Hommage à Luc de Heusch / Tribute to Luc de Heusch ».
  • 15« Luc de Heusch, esprit d’Afrique centrale ».

« De la difficulté du portrait » a été publié originalement dans: Adolphe Nysenholc et Luc de Heusch (dir.), Cobra en Afrique. Luc de Heusch et ses amis (Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 1991). Le texte est repris sur Sabzian avec la permission du Fonds Henri Storck. L’introduction a été traduit du néerlandais par Margaux Dauby.

Un grand merci à Natacha Derycke

 

Seuls : Courts-métrage 2 aura lieu jeudi 29 novembre 2018 à 20h30 au KASKcinema. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

ARTICLE
28.11.2018
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.