André Delvaux, sa genèse

(1) Un soir, un train (André Delvaux, 1968)

André Delvaux avait un oncle directeur à Leuven d’un théâtre, il fera du cinéma. Il y a une allusion à ce théâtre dans Un soir un train.

Né Flamand (1926), ayant fait ses études en français, parfait bilingue, il incarnait la Belgique unitaire. Il trouvait que cette double culture était une richesse. C’est celle de La légende d’Ulenspiegel (Charles De Coster, 1867) qui fonde la littérature belge, écrite en français sur un héros de Flandre. Après avoir tourné son premier long métrage en flamand, De man die zijn haar kort liet knippen, et malgré son succès avec des prix internationaux, André Delvaux ne trouve pas de subside en Belgique pour son second, Un soir un train, produit grâce à Mag Bodart, une maison de production située en France. Il a été malheureux du « Walen buiten » à Leuven dont on voit la pancarte d’une manifestation dans ce film par lequel il dénonce cette séparation brutale en la métaphorisant dans un couple au bord de la rupture et qui finira par la mort de l’aimée. 

Il lui a été proposé de tourner au Japon, mais il n’y a pas donné suite : « Qu’est-ce que je filmerais là-bas ? » Il tenait profondément à sa belgitude. Et Delvaux meurt (en 2002) en prononçant un discours à un colloque en Espagne sur la tristesse qu’il éprouve de voir son pays se déchirer, se diviser ; il dit son dernier mot à la tribune et tombe (sa mort est filmée !) 

Professeur de langues, il donnera en pionnier des cours sur le langage cinématographique. Enseignant à l’Athénée Fernand Blum, il fera des films avec ses élèves, sera appelé à être formateur au niveau du ministère de l’Instruction, fondera, avec Raymond Ravar, une école de cinéma, l’INSAS, où ses collègues constitueront l’équipe technique de ses films (Cloquet pour l’image et Bonfanti pour le son), et d’où sortiront des étudiants à lui comme Jean-Jacques Andrien, Jaco Van Dormael.

Pianiste, ayant même étudié la composition au Conservatoire, il accompagnera les films muets à la Cinémathèque Royale de Belgique. Ce sera son école de cinéma. Il travaillera la musique de ses films avec Frédéric Devreese, à qui il proposera des thèmes pour en tirer des variations, des titres d’œuvres dont s’inspirer ; parfois ils chercheront à quatre mains sur le piano. Chaque film aura une chanson qui racontera le film en abyme et dont il compose les paroles, comme Si la fleur de l’été

Ayant fait des études de philologie germanique, fasciné par les écrivains, dont Johan Daisne qui l’impressionne par une de ses conférences quand André était étudiant à l’ULB, et qui l’inspire pour ses deux premiers films, cités supra, il devient un maître dans l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire. Rendez-vous à Bray, d’une rare beauté, dérive d’une nouvelle de Julien Gracq. Et le prix de l’Efebo d’Oro le consacre à ce titre après Benvenuta, fondé sur La confession anonyme de Suzanne Lilar. Ce qui le motive dans le choix d’une œuvre, c’est le plaisir du texte qu’il a éprouvé dans ses pages, dont il veut donner un équivalent sur l’écran. 

Mais au 7e art, il faut passer des mots à l’image. Et là, il puise dans l’imaginaire qu’il trouve dans la tradition picturale de son pays. Les polders entre chien et loup d’Un soir un train évoquent quelque part le plat pays de Permeke, la sensibilité d’un Spilliaert, voire la luminosité d’Ensor. Dans Belle, il reproduit à la limite une gare avec une jeune fille nue à la Paul Delvaux qui baigne dans l’atmosphère de L’empire des Lumières de Magritte. Il fera un documentaire sur le peintre Dieric Bouts, enterré paraît-il à Louvain, … la ville natale du cinéaste. Cette expérience lui servira pour son dernier film, L’œuvre au noir, d’après Marguerite Yourcenar, et qui se passe dans les Pays-Bas espagnols (avec comme révolté non un homme du peuple, comme Thyl Ulenspiegel, mais un intellectuel pionnier de la liberté de penser, Zénon Ligre). Et là, ce dernier héros humaniste se trouve dans un lieu sombre avec escalier comme quelque peu le philosophe de Rembrandt ; son comparse, le chirurgien-barbier Myers, pourrait s’apparenter au chanoine van der Paele de Van Eyck ; le carrosse du début est construit d’après un dessin de Breughel, etc. Mais si la cuisine de l’enfance de Zénon rappelle plutôt un Vermeer, elle ne se réfère pas davantage à un tableau en particulier, car on ne serait plus alors dans l’intériorité du personnage principal qui n’a jamais vu ces peintres. La peinture y est transposée comme la littérature.

Agnostique, André Delvaux participe au cinéma du doute de l’après-guerre. À la fin de ses films, on ne sait pas si, dans le premier, Govert a tué la jeune fille qu’il aime ou non ; et dans les suivants, si Belle a existé ou si elle n’est que le fantasme imaginé par le poète Grégoire, lui aussi malade d’amour ; si Jacques, compositeur-pilote en 1914-1918, n’est pas venu à son rendez-vous à Bray car il serait mort en plein ciel, ou si, par son absence, il a voulu, en initiateur, ménager à son ami Julien avec une énigmatique servante, sa première nuit d’amour ; ni pourquoi Zénon recherché par l’Inquisition pour ses idées subversives ne fuit pas et revient à Bruges où il sera arrêté et condamné au bûcher. Ces fins ouvertes expriment la philosophie du sceptique qui, prêt à tout remettre en question, n’est sûr de rien.

C’est aussi pourquoi il s’inscrit dans le mouvement culturel du réalisme magique, qui cultive l’entre-deux mondes, de Kafka à Borges, où rien n’est décidable entre le réel et l’imaginaire, où le réel est celui de la vie intérieure, et où l’imaginaire semble réel et même plus que la réalité.

André Delvaux, père du cinéma belge, primé dans de nombreux festivals dont il rapporte des médailles en or, fut un ambassadeur culturel de son pays qu’il a fait rayonner dans le monde. Dans ses rapports profonds avec les arts, dont il offre une synthèse originale, il demeure le poète mémorable d’un style imagé.

Image d’Un soir, un train (André Delvaux, 1968), avec autorisation des Editions Montparnasse.

 

NB. Chaplin et les arts

cf. Adolphe Nysenholc :

André Delvaux et la musique : André Delvaux ou le réalisme magique, Collection 7e Art (Paris : Ed. Cerf, 2006), 129-156.

André Delvaux et la peinture : « L’œuvre au noir : des mots à l’image. Une transmutation », dans Marguerite Yourcenar et la peinture flamande (Musée de Flandre/Cassel, Snoeck, 2012), 97-109.

André Delvaux et la littérature : « André Delvaux, écrivain de cinéma », dans Revue Générale, n ° 11 (novembre 2006), 65-73.

 

Seuls: Un soir, un train aura lieu le jeudi 1 décembre 2022 à 20h30 au KASKcinema, Ghent. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

ARTICLE
30.11.2022
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.