Le silence du monde

De man die zijn haar kort liet knippen (André Delvaux, 1966)

Comme dans ces polyptiques qui savaient donner ou tableau une dimension temporelle et dont chaque volet entretenait avec les autres un savant jeu de renvois et de reflets, nous sommes en présence ici d’une architecture complexe où chaque élément soutient les autres et s’appuie sur eux. La jeune fille Euphrasie Veenman que le protagoniste, l’avocat Govert Miereveld, aime d’un amour impossible sous le nom de Fran, n’apparaît, par exemple, que dans la première et dans la troisième séquence centrales qui encadrent celle de l’autopsie d’un inconnu à laquelle Govert, déjà malade, est obligé d’assister contre son gré. La représentation de la mort suit celle de la beauté (la vision de Fran chantant), et précède le meurtre de la beauté, lorsque Govert, sentant l’objet de sa passion inaccessible et en même temps, dégradé, décide de la tuer. De même l’autopsie fait écho à la séance de massage chez le coiffeur, où Miereveld aime sentir le vibro-masseur, retrouve un état d’euphorie et de calme à la fois lorsque ses cheveux sont coupés court. Mais sous ce plaisir, nous sentons déjà le déséquilibre et l’inquiétude. L’allusion au grand nerf central que seul le vibromasseur peut atteindre est la première note marquante d’une obsession de plus en plus forte pour les détails physiques, qui rejoint la minutie avec laquelle il soigne sa tenue. Pendant l’autopsie où le professeur Mato lui montre que le corps peut s’ouvrir comme une boîte, l’effet du vibro-masseur ressurgit à la mémoire, comparé aux outils du médecin-légiste. A l’asile, pendant les actualités, Govert entendra parler aussi de l’effet des rayons sur le corps humain… Mais le contraste n’est pourtant pas la dominante du film ; la grisaille qui le caractérise est l’équivalent plastique de ses ambivalences. L’horreur de la mort devient une fascination ; on découvre bientôt peut-être la beauté scientifique d’un cadavre si l’on veut bien accepter la mort comme un transfert d’une forme de vie à une autre. De même le bonheur se transforme en angoisse. Le prologue, dans sa simplicité apparente – un homme sommeillant, un bruit de cloche, le cri d’un enfant qui apporte le thé – contenant déjà, sous la forme de deux plans très brefs, des indices essentiels. Un plan de fruits en train de pourrir, annonce d’autre décompositions à vernir, et celui du visage de Fran recouvert de cheveux et que Govert appelle dans son sommeil, ce même plan qui réapparaîtra au moment du meurtre et qui suffira à nous faire douter alors de la réalité même de ce que nous avons vu.

La grande force, en effet, de L’homme au crâne rasé est de restituer objectivement une expérience intérieure, de nous faire voir le monde par les yeux de Govert et de nous montrer Govert en même temps – notre sensibilité arrivant même à se confondre avec la sienne et à un tel point dans la scène de l’autopsie qu’il n’est plus besoin de montrer le personnage, ni ce qu’il contemple pour nous faire partager son désarroi : il suffira de cadrer impassiblement quelques hommes qui s’affairent au-dessus d’un cercueil et une silhouette floue, derrière eux, qui les observe. On pouvait se demander récemment à propos de Skolimowski si ce n’était pas là un des apports capitaux de Walkover. D’une manière fondamentalement différente, passive, pourrait-on dire, Delvaux participe lui aussi de cette conquête d’une nouvelle dimension, celle d’un réalisme intériorisé (l’anti-Marienbad), où pourraient se fondre deux courants du cinéma. Diaboliquement, il ne craint pas, tout en établissant ce rapport subjectif-objectif, de le contester en même temps, et de nous faire nous interroger sur le degré de réalité de ce que Govert a vécu, de son rapport avec le monde. Tout n’est-il qu’un rêve – comme nous inviterait à le penser l’image récurrent citée plus haut – tout bascule-t-il dans l’imaginaire ou retour de l’autopsie – expérience capitale et bouleversante du héros – ou bien encore au moment d’entrer dans la chambre, avant cette longue scène où la musique devient irréelle, le tempo très lent, le comportement de Govert inhabituel, restitué par un montage court, comme si c’était la projection désirée d’un autre lui-même soudain volontaire (lorsque ses amis entrent dans la pièce, on ne voit pas le corps). Et la réponse ambiguë du directeur de l’asile (« en effet »), qui l’assure que Fran est vivante après qu’il l’ait vue aux actualités, n’est-elle pas donnée pour le calmer et le décharger d’un poids ? Le moindre mérite de L’homme au crâne casé n’est pas de nous faire insensiblement perdre le pied, de nous plonger dans un doute méthodique sur des faits on ne peut plus clairement présentés. Le recul vis-à-vis de lui-même qu’avoue pratiquer le personnage, le fait de se regarder vivre de l’extérieur, est la démarche même qu’adopte le film, forçant le spectateur à juger et à participer. Mais Govert invite Delvaux à un d’écrou supplémentaire : il peut voir la vérité en double en triple, alors il est un autre, alors « je suis un autre ». Sur cette affirmation rimbaldienne le film peut s’achever paradoxalement dans l’humilité de l’anonymat. Govert taille le bois, le fait devenir tabouret, retourne, toute passion vécue, à son personnage médiocre et soumis du premier plan, non sans que Delvaux retrouve, pour évoquer sa solitude, la contemplation sereine d’un Mizoguchi devant le potier des Contes

Ce que recherche Miereveld et qui s’incarne en Fran est une sorte d’absolu. La beauté de Fran, son existence ne sont peut-être que les produits de l’imagination de Miereveld, mais qu’importe… D’une telle œuvre, on ne peut dire que sous son aspect réaliste elle est profondément romantique, que chaque détail appelle une signification qui le dépasse, au sens où Saint-Pol Roux disait que « le monde physique est un vase rempli de métaphysique ». Ainsi la « Ballade de la Vie Véritable », créée par André Delvaux, que chante Fran, vue de loin, comme inaccessible, lors de la remise des prix : 

« Sur l’Escaut, trois rois se sont
[embarqués pour moi,

Firent naufrage pour moi,
Deux furent emportés,
Pourquoi la vie,
Vers les nuages, vers la mer ?
Le troisième échoué m’attend à la
[marée. »

Cette ballade, donc, trouve un prolongement troublant dans la chambre d’hôtel, lorsque Fran montre à Govert trois objets, un Sceptre (le cadeau remis au professeur Brantink), un revolver, un livre, trois témoignages d’hommes qui l’aimèrent, Brantink, son premier amant, son père mort depuis six mois (on vient peut-être d’en faire l’autopsie), Govert enfin, tous trois ses victimes. Fran, ange et démon, est une nouvelle incarnation de la femme fatale. Je n’en veux pour preuve que la référence explicite à L’ange bleu (le thème lui-même, certains moment : Govert se rendant dans la salle de classe, par exemple). L’aspiration enfiévrée vers l’inaccessible, l’insatisfaction fondamentale même si les désirs sont comblés, l’identification de la beauté avec l’épouvante menaçant à chaque instant de nous détruire, sont des fils qui nous permettent de relier l’œuvre de Delvaux à une longue tradition. Il n’est pas jusqu’à la représentation physique des personnages qui ne concoure à cette symbolique. En face de l’absolu, de la féminité radieuse et lointaine de Fran, le petit homme de Delvaux, isolé, gauche, impersonnel, passif, est comme l’incarnation et l’anonymat. Dans les lieux déserts de son univers peuplé de longs silences, le poids d’ennui qu’il déplace avec lui permet de libérer toutes les chimères de l’imagination.

On dira aussi du film de Delvaux, professeur à l’école du cinéma de Bruxelles, pianiste jadis à la Cinémathèque, philologue, qu’il est non seulement métaphysique mais littéraire. Il ne me déplaît pas que ces deux adjectifs parfois choisis pour désigner le coup de maître d’un cinéaste de quarante ans aient souvent été utilisés pour qualifier les peintures d’un artiste avec qui il entretient des rapports évident ; je veux parler de Magritte. Dans l’entretien singulièrement lucide et intelligent qu’il a accordé aux « Cahiers du Cinéma » (n° 180), Delvaux a reconnu cette parenté. Il avoue par ailleurs avoir « vécu » le monde de ce peintre. La précision minutieuse de la description (que servent une photographie nuancée à l’extrême et une bande-son d’un réalisme inhabituel) doit nous conduire lentement vers un sentiment de malaise et d’étrangeté. L’inattendu jaillit soudain dans ce personnage d’imprésario au crâne rasé (serait-ce lui, aussi ?), au regard fixe et inquiétant, qui accompagne Fran. L’irruption permanente du mystère dans le quotidien, la fusion de l’abstrait et du concret, du rationnel et de l’irrationnel, ce point à mi-chemin de l’expérience sensorielle et de la pensée abstraite où s’annulent les contradictions, sont aussi les constantes de l’univers magrittien. « Il y fallait cet œil mi-fermé mi-ouvert, le sien qui, en toute acuité fonctionnelle, traque pour se régler sur lui l’instant précis où la représentation onirique bascule dans l’état de veille, où la perception éveillée chavire aux portes du sommeil, elle aussi » (André Breton). Pensons plus précisément à deux tableaux : Le dormeur téméraire (1930), et Le cap des tempêtes (1951). Dans le premier, un homme au crâne rasé, endormi dans un cercueil et enveloppé dans une couverture rouge domine divers objets : une bougie, un miroir, un oiseau, un chapeau, une pomme, un nœud de ruban. Dans le second, l’homme, dans la même position, est dominé cette fois par un énorme rocher. Le même lien profond et menaçant entre l’être et les objets, le même pouvoir du rêve sont présents dans le film, le monde extérieur n’étant peut-être que le prolongement de ce qui se passe dans notre tête. C’est de l’œuvre de Chirico que Magritte disait : « Il s’agit d’une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entent le silence du monde ».

Image de De man die zijn haar kort liet knippen [L'homme au crâne rasé] (André Delvaux, 1966)

 

Ce texte a paru dans Positif, no. 82, 1967.

Un grand merci à Michel Ciment.

 

Seuls: Un soir, un train aura lieu le jeudi 1 décembre 2022 à 20h30 au KASKcinema, Ghent. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

ARTICLE
16.11.2022
FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.