Un ruban de rêves

Traduit par Nefertari Vanden Bulcke

La grandeur comme source de joie, voilà la marque de fabrique des productions hollywoodiennes. On n’a pas hésité à nous réprimander pour notre amour du superlatif « colossal ».

Qu’est-ce qui a changé ? Certainement pas Hollywood.

La taille et la grandeur des choses provoquent toujours notre enthousiasme. Que sont, d’ailleurs, les nouveaux écrans, sinon un paroxysme de cette excitation ?

Ceux qui se moquaient de nous, se précipitent aujourd’hui pour nous rejoindre dans la folie.

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Quelle fut la réaction – peut-on la qualifier de raisonnable ? – quand ce monstre (la plus grande erreur produite par Frankenstein) sortit tout fièrement des laboratoires du sud de la Californie ? Au lieu de l’attaquer à l’aide de fourches, les cinéphiles du monde entier décidèrent de l’embrasser fougueusement. Aucune forme n’est trop folle, aucune taille n’est trop paranoïaque. Dans le procédé le plus en vogue, l’image est floue, les mouvements de caméra strictement limités ; un montage réussi est ainsi rendu impossible. Le cadre qui, ainsi qu’une frise, englobe superficiellement l’action, n’est pas adapté à la forme humaine, parce qu’il la coupe juste au-dessus des chevilles et en-dessous des hanches. Par conséquent, les acteurs sont obligés de jouer leurs scènes comme des marionnettes. Toutefois, cet « écran géant » se prête parfaitement au plan d’un cortège, ou d’un serpent allongé.

Les proportions bizarres des écrans découlent aussi du fait que dans certains grands cinémas, les balcons surplombent la salle, empêchant les spectateurs installés au fond de la salle d’avoir une bonne vue. Le but étant, évidemment, de décourager ces spectateurs d’acheter des places bon marché. Il faut savoir que ces balcons sont plutôt rares et typiquement américains. Pourtant, il s’avère que c’est ici, en Europe, que le nouveau système a le plus de succès.

D’autres procédés vont encore plus loin. Beaucoup d’écrans sont plus grands : observez leur son, il est plus fort, comme une explosion de panique. Tous ces nouveaux procédés expriment une même peur : la perte de confiance dans le cinéma. Il s’agit d’une tentative désespérée de séduire le public en le submergeant d’inventions techniques.

Inutile d’expliquer en détail pourquoi l’amplification de l’écran n’augmente pas mais diminue, au contraire, les possibilités d’expression. Tout cinéaste actif nous le confirmera : les cris et les hurlements ne produisent que peu d’effets. Même l’acteur le plus exubérant refusera de jouer une pièce entière en hurlant tout le temps. À un certain moment, l’exagération commence à ennuyer. Se retrouver à côté de la sirène de l’Île de France est une expérience absolument magnifique, mais elle ne supporte pas la répétition. Après avoir éprouvé le plaisir passager du choc physique, l’ampleur de la sensation se borne à l’accoutumance. Une fois l’expérience vécue, nous sommes moins touchés par plus d’outrances. Nous nous endormons doucement.

Un film est bon si la caméra est un œil dans la tête d’un poète. Les distributeurs, évidemment, sont tous convaincus que les poètes sont incapables de vendre des sièges. Ils ne comprennent pas d’où vient le véritable langage du cinéma.

Sans poètes, le vocabulaire du cinéma serait trop pauvre pour attirer le public. L’équivalent d’un bredouillement enfantin ne permettrait pas de vendre plus de places. Si le cinéma n’avait pas été influencé par la poésie, il serait resté une simple curiosité mécanique, occasionnellement exposée telle une baleine empaillée.

Tout ce qui est vivant, et, par conséquent, tout ce qui se vend, découle de la capacité de la caméra à voir les choses. Elle ne voit pas à la place de l’artiste, elle voit avec lui. La caméra, à ces moments, est beaucoup plus qu’un appareil qui permet d’enregistrer ; elle devient un moyen qui nous transmet des messages venant d’un autre monde, en nous dévoilant le grand secret. Ici commence la magie. Mais le charme ne fonctionne que si l’œil de la caméra est humain. Cet œil doit correspondre à l’œil humain.

L’homme est créé à l’image de Dieu. Afin d’élargir cette image, il ne faut pas la glorifier, mais la déformer. C’est une sorte de blague, mais on ne badine pas avec Dieu. Ce n’est pas uniquement une question de religion, mais aussi d’esthétique.

Un film est un ruban de rêves.

Il nous arrive parfois de rêver en couleurs, parfois en noir et blanc. Mais jamais nous ne rêvons en CinemaScope. On ne se réveille jamais d’un cauchemar en hurlant parce qu’il se déroulait en VistaVision.

Nos fantaisies ne sont pas plus érotiques en Cinerama, et les saints n’ont pas de visions en Cinemiracle.

Où chercher la cause de la crise dans le monde du cinéma ?

Chez nous, les créateurs de films. Ce n’est pas que nous produisions délibérément des mauvais films. Mais toujours est-il que nous acceptons les dimensions que les producteurs nous imposent. Pourquoi ? Pourquoi permettre à des écrans géants de remplacer et de chasser les derniers normaux ?

On a découvert que l’élargissement de l’image, au lieu d’enrichir la forme ou le contenu, fait du tort aux films. Ne faisons-nous pas non plus du tort à nous-mêmes en abandonnant le seul moyen qui nous permettait encore de parler d’art ?

À quoi renvoyons-nous exactement quand nous parlons de l’avancée mondiale des cinémas ? L’obsession inévitable des statistiques ? Un individu assis dans une chaise et une salle. En le multipliant par quelques millions, on obtient toujours le même spectateur, mais au pluriel. Inconscient de son importance statistique, ses rêves gardent leurs dimensions humaines. Aucun écran géant ne fera de lui un homme géant. Il n’est pas un géant, il est seulement nombreux.

Mais déjà il est moins que cela ; chaque jour, il rapetisse.

Peut-on prétendre que c’est un hasard que le public diminue, en même temps qu’on détruit l’importance de l’artiste ? Les écrans géants sont-ils un symptôme ou une cause ?

Avouons joyeusement que le cirque aura toujours sa place. Mais soyons aussi conscients que les clowneries qu’on veut nous infliger, feront partie intégrante de ce cirque. Quel désir pervers, morbide nous inspire finalement le cinéma mondial à une époque de salles de cinéma à bas prix ?

Orson Welles écrivit ce texte, publié originalement dans International Film Annual, suite à la controverse autour du format d’image de son film Touch of Evil (1958). Welles ressentait une méfiance envers les formats larges comme Cinemascope et VistaVision, et préférait travailler avec le format classique (1.33). La réalisation de Touch of Evil fut un véritable cauchemar pour lui. Après le premier montage, réalisé sous sa direction, Universal s’immisça et décida qu’il fallait tourner des scènes supplémentaires, afin de clarifier l’intrigue. Finalement, Welles marqua son désaccord. Après avoir vu la nouvelle version du film, Welles écrivit un document de 58 pages, adressé au chef de studio d’Universal, dans lequel il expliquait son analyse. Ses notes et remarques furent majoritairement négligées, et le film fut réduit à 93 minutes. En 1998, le monteur Walter Murch refit le montage à l’aide des notes de Welles. Pour ce faire, il travailla avec le critique Jonathan Rosenbaum, le restaurateur Bob O’Neil et le producteur Rick Schmidlin. Le nouveau film fut allongé de 15 minutes, et fut l’objet d’une distribution limitée aux États-Unis. [Gerard-Jan Claes]

ARTICLE
20.07.2016
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.