11 questions pour Alain Cavalier
Dans son cinéma, Alain Cavalier a évolué du film à la vidéo, de metteur en scène à cinéaste, puis enfin filmeur – une vocation qui porte également le titre de son film de 2005.
Après des débuts dans l’industrie, sa phase de cinéaste s’est nourrie des libertés de production se démarquant la Nouvelle Vague, avec des équipes plutôt réduites et un recours à des acteurs non-professionnels pour co-écrire les scénarios et y intégrer leurs propres expériences. De cette phase date Le plein de super (1976) : un film d’une honnêteté troublante dans lequel quatre hommes forment une bande par hasard, tels des gamins des rues, et se lancent dans diverses missions, qu’elles soient personnelles ou professionnelles. Leurs personnages richement dessinés et leurs affrontements avec les femmes de leur vie en font une œuvre qui a mieux résisté à l’épreuve du temps que d’autres films qui tentaient de suivre les modes esthétiques ou politiques de l’époque. Je ne me souviens pas d’avoir vu un homme bisexuel représenté de manière aussi authentique et sans fioritures.
Libera me (1993), qui clôture cette phase, est un film sans dialogues qui se déroule dans un pays sans nom en proie à une régime totalitaire. L’action a lieu dans un espace indéterminé, délimité par quelques accessoires et un éclairage soigné. À travers une galerie de visages, souvent photographiés en gros plan, nous voyons le quotidien continuer malgré et en résistance aux forces de la violence. Il y a une touche Bressonienne dans les fragments et les ellipses narratives accompagnée d’une qualité immersive de style ASMR sans que l’ensemble s’égare dans l’abstraction.
La troisième phase de son cinéma est marquée par La rencontre (1996), un film Hi8 avec des voix mais sans visages (en soi, un complément fascinant aux visages muets qui l’avaient précédé). Ici, Cavalier s’engage dans une approche qui élimine toute séparation entre le filmeur et le point de vue de la caméra : un cinéma profondément intime, confessionnel et révérencieux qui s’étend désormais sur trente ans, le cinéaste continuant de réaliser de nouvelles œuvres ancrées dans ce style au cours de sa dixième décennie. De tels films sont drôles et immédiats, mais aussi étudiés et virtuoses. Le paradis (2014), par exemple, est une rêverie psycho-mythologique sur l’histoire de l’humanité qui se termine par une longue scène de sexe entre un robot jouet et un canard jouet.
Pour coïncider avec une nouvelle restauration de Libera me, nous avons organisé une projection à Glasgow dans le cadre de l’Inclinations Film Club. Trente ans après sa sortie, il s’agissait de la première écossaise du film, qui a débarqué comme un ovni.
Pour le public d’Inclinations et les lecteurs de Sabzian, Alain Cavalier a eu la gentillesse de répondre par écrit à quelques questions.
1 : Cette année marque le trentième anniversaire de la sortie de Libera me (1993). Qu’est-ce que cela vous a fait de revoir ce film ?
Alain Cavalier : À la fin du film, des jeunes gens essaient de stopper l’escalade des crimes par une mise à mort symbolique…Aujourd’hui comme hier, ça n’a pas été perçu et c’est sans doute de ma faute.
2 : Il n’y a ni rues ni arbres dans le film, pourtant on ne ressent pas leur absence. Comme beaucoup des films datant de votre période indépendante (qui est toujours en cours !), vous montrez le travail des mains, des visages, du quotidien. Cependant vos films sont concentrés entièrement sur l’action, même si les mythologies personnelles s’expriment dans des rituels et que les mots ne s’immiscent pas. Et, tout en restant très proche des personnes et des objets, l’effet n’est pas hermétique. Cela respire. Comment avez-vous réussi cet équilibre ?
Le principe est de faire le plus avec le moins. Des visages que j’aime filmer. Des métiers manuels. Des soldats en armes contre des résistants qui s’arment. Des gestes d’amour. Des moments de la vie où on ne se parle pas.
3 : Libera me m’a aussi rappelé Le Plein de super, où vous montrez les envies et les frustrations des quatre personnages masculins. Il ne s’agit peut-être pas d’une « masse », plutôt d’une « bande », mais le sens collectif est néanmoins fort et rare à voir. Dans Libera me, vous dressez un vaste panorama de la société : environ 80 personnes apparaissent à l’écran.
Les différences entre les hommes disparaissent quand ils sont unis dans la lutte pour la liberté, avec tous ses risques.
4 : Libera me est un film sur l’oppression et la liberté. Vous avez parlé de vos souvenirs de l’Occupation. A l’époque je me trouvais dans mon pays natal, la Yougoslavie, donc ce que vous montrez dans le film me rappelle des souvenirs aussi. De quelle manière des évènements historiques récents, tels les gilets jaunes ou la guerre en Ukraine, parlent au film, selon vous ?
Résister, c’est dire « non ». Le Yougoslave Tito a dit « non » à Hitler, à Staline, à l’Amérique. Mais, hélas, pas au parti unique. « Les gilets jaunes » est une protestation sans arme et sans l’organisation d’un parti. La guerre en Ukraine, c’est : « J’ai un meilleur fusil que toi et tu la fermes. »
5 : En 1993 vous avez écrit : « Je pensais sans cesse à un homme qui avait attendu l’appel pendant des heures, debout avec des milliers d’autres sur la place centrale d’un camp. Il racontait que jamais le cinéma ne pourrait rendre ce silence spécial d’une foule qui n’était pas en bon état physique, un silence qui faisait vraiment mal, un silence psychique, il ne savait pas comment l’appeler. C’est sur le seuil de ce silence-là que le film s’est fait. » C’est aussi ce silence qui est au cœur de toute résistance. Il y a maintenant une guerre en cours sur ce silence, plus brutale qu’il y a 30 ans.
Pour moi, le silence ?..Un homme seul qui regarde en lui. Ensuite, autour de lui…Sans aucun des objets inventés pour communiquer avec les autres.
6 : Thierry Labelle, qui a joué dans Libera me, a aussi participé à votre dernier film L’amitié (2022). Comment cela a été de travailler avec lui d’une manière différente, plus ouverte ?
Plaisir de filmer un ami à 25 ans et à 55 ans. Une fois dans un rôle. Une fois lui-même, chez lui. Avec son grand rire.
7 : J’ai récemment regardé un certain nombre de vos films des trois dernières décennies. Quelle expérience rafraîchissante ! De nos jours, un grand nombre de cinéastes (de Pedro Costa à Julia Ducournau en passant par Martin Scorsese) sont obsédées par la domination de l’image (éclairage excessif du cadre en post-production, avec des images de synthèse etc.) et le son (avec des pistes sans fin et des réenregistrements). Au regard de cela, je ne peux m’empêcher de repenser à la phrase de Hamlet, « Tel est pris qui croyait prendre ! » Avec vous il y a de l’humour, de la respiration, du chaos soufflant dans le vent. C’est ce que Bresson a dit, bon Dieu : c’est du travail manuel ! C’est aussi une éthique de l’observation, de caresser avec son regard.
Il y a longtemps, j’ai filmé des comédiens donnant la mort, la reçevant ou faisant l’amour. Aujourd’hui, je suis encore stupéfait de m’être livré à ces artifices. Mais comment filmer le sexe et le pouvoir pratiquement encore interdits à la caméra ? Il ne nous reste que les miettes. Encore une fois, faire le plus avec le moins. Ça aiguise le partage du filmeur avec le filmé. Un peu de simplicité, d’humour, de justesse…
8 : Pouvez-vous parler des mythologies personnelles dans ces films : la totémisation des objets, les rituels, les petits monuments (comme celui du paon naissant dans Le paradis) ?
Sept années de pensionnat religieux. La cérémonie de l’hostie transformée en corps du Christ et avalée. Apprendre à lire dans le texte les Évangiles et l’Odyssée. Un stock d’images et d’émotions qui nourrit mes films sans que je le sache. Un goût de la célébration de toute forme de vie.
9 : Vous écrivez et vous tournez tous les jours. Quelle est la relation entre les deux ?
J’écris chaque jour ce que je ne peux filmer et ça fait beaucoup.
10 : Après six décennies de tournage, pouvez-vous dire ce que représente une image, pour vous ?
À la vue d’une action humaine qui me traverse, pouvoir sortir ma caméra de son sac, avoir la chance d’être bien placé pour que la grâce cinématographique habite le plan.
11 : Quels nouveaux films vous ont plu au cours de ces dernières années ?
Cette grâce, dont je parle plus haut, ne peut descendre, pour moi, sur les films faits avec scénario et acteurs.
Images de Libera me (Alain Cavalier, 1993)