Passage : Patrick Holzapfel
« Le film est resté unique ; le fait qu’il semble si audacieux contrarie l’histoire du cinéma. »1
J’ai choisi une phrase du livre de Helmut Färber à propos de A Corner in Wheat de D. W. Griffith, mais j’aurais pu choisir le livre entier. Färber n'est pas quelqu’un que l’on cite, il faut le lire.
Si j’ai choisi cette phrase, c’est parce qu’elle s’applique non seulement au film de Griffith, mais aussi à Färber lui-même. Alors que le cinéma et ce que l’on écrit de nos jours à son sujet m’apparaissent d’habitude comme une zone de flou exagéré, Färber me rappelle dans chacun de ses textes qu’il y a une réalité sobre derrière les images, les sons et les mots, tous ayant à voir avec le travail et le fait d’être humain.
La structure du livre de Färber (l’un de trois ouvrages connexes, les deux autres traitant des 47 premiers plans de Sōshun de Yasujirō Ozu et de la Partie de campagne de Jean Renoir) décrit sa méthode et sa philosophie. Il y a tout d’abord une analyse de chaque plan, décrivant en détails ce que l’on y voit et entend. S’ensuit une analyse critique du film qui en révèle le fonctionnement et le situe dans l'histoire du cinéma. Le film n’est donc pas simplement compris comme une narration audiovisuelle dans laquelle interviennent quelques émotions ; il devient un édifice architectonique, et Färber le déconstruit brique par brique pour révéler pourquoi il tient debout.
Cette partie est accompagnée d'une collection extrêmement riche de notes de bas de page, sorte de réponse sérieuse au Hinkmars von Repkow Noten ohne Text [Notes sans texte] de Gottlieb Wilhelm Rabener. C’est dans les notes de bas de page de Färber puis finalement dans son vaste appendice que j’ai découvert que chaque mot que j’emploie ouvrait des centaines d'associations possibles. On peut toujours penser plus loin, toujours être plus précis. Il s’agit ici de modestie. Loin de juger quelque chose pour ensuite trouver des arguments expliquant pourquoi il se sent de telle façon, Färber ne se permet pas de donner un avis avant d'avoir tout vu, tout pensé. Son travail est luxueux mais c'est un vrai travail. Regarder vraiment un film, c'est du travail.
Habile imprimeur, Färber autoédite également ses livres. Tout est fait avec soin. J’ai toujours un peu honte en lisant ses textes car même si j’aspire à prendre les films aussi sérieusement que Färber, je finis par me prendre moi, et mes propres sentiments envers les films, plus au sérieux. J’ai tendance à écrire de mémoire au lieu de voir et revoir les films. J’ai tendance à ne prêter attention qu'aux éléments d'un plan qui me parlent au lieu de considérer ceux qui m’échappent. J’ai tendance à être négligent au lieu d'être minutieux. J’ai tendance à voir le film suivant avant d’avoir compris le précédent. J’ai tendance à écrire pour oublier mes sentiments à l’égard du film, au lieu d’essayer de les saisir.
À mon avis, il y a trop de penseurs du cinéma qui tirent profit de la quantité de films qu’ils ont vus et trop peu de penseurs du cinéma qui, comme Färber, vivent de la façon dont ils voient un seul film. Färber reste unique ; le fait qu’il semble si audacieux contrarie l’histoire du cinéma.
- 1Citation originale : « Der Film ist einzeln geblieben; dass er so kühn erscheint, spricht gegen die Filmgeschichte. »
Image d’A Corner in Wheat (D.W. Griffith, 1909)