Certains démons
Kelly Reichardt et Certaines femmes
Il y a comme un voleur en nous, une présence dans la nuit. Nous ne pouvons en parler.
Valère Novarina
Avec Certaines femmes (Certain Women, 2016) Kelly Reichardt poursuit la description commencée avec Wendy et Lucy (2008), premier film que j’ai vu d’elle au festival de Thessalonique. J’avais été bouleversée par Wendy (young Michelle Williams) et par Lucy, sa chienne, toutes deux en route, fuyant son pays dévasté par l’ouragan. Première étreinte, peur qu’il leur arrive quelque chose d’irréparable, qu’elles se perdent. Kelly Reichardt met en scène, ajustée à la durée de ses films, l’appréhension de la perte (de la déception à la disparition) en l’anticipant. C’est un des rets tendus par ses récits, l’anticipation assourdit le drame et le rend muet. L’exode de Wendy et Lucy n’était pas une dérive, elles circulaient d’un enclos à l’autre. Voiture, prison, SPA, jusqu’à la prairie, l’enclos final où elles se font des adieux poignants. Pour continuer son voyage, Wendy devait lui trouver un autre maître. Ne plus se voir n’est pas se perdre mais c’est une douleur. Wendy décide d’un meilleur sort. Pour elles deux. Les films de Reichardt avancent jusqu’à un point où il n’y a plus rien à perdre. Certaines femmes commence là où finit Wendy et Lucy, avec un train de marchandises, semblable à celui où Wendy avait grimpé il y a dix ans. Le générique de Certaines femmes s’inscrit aux quatre coins d’un plan fixe en légère plongée qui enregistre la traversée d’un grand paysage en friche bordé de montagnes par un interminable train de marchandises qui surgit aux heures grises de l’aube, depuis la toute profondeur du champ, phares rouges allumés, dont la sirène résonne, envahit fortement tout le champ à mesure qu’il approche et dont la marche saccadée reste audible pendant les plans suivants, des vues sur les toits plats de la ville, puis revient marteler de loin les scènes en ville du film.
Chez Reichardt, les actrices, jamais statiques, électrisent les cadres comme les trains électrifient le paysage. C’est une cinéaste qui raconte les trajets comme inévitables. Qui happent les personnages. À travers le trajet physique et anxieux, pas seulement mais singulièrement de femmes, elle élabore sa prose, fouettée par l’air, son « lieu descriptif1 », où la durée et le mouvement sont favorables à la remontée de trésors expressifs sur la peau, dans la démarche et le regard des actrices. Laura (Laura Dern, fordienne !), Gina (Michelle Williams, forever), Lily Gladstone en cowgirl sans nom (être éperdue d’amour rend anonyme, cf. Joan Fontaine dans Rebecca), et Beth (Kristen Stewart, griffithienne !), les quatre héroïnes de Certaines femmes ont ce don de stopper l’ordinaire de la vie en société par un regard qui augure d’autre chose « de présent, d’absent et de furtif » en soi, comme si elles portaient « la marque de l’inconnu », comme si elles étaient chacune « partie de toutes les bêtes, le seul animal qui ne s’appartienne pas2 ».
Elles ne sont pas pour autant « lettres closes ». On a accès à leurs gestes, à leurs déplacements. Au volant, à pied, à cheval, dans des situations ordinaires, multipliables. Et sans un commentaire. En amont du montage (la cinéaste monte seule ses films), le découpage nous informe, il nous dit tout, et ce qu’il nous dit est bouleversant. Les personnages non plus ne commentent pas. Le regard et l’écoute du spectateur sont le seul guide. Même si intrinsèque au cinéma, le silence n’y est jamais ordinaire. Parfois un effet, parfois spectaculaire (l’escalier descendu par la caméra seule dans Frenzy). Le silence des personnages de Reichardt semble venir de loin, le peu qu’elles parlent, plutôt que parler elles réagissent, est un accès direct à l’idée qu’ils incarnent, et à leur peau. Une sorte de silence lointain. Reichardt a le don de faire remonter la profondeur à la surface. Laura et les autres appréhendent un monde qui paraît souvent éteint, resté dans la nuit, et aussi sa mise à distance. Kelly Reichardt fait du tout-venant une confrontation, même lors de minuscules trajets imposés, entre le bureau, le supermarché et le lit. Les personnages vont au-devant de ce qui peut les perdre, comme si elles entreprenaient, à chaque pas, l’aventure de leur vie – ce qui est le cas dans La Dernière Piste (Meek’s Cutoff, 2010). Les personnages sont des entités, pas des identités, ni des destins. Ils n’ont pas l’air provisoires, comme les acteurs de théâtre. Certaines femmes se termine comme Wendy et Lucy. Beth qui roule quatre heures depuis Livingston pour venir donner des cours du soir et la cowgirl qui y assiste parce qu’elle a aperçu des gens s’y rendre ne se verront ni ne s’approcheront plus, chacune solitaire, séparée du sort de l’autre. La jeune cowgirl est une spectatrice amoureuse qui guette, et c’est la seule dont on voit ce qu’elle regarde, même la télévision. À travers la douleur exquise et addictive, le regard alangui et la voix grave de celle qui désire ce qu’elle n’obtiendra pas, Beth à embrasser.
Selon l’adage biettien, dans les films de Reichardt « les choses montrées sont naturelles », « pas les plans3 ». Certaines femmes distingue avec subtilité les trajets décidés et ceux qui sont forcés, organisés par les autres – disons-le, par les hommes. Cadrer est la grande aventure, elle évite tout discours. Le découpage est un squelette qui s’incarne avec l’air et la lumière, avec la présence remuée des acteurs – les intérieurs sont traversés de fenêtres, de pare-brise, de vitres qui informent et ouvrent l’espace à la lumière, à l’air et au mouvement extérieurs, au temps qu’il fait. La caméra de Kelly Reichardt accompagne les personnages d’une pensée qui jamais ne les abandonne, celle d’une existence projetée, d’une amélioration décidée de leur vie. Il y a une force politique dans cette distinction. Comme dans le titre du film. Pas la foule des femmes (Alexandre dans La Maman et la Putain), ni la ni une femme, capitale, héroïque, pathétique, brisée, sainte, folle, mais certaines femmes. Titre qui invalide les échos sexistes, depuis l’ancestrale condescendance masculine jusqu’à la brutalité d’aujourd’hui, qui va de pair avec la violence de l’inertie sociale ordinaire, à propos de prétendues différences entre les femmes et les hommes (il y en a de réelles) généralement énoncées par ces derniers. Ceux qui jouissent du pouvoir campent sur leur position, ne bougent pas d’un centimètre. Ils ne se mêlent pas aux transports des autres, ne s’adressent pas à eux. La sale histoire paradoxale des hommes de pouvoir qui ne peuvent pas s’en décrocher : ils rejettent le récit de l’autre. Victimes de leur addiction au jeu de l’arbitraire, « toi oui, toi non », comme le physionomiste qui repère à l’entrée du casino, ils s’appartiennent, exclusivement. La force du metteur en scène, de celui qui invente, de Kelly Reichardt, c’est que les autres, les acteurs, sont ses démons. Ses génies, ses esprits. Elle leur donne le champ libre, ce sont eux qui racontent leur présence. À l’exception de la cowgirl, ce qu’ils voient on ne le sait pas. C’est devant eux, pas devant nous. Les actrices et les animaux domestiques (Kelly a un bestiaire sur lequel règne Lucy à qui Certaines femmes est dédié) posent le regard devant eux. Un regard qui déchiffre. Qui ne contemple pas, ni ne scrute. Ce qu’elles quittent, elles ne le regardent pas. Ni la cinéaste qui ne renseigne pas à propos de ce qui précède l’apparition des personnages. Comme si elle les perdrait en lançant un regard en arrière. Reichardt propose une voie directe à chacune. Par une question, de lumière : d’où, depuis quelle luminosité resurgie, quel battement de coeur, quelle histoire obscure, prenons-nous vie ? Wendy, Laura, Gina, Beth, la cowgirl ont fermé la porte, elles mêmes, avant le film. Question proche, de celle que soulève un rai de lumière silencieux qui passe sous une porte, posé au sol sans rien éclairer de l’obscurité du palier. D’où vient-elle ? Du chevet d’un malade, d’une liseuse, d’un feu de cheminée, d’une table d’écrivain. Ou quelqu’un a-t-il oublié d’éteindre. S’est endormi, est sorti en voulant faire croire à sa présence. La chose est sûre, personne qui regarde à sa fenêtre, la nuit il faut éteindre dedans pour voir dehors. En tout cas, il ou elle nous a laissés sur le seuil de sa chambre, porte close.
Seules, sans famille, sans religion, les quatre travaillent. Laura et Beth sont avocates, Gina dirige une mystérieuse entreprise, la cowgirl s’occupe des chevaux dans un ranch inhabité où elle vit. Elles conduisent. Toutes sauf Gina, au centre du film, la plus seule, qu’on ne voit pas à son travail, qui a une fille adolescente, qui se fait conduire par Ryan, son compagnon (James LeGros de Drugstore Cowboy), et qui veut s’installer dans une clairière, y bâtir sa maison. Personne d’autre que Kelly ne la regarde vraiment. Gina a la particularité d’entrer, de traverser, et de quitter le cadre à tout bout de champ. Elle n’est pas au volant, elle peut ouvrir la portière quand elle veut, sortir de la voiture, et aller remettre la clôture en place, regarder dehors par la fenêtre du passager. Reichardt insiste sur le visage de la passagère caressé par le reflet des arbres qu’elle regarde à travers la vitre. Gina a le regard tourné vers les bas-côtés de la route, au-delà du cadre. On voit à l’arrière-plan défiler le paysage de l’autre côté de la route, par la fenêtre arrière, ce à quoi elle tourne le dos. Quelque chose de muet se décide. Certaines femmes pose une autre question, par nature irrésolue, qui appartient aux antichambres du cinéma. Formulée par Jean-Noël Picq, contre ces voix sourdes d’aujourd’hui évoquées plus haut, dans Le Jardin des délices de Jean Eustache (décidément) : « Est-ce qu’une femme se sent vraiment femme, est-ce qu’elle peut dire où elle l’est, en quoi ? » Chez Reichardt, chaque femme, presque à chaque instant, pourrait dire : « Je me sens décalée, mais je continue. » Pas meilleure, mais ailleurs. Sans être des sorcières ou autres fantasmes, elles sont filmées avec la nature, avec le travail, avec leurs animaux, leurs esprits familiers qui incarnent leur indépendance, et aussi une dédramatisation de leur vie.
Quand, dans le premier épisode, Laura regarde en passant par le hall d’un centre commercial des enfants blancs, coiffés de plumes, se livrer à des simulacres de danses supposées indiennes, sous le regard attendri d’adultes qui les entourent, on voit ce décalage, parfois comique, qui la caractérise, son regard inquiété d’un effroi constitutif mais qui ne se détourne jamais, même face à ce qui est moche, comme cette mise à mort visuelle du folklore des Indiens, la familiarité hystérique de ceux qui, encore une fois, s’appartiennent. Le fait est que Laura, comme Gina une demi-heure plus tard, est très mal entourée. Au lit par un amant ingrat, Ryan, le compagnon de Gina, harcelée jusque tard dans la nuit et à son bureau par Fuller (Jared Harris de Dead Man), un de ses clients pour qui les lois ne peuvent plus rien, humiliée par un flic (John Getz de Blood Simple) qui l’envoie en première ligne lors de la prise d’otage de Fuller, prise de haut par un avocat, « un homme expérimenté », dit-elle. Fuller, rendu fou de malheur et d’injustice, a perdu une vision claire. Il est en train de perdre sa femme, aussi, qui ne veut plus de lui à la maison. Laura lui conseille d’aller en bibliothèque : « Je ne peux pas lire, les lignes ondulent. » Quand elle lui donne l’adresse de l’avocat en question, un insert sur le morceau de papier qu’il regarde entre ses doigts suffit à constater les ondulations de sa vue. C’est son invalidité à déchiffrer qui lui fait perdre tout contrôle. Il s’immisce dans la voiture de Laura, lui impose ses sanglots, la menace de mitrailler tout le monde, prend Amituana (Joshua T. Fonokalafi), un colossal gardien d’immeuble, en otage, dramatise à l’extrême sa situation jusqu’à la rendre invivable. Laura, comme Gina, n’a de rapport qu’aux hommes, en l’occurrence à la menace. Outre son regard communément anxieux, ses pulls roses, sa disposition à se faire embarquer, ses cheveux lâchés, le même geste intime la caractérise : au début du film, avant qu’on entende le son de sa voix, et comme pour Gina, on découvre d’abord sa peau. Le film commence sur elle et lui qui se rhabillent chacun dans une pièce, elle sur le lit, lui dans la salle de bains, séparés par un pan de mur sombre. À chacun son vestiaire. Assise dans le lit, en soutiengorge de dentelle rose, elle sourit à Ryan, qui termine de s’habiller en contrechamp, et de la pointe du pied déjà en chaussette, elle lui caresse le dos et la nuque. Plus tard, un plan fixe la montre chez elle, allongée dans la pénombre sur un canapé devant la télé, pas de contrechamp visuel mais on entend le programme qui évoque les réunions de femmes au xxe siècle qui peignaient des assiettes en porcelaine. Le temps d’imaginer sa fatigue, on passe à un autre plan fixe sur son pied nu qui caresse le dos de son chien couché à l’autre bout du canapé. Dans les deux cas, l’un et l’autre sont dans le même espace, mais pas dans le même plan. Le « lieu de description » de Laura est étroit et accidenté. Il va de son regard à la pointe de ses orteils affectueux.
Elle est la seule à apparaître vraiment en décalage. Échappée d’une comédie, basculée dans un monde de ténèbres. Elle m’a fait penser à Fontaine Leglou (Emmanuelle Devos) dans Gentille de Sophie Fillières, dont la peau, les contours du corps, la nudité sont très présents, et qui, elle aussi, n’a que des hommes pour interlocuteurs. Fillières met couramment en scène ce vide, qui est aussi de l’amour, qui provient des filles vers les hommes. Avec elle le fossé est franchi, ou creusé, par le langage ; avec Reichardt c’est une protection, hors de question de s’en affranchir. Le temps du film pour Laura comme pour Fontaine est à la fois celui d’une mise à l’épreuve et celui d’une disponibilité presque élastique. La scène où le flic met le gilet pare-balles à Laura, ce que l’actrice fait avec ce corps augmenté qui gêne sa prestance, est similaire dans l’esprit à celles où Fontaine Leglou se contorsionne pour enfiler un maillot de bain prêté par la piscine, ou quand le cracheur de feu lui impose tenir des torches en flammes à bout de bras, ou encore à la fin du film quand elle revêt la tenue polaire pour enlacer son futur mari.
À l’instar de ses héroïnes, Certaines femmes avance sans quitter le pays et ses grands paysages. Tourné l’hiver, dans le Montana, en Super 16, rien ne fait barrage à l’air, au froid, au bruit. Le film commence avec le passage du train dont les sirènes, les cliquetis et la cadence reviennent de loin en loin à sa surface. Il se termine avec le son des sabots des chevaux. Il commence et se termine avec le son d’une radio, plus intermittent dans les écuries, qui annonce la météo régionale. Le film part de Laura, dont les trajets sont brutalisés par les autres, fait un détour par Gina, et s’achève par un épisode qui met en scène le seul réel contrechamp (rien ne rend l’autre plus réel que l’amour) incarné par l’échange et les transports entre Beth et la cowgirl. Puis Reichardt fait un épilogue, maintenant la forme du triptyque, et revient vers chaque personnage. On retrouve Laura qui va visiter Fuller en prison, Gina qui reçoit des gens pour un barbecue sur le terrain de sa toujours future maison, d’où elle s’isole pour aller boire un verre et fumer une cigarette seule, contempler le tas de blocs de grès, et le film se termine dans les écuries où la cowgirl emmitouflée reprend son travail quotidien, sa prose magnifique, cadrée de la même façon qu’au début, avec la montagne dans la profondeur du champ immobile encadrée par la fenêtre au bout du couloir qui dessert les box des chevaux.
L’épisode central, le plus complexe, commence au bout de trente et une minutes avec l’apparition de plain-pied de Gina Fantômas, revêtue d’une tenue de jogging qui a l’air d’une combinaison de plongée, marchant doucement vers nous en fumant, puis qui écrase sa cigarette en l’enfonçant du talon dans l’humus de l’allée forestière. On ne la voit pas courir, elle longe tranquillement la rivière Yellowstone. Reichardt se rapproche de son visage, dont le profil se dessine sur le flux bleu à l’arrière-plan. Elle prend l’air. Seule – ni voiture ni animal. Elle a l’air de ruminer quelque chose. Rien ne la menace dans cet endroit désert et sauvage. Son personnage est le plus lumineux, le plus indomptable, le plus diurne (Laura, Beth surtout, et la cowgirl sont filmées la nuit et à l’aube), on ne sait rien de ses nuits. Ce qu’on sait, c’est qu’il n’y a pas d’amour. Sa réalité, c’est son projet de maison, ce sont les blocs de grès du pays qu’elle désire. La première pierre, c’est elle qui la lancera, comme une inauguration de son camp retranché. Gina est menée par ce qu’il lui reste à bâtir. C’est elle qui est sauvage, pas le fleuve, pas les Indiens, pas les hommes. Gina est la seule à miser sur un changement matériel pour avancer. En attendant la famille campe les week-ends sous un grand chapiteau installé dans la clairière. C’est elle qui décide du détour, contre sa fille et Ryan, pour aller tenter de persuader Albert (René Auberjonois de M.A.S.H.) de leur céder des blocs de grès entassés devant sa maison. Pendant que Gina referme la clôture de son terrain, Reichardt décide d’un très frappant travelling arrière, naturaliste (à la Pialat), embrayé par une marche arrière en voiture, où l’on voit le conducteur, Ryan, faire la manoeuvre au volant, retourné vers sa fille (et nous) et dire : « Si toi et moi faisions un effort pour être gentils avec ta mère… » La fille lui demande pourquoi, mais la caméra reste avec le père, sans contrechamp, dans ce mouvement d’emprise qui répond : « Parce qu’elle travaille vraiment dur, elle fait beaucoup pour nous. » Cette alliance dans le dos de Gina écoeure et la rend merveilleuse, malgré la dimension ingrate de son personnage. On lui est reconnaissant d’être autrement. Elle n’aime pas Albert alors qu’il se comporte plutôt avec noblesse et une certaine curiosité à son égard. Gina entendra toutefois dans l’épilogue le chant des cailles qu’il lui avait fait découvrir. Cette maison que doit construire Ryan (il ne travaille pas), on ne la verra pas, elle ne fait pas partie du film : ses fondations, c’est sa projection. Ce que Gina voit, personne d’autre n’y a accès.
La cowgirl qui initie le troisième épisode, c’est ce qu’elle nous fait découvrir qui la fait exister. Le regard porté sur l’autre a le pouvoir de l’emprisonner. Encore une question de cinéma, sujet de plein de films du monde entier qui mettent en scène le regard sur les femmes. Celui des hommes, celui des femmes. Hitchcock dans l’extrême, avec Marnie pour qui être regardée est phobique, que ce soit par l’une ou l’autre, mais devient une mise à mort caractérisée quand c’est un homme qui s’approche. « Il n’y a pas de réciproque entre les sexes », dit Picq, encore, dans Une sale histoire. Si Jean Eustache revient naturellement dans ce texte, ce sont ses films qui en décident. Lui aussi s’est posé la question, démocratique, de comment, par où (ne pas) regarder les femmes. Reichardt rend bouleversants ses personnages que les hommes ne regardent pas ou à peine. Eustache et Reichardt prennent des précautions, elle comme si une peur douce et vibrante accompagnait son regard, agie par le rythme du découpage, lui langagières et aussi en ne montrant pas ce qu’il raconte. Des deux côtés il y a l’essentiel, ce que l’on ne peut pas montrer, et une empathie vis-à-vis des personnages, pas une identification, mais être capable d’imaginer ce que ce serait de vivre l’expérience d’un autre. L’empathie est un don, comme celui de compassion, « il naît ou il ne naît pas4 », partagé par les grands conteurs.
L’épisode entre Beth et la cowgirl change la donne, rassemble le champ de l’affrontement, puisque sa prose serrée décrit le désir de l’autre. La loi du regard s’inverse, au lieu d’une seule héroïne, il y en a deux seules qui décident de subtils et bouleversants champs-contrechamps. Elles ne sont ensemble dans le même plan que dans le couloir lorsqu’elles quittent l’école, puis surtout à cheval, quand Beth, ce personnage suranné, sauvage, habillé comme une adolescente perdue dans un pensionnat de filles de bourgeois, se repose sur le dos de la cowgirl qui mène le cheval dans la nuit des grandes voies urbaines américaines.
L’intelligence, l’art et la précision de Kelly Reichardt rassurent. Comment elle filme ses personnages tout entiers, « le monde originel caché sous le monde apparent » (Deleuze), avec cette aura d’angoisse incarnée. Là où la pensée s’arrête aux bords du cadre, elle est prise en relais par la Nature. Dans cette jonction il n’y a pas de littérature, pas de discours, mais du mystère, un fil insoluble arrête la pensée et la transforme en regard. Le découpage de Reichardt sépare et rend coalescents en même temps les sujets, Beth, Laura, Gina et la cowgirl, de la vie scientifique, mystérieuse, de la Nature, comme si la cinéaste décidait au coeur de ses récits de distinguer ce qui s’apprivoise de l’inné. Entre les deux, la sauvagerie qui précisément, aujourd’hui, nous sauve. Reichardt distingue finement l’habillage du don. Ce qui est donné c’est la vie et le sexe. Il y a un devenir plus lumineux que leur passé pour chacune de ces femmes. Elle met en scène comme personne le vestiaire et le bestiaire, ce qui les accompagne au plus proche de leur silhouette. Les tenues des actrices semblent venir d’une enfance du cinéma, de Griffith, de Feuillade, de Ford.
Avec Certaines femmes, l’étreinte du spectateur, son coeur qui se serre à la vision de tous les films de Reichardt, se transforme en enlacement. Ses personnages s’inscrivent dans le grand domaine de la fiction, et parfois, notamment Beth et la cowgirl, sur le terrain du légendaire.
Même l’adolescente morose, la fille de Ryan et Gina, est loin de l’enfance. Reichardt filme plutôt des adultes restés avec des reliques de l’adolescence, ou des adolescents qui passent par les histoires d’adulte. De plus en plus, dans ses films, la nuit est propice au mouvement (Night Moves, 2013), et rend à l’espace une autre visibilité.
Sur une des affiches anglophones de Certaines femmes, on voit une croisée de quatre chemins de terre labourée sous un ciel d’hiver immense, nuageux et sombre, sans que personne n’y figure. Il y a une montagne à l’arrière-plan, quelques arbres sans feuilles le long des chemins, et sous le nom des quatre actrices en bas de l’affiche, une phrase imprimée : « The wrong choices can bring you to the right places. » Aphorisme qui relativise fortement l’idée sociale du bon choix qui est toujours le bon choix pour l’autre, celui que toujours on imagine. Cela devient déchirant s’il s’agit de soi-même. Le bon endroit, le canapé de Laura, la maison à soi de Gina, un travail où elle n’est pas exploitée pour Beth, le corps de Beth pour la cowgirl, exigent de faire des expéditions routinières qui peuvent prendre une vie. Kelly Reichardt ne met pas en scène de chemins de traverse. Pourtant on se surprend à sentir, à entendre, un souffle d’air enlacer ses actrices, comme une voix éteinte : « Hey, Honey, take a walk on the wild side… »
- 1« La prose est un lieu descriptif de ce qu’est la pure description, la poésie. » (Jacques Roubaud, Poésie etcetera : ménage, Stock, 1995.)
- 2Valère Novarina, « Notre parole », paru dans Libération du mercredi 27 juillet 1988. Merci à Pierre Eugène de m’avoir fait connaître ce texte.
- 3« Dans un grand film les choses montrées sont naturelles mais pas les plans. Dans un mauvais film les choses montrées sont fausses et les plans sont naturels. »
- 4Anita Brookner, Mésalliance, Belfond, 1986, p. 45.
Ce texte a été publié dans Trafic n° 102, été 2017 (Paris: Éditions P.O.L.)
Un grand merci à Marie Anne Guerin.
Images de Certain Women (Kelly Reichardt, 2016)
Images (1), (2), (3) et (4) de Certain Women (Kelly Reichardt, 2016)