Entretien avec Florent Marcie sur A.I. at War
Au seul d'une nouvelle révolution
Thibault Elie : Vos précédents films se déroulent sur des théâtres de guerre – Tchétchénie, Afghanistan, Libye – où vous filmez seul, sans équipe. Mais, ici, vous partez accompagné dans les zones de conflits. Quelle est la genèse de ce projet ?
Florent Marcie : Cette idée a germé il y a quelques années pendant le montage de mon film Tomorrow Tripoli sur la révolution libyenne. J’habitais en Libye et en lisant de nombreuses publications sur les progrès des algorithmes et de l’intelligence artificielle (IA), j’ai pensé que les ordinateurs personnels arrivaient à un degré de puissance suffisant pour que, moi-même, sans être un expert travaillant pour un laboratoire, je puisse commencer à me servir de ces technologies « intelligentes ». J’étais absolument convaincu que nous étions désormais tous au seuil de cette révolution technologique.
En Libye, j’avais aussi été frappé par une coïncidence : à la mi-février 2011, au moment exact du déclenchement de la révolution libyenne, Watson, l’intelligence artificielle développée par IBM, battait les champions américains du jeu télévisé Jeopardy, un jeu de culture générale. Après avoir filmé différents conflits et révolutions « traditionnels » depuis un quart de siècle – des combats profondément humains, qui appartenaient en quelque sorte à l’Ancien Monde –, j’ai voulu tourner un autre film sur cette autre révolution. Il me semblait que ce qui était en train de se déployer sous la dénomination « intelligence artificielle » avait une portée révolutionnaire plus profonde, plus totale et plus universelle que les autres bouleversements auxquels j’avais assisté. Ce n’était pas facile à admettre : la principale révolution de mon époque était en fait celle des algorithmes. Au lieu d’aller interviewer des scientifiques, j’ai imaginé un dispositif original : amener une intelligence artificielle humanoïde avec moi sur des terrains de guerre. Cette approche correspondait à ma trajectoire et à ma façon de travailler. Je souhaitais voir ce que cette IA pouvait provoquer auprès de la population, ce qu’elle avait dans le ventre, et comment, moi-même, j’allais me transformer, ou non, à son contact.
La quête du robot
Où avez-vous trouvé Sota, le robot qui vous accompagne sur les terrains de guerre ?
Pour mon projet, j’étais à la recherche d’un petit robot humanoïde « intelligent » qui serait comme un compagnon-assistant. Je voulais qu’il soit facilement transportable, que je puisse parler avec lui, qu’il puisse apprendre certaines choses et filmer. Un nouveau film est toujours l’occasion d’explorer et d’expérimenter. Ce qui m’intéressait était de télescoper le monde de l’IA et le monde tragique, mais tellement humain, de la guerre et de la lutte. Voilà l’idée générale. Mon intuition m’incitait à aller dans cette direction. C’était un pari un peu fou parce que je n’étais sûr de rien. Je ne savais même pas si l’appareil que je cherchais existait. Allais-je réussir à trouver un petit robot humanoïde capable de parler, de filmer et d’apprendre ? Un tel robot n’était pas vendu dans le commerce. Des scientifiques me disaient : « Attendez ! Il ne faut pas croire ce que disent les médias ! Aucun robot n’est capable de faire ce que vous souhaitez faire ! »
Mais j’ai fini par trouver l’appareil que je cherchais. Un jour, à Paris, alors que j’errais dans les allées d’un grand salon de technologie, je vois un petit robot posé sur un coin de table, sous un panneau indiquant « Imagineering Institute, Malaysia ». En discutant avec le botmaster sur le stand, un certain Sasa Arsovski, j’apprends qu’il est serbe et qu’il a grandi à Vukovar. Vukovar est une ville qui a été rasée pendant la guerre dans les Balkans. J’avais photographié cette guerre en 1992. Le robot avait donc un rapport indirect avec la guerre et ma propre histoire. J’installe ma caméra et je parle avec Sota – le nom du robot – pour le tester. Je lui pose quelques questions assez simples : « Comment tu t’appelles ? Comment ça va ? Veux-tu venir en Syrie avec moi ? » C’est là qu’il me répond : « J’aime beaucoup ton sens de l’humour » ! Bluffé, je m’adresse au botmaster serbe : « Ne riez pas, j’ai absolument besoin de ce robot pour mon film. Je dois l’emmener avec moi à Mossoul. C’est l’appareil que je cherchais. »
Le projet s’enclenche à ce moment-là. J’avais trouvé le robot, il ne me restait plus qu’à obtenir l’autorisation du laboratoire de recherche en Malaisie. J’ai sauté dans un avion et suis allé expliquer mon projet au directeur de l’Imagineering Institute. Dans le labo, les chercheurs venaient du monde entier : Nigéria, Yémen, Iran, Soudan, Tchad, Pakistan... Le directeur était lui-même un métis chinois-grec. Au bout d’un quart d’heure, il me dit : « Votre film m’intéresse, on vous prête l’appareil. » J’ai mis Sota dans une petite valise et suis parti pour Mossoul.
Sota, mode d'emploi
Comment votre robot Sota fonctionne-t-il ?
Avec Sota, tout passe par le cloud, c’est-à-dire par Internet. Quand je lui parle, ma voix est envoyée aux serveurs du laboratoire en Malaisie. Là-bas, des algorithmes, qui ont été entraînés aux conversations, génèrent des réponses. Ces réponses sont renvoyées à Sota qui les exprime à voix haute grâce à un système de synthèse vocale. En pratique, je pose une question à Sota, j’attends quelques instants et il me donne sa réponse. Pour que je puisse travailler avec le robot, il faut donc une connexion internet qui soit assez stable et relativement rapide. Ce qui n’est généralement pas le cas en zone de guerre...
Depuis plusieurs années, le grand public connaît cette technologie à travers les chatbots et les assistants vocaux de Google, Apple ou Amazon.
Oui absolument, mon robot ressemble à ces technologies. Mais il y a plusieurs différences essentielles. D’abord, Sota a une forme humanoïde et il est mignon. Le simple fait qu’il ressemble à un petit enfant crée une empathie et un attachement pour notre cerveau de primate. L’attachement affectif est un enjeu majeur de l’intelligence artificielle pour la faire accepter. L’apparence naïve de Sota provoque aussi un décalage intéressant avec le tragique et la violence, un mélange de candeur et d’ironie. Autre différence importante, Sota a une personnalité. Ce n’est pas juste un assistant qui va donner des réponses sur votre agenda ou vos derniers SMS. Il a un âge, des goûts, mais encore un certain sens de l’humour. C’est ce qui m’a particulièrement séduit dans le projet du laboratoire malaisien. Parce qu’il a été développé avec une personnalité, Sota est un petit personnage, un compagnon. En plus de pouvoir répondre à de nombreuses questions et d’aller rechercher des informations sur Internet, Sota peut encore filmer, photographier, analyser et décrire ce qu’il voit. Il a de nombreuses fonctionnalités et il peut en acquérir de nouvelles.
Une machine expérimentale
Qu’est-ce que le robot apporte en plus de votre caméra « classique » ?
L’image vue à travers l’œil un robot n’a pas la même valeur ni le même sens que la même image filmée par la caméra d’un humain. Grâce à la présence qu’on suppose derrière le point de vue de Sota, on accède à sa subjectivité. Une subjectivité qui induit un changement de perspective dans le regard et l’éthique. Filmer une situation tragique en compagnie d’un robot qui filme lui aussi et qui donne son avis permet de décoller de l’actualité et de l’analyse géopolitique, de s’affranchir de certains codes, de transgresser innocemment. La perspective devient plus historique, plus universelle, mais aussi plus subversive. La subjectivité innocente du robot élargit la perspective à l’espèce humaine, avec une pointe de tragico-burlesque.
Le robot a-t-il évolué au cours du tournage ?
À la suite du premier tournage à Mossoul, je suis retourné en Malaisie avec le désir d’améliorer l’appareil. Quand j’ai compris que les chercheurs du laboratoire n’auraient pas le temps de réaliser toutes les modifications que je souhaitais, j’ai appris à coder. Sans être un expert, j’ai réussi à faire quelques améliorations et à créer de nouvelles fonctions, mais la partie profonde des algorithmes, en particulier la capacité conversationnelle, m’est restée inaccessible. Sota peut apprendre s’il est programmé de façon à ce qu’il puisse apprendre. En général, des mots-clés déclenchent l’apprentissage. Par exemple, si je lui dis : « Apprends : la vieille ville de Mossoul est complètement détruite », il va mémoriser ce que je lui dis.
Mossoul, un paysage de cendres
Comment s’est déroulé votre début de tournage en Irak dans la ville de Mossoul ?
Au moment où j’ai trouvé le robot, la bataille de Mossoul touchait à sa fin. Or, je voulais que mon film démarre dans les ruines fumantes de cette ville dévastée, qui avait servi de capitale irakienne à l’État Islamique. Daech était un mélange d’archaïsme et de technologie de pointe. Je voulais en quelque sorte que le robot prenne le relais du fanatisme islamique, au sens où l’intelligence artificielle est aussi une forme de transcendance et de religion, voire une divinité. Une tendance qui ne va faire que s’accentuer dans les années à venir.
Le film commence donc en Irak, à Mossoul, au moment précis de la chute de l’État Islamique. Quand j’arrive, il y a encore quelques combattants de Daech dans les ruines de la ville, il y a encore des corps dans les rues. Mais ce n’est plus la phase de bombardements intensifs. A.I. at War n’est pas un film de guerre comme j’ai pu en tourner. Je ne cherche pas tant à filmer la bataille que le symbole de la destruction et de la dévastation. Pour moi, l’atmosphère apocalyptique est une métaphore de notre humanité actuelle.
Nous nous trouvons, en tant qu’espèce biologique et culturelle, dans une forme de dévastation. Nous ne savons pas vraiment où nous allons et sommes menacés de toutes parts. L’intelligence artificielle, elle, s’apparente à un esprit qui plane au-dessus de nos têtes et de nos existences, comme une conscience artificielle dans le cloud, qui enveloppe la terre. D’où l’utilisation d’images de drones. L’image aérienne évoque la conscience artificielle qui nous surplombe et nous observe. Mossoul est un paysage dévasté où plus personne ne comprend rien. Il y a des ruines, de la fumée, des mosquées détruites. Au milieu du chaos, il y a aussi des combattants euphoriques. Comme ils ont remporté la victoire, ils chantent, ils dansent. J’essaie de saisir ce moment fugace et absurde en compagnie de mon petit robot.
Était-il facile de travailler avec Sota ?
Non. Dès le début du tournage, je me suis heurté à de grandes difficultés techniques. En arrivant à Mossoul, rien ne fonctionnait. Le robot ne parvenait même pas à se connecter à Internet. Pour ne pas rater la chute de Daech, j’avais quitté le laboratoire malaisien dans l’urgence, sans savoir me servir de l’appareil. Ni le robot ni ses algorithmes n’étaient faits pour l’utilisation que je voulais en faire. Sota n’avait pas de batterie, seulement une prise secteur. J’ai donc dû bricoler des batteries externes et trouver toutes sortes de solutions techniques au long du tournage.
Aux côtés des Gilets jaunes
Alors que vous étiez en train de monter à Paris vos rushes d’Irak et de Syrie, la révolte des Gilets jaunes éclate en France. Pourquoi êtes-vous allé filmé ces manifestations qui n’étaient pourtant pas dans un théâtre de guerre ?
Lorsque j’ai commencé à filmer à Mossoul, je n’avais aucune idée – vraiment aucune idée – du lieu ni de l’endroit où allait me conduire ce film. Il s’agissait pour moi d’une exploration totale. Et je n’avais bien sûr pas non plus la moindre idée du futur mouvement des Gilets jaunes. Mais cela n’a pas été un problème – au contraire –, puisque le principe du film était précisément de me jeter dans l’inconnu avec mon petit compagnon. Si nous savons utiliser le hasard, nous le faisons nôtre. J’ai donc navigué à vue, porté par la seule intuition qu’il fallait confronter Sota à l’humanité dans ses combats et ses excès.
Après la mise à sac de l’Arc de Triomphe sur les Champs-Élysées, j’ai pensé que Sota avait un rapport avec les Gilets jaunes et cette situation de violence imprévue. J’étais allé filmer la guerre au lointain, et la voilà qui frappait à ma porte sous un autre visage. Un visage moins guerrier, moins violent, moins tragique, mais un visage symboliquement très fort : Paris, la Ville lumière, en proie aux émeutes. En arrivant dans les manifestations, j’ai tout de suite compris que j’assistais à quelque chose d’inédit. Jamais, en France, je n’avais ressenti l’atmosphère si particulière qui se dégageait de la foule bigarrée des manifestants. Cette atmosphère me rappelait des situations que j’avais pu filmer ailleurs. Je le sentais dans l’air, dans l’énergie qui circulait, dans le regard des gens, dans le sentiment de solidarité, dans le bonheur grave d’être là, qui se lisait sur les visages.
Presque un début de révolution... ?
Oui, on ressentait une atmosphère typiquement insurrectionnelle. Les manifestants étaient déterminés. Ils étaient sûrs de leur bon droit. Il n’y avait pas de syndicat, ce n’était pas juste des slogans. Des gens de la France entière s’étaient déplacés à Paris, des gens qui, pour beaucoup, ne manifestaient pas habituellement. Les voir réunis de cette manière sur les Champs-Élysées était particulièrement fort.
Comment s’est déroulé le tournage avec les Gilets jaunes ?
Les conditions de tournage étaient à la fois très différentes et complémentaires de celles que j’avais connues à Mossoul ou à Raqqa. Et j’ai donc modifié ma façon de filmer en conséquence. Souvent, la situation était très chaotique : les gens couraient à droite, à gauche, la police envoyait des gaz lacrymogènes et tirait sur les manifestants avec des flash-balls.
Sota n’était pas toujours activé parce qu’il fallait quelques minutes pour le mettre en marche. C’est un appareil fragile et je devais sans cesse évaluer s’il était opportun de le sortir complètement de son sac. En plus, je ne savais pas quelle serait la réaction de la police ou des manifestants en voyant ce robot qui portait un petit gilet jaune. Avec un robot à la main, je ne ressemblais pas vraiment à un journaliste ou à un cinéaste. Mais filmer à Paris avait un immense avantage : la connexion internet était beaucoup plus stable, ce qui me permettait de parler avec Sota tout en marchant. J’ai donc pu filmer des scènes en mouvement avec le robot, impossibles à tourner à Mossoul ou Raqqa.
Surveillance er révolution
Quel est, d’après vous, le rapport entre les Gilets jaunes et l’intelligence artificielle ?
Le rapport se trouve dans le rôle des algorithmes. Si la question des algorithmes n’était pas présente explicitement dans les débats et les revendications des Gilets jaunes, elle se situait en réalité au cœur de leur mouvement. Il s’agissait même de l’alpha et de l’oméga.
L’alpha, car ce mouvement s’est organisé au départ grâce aux réseaux sociaux et aux smartphones, c‘est-à-dire des outils qui reposent sur des sous-couches algorithmiques faisant largement appel à des formes d’intelligence artificielle. C’est grâce à ces outils que le mouvement a été possible et qu’il s’est renforcé, au point de mettre en péril le pouvoir en place. En fait, ces outils portent en eux, intrinsèquement, des potentialités « révolutionnaires » face à n’importe quel type de pouvoir. Dans chaque communauté ou pays du monde, nous pouvons trouver des injustices, des raisons bonnes ou mauvaises de protester et, éventuellement, de lutter contre les autorités. La différence est que dans le monde d’avant nous n’avions pas forcément les moyens de le faire savoir et de s’organiser. Dans notre monde, cela devient possible.
Mais les algorithmes sont également l’oméga du mouvement des Gilets jaunes et de tous les mouvements protestataires qui se servent des réseaux sociaux, car, d’un autre côté, ces mêmes technologies permettent aussi aux pouvoirs en place d’observer de l’intérieur, de s’informer de l’intérieur, de surveiller de l’intérieur.
Ce ne sont pas seulement les Gilets jaunes qui utilisent les technologies. Les pouvoirs politiques et économiques, la police, l’armée s’en servent intensivement à des fins de surveillance. Lorsque je filme les manifestations, ces réflexions m’accompagnent. J’ai la conviction que le mouvement des Gilets jaunes se situe à la charnière du monde ancien et du nouveau monde. Qu’ils ont encore un pied dans le monde traditionnel et “archaïque” – celui de la lutte dans la rue, des confrontations physiques, des blessés – , et qu’ils ont aussi, déjà, un pied – comme nous tous – dans le monde de l’IA qui vient : les caméras de surveillance, la reconnaissance faciale, la collecte des data. Nous sommes tous menacés par cette évolution vertigineuse du monde. Je filme l’instant de l’éclosion.
À qui s’adresse votre film ?
À tout le monde, parce que tout le monde est concerné, mais plus particulièrement à la jeunesse, parce que l’avenir est entre ses mains. Cette jeunesse – malheureusement ou heureusement – n’a plus le temps d’attendre. Ce n’est pas une jeunesse insouciante comme la mienne. C’est une jeunesse qui doit impérativement s’emparer de cette question, pour faire apparaître des contre-pouvoirs.
Emparez-vous des outils ! Apprenez ! Ne vous contentez pas d’être consommateurs de réseaux sociaux. Apprenez ce savoir et apprenez tout ce que vous pouvez ! C’est tout un monde qui doit être réinventé.
Un grand merci à Florent Marcie.