Entretien avec Med Hondo
Sélectionne par la Semaine de la Critique pour le festival de cannes, Soleil Ô, de Med Hondo, apparait a beaucoup comme une date, non seulement dans l’histoire du cinéma africain, mais dans celle du cinéma international.
L’impact extrêmement percutant du propos s’incarne dans une expression dont la modernité n'est pourtant pas une « resucée » de procèdes occidentaux.
Guy Hennebelle : Med Hondo, vous débarquez un peu dans le cinéma contemporain comme un martien. Qui êtes-vous donc ?
Med Hondo : Je suis de nationalité mauritanienne. C’est-à-dire que je suis né à la jointure de l'Afrique « blanche » et de l’Afrique « noire » (mais ces concepts, pour moi, ne signifient rien). Mon père est Sénégalais, j’ai un grand-père Malien et ma mère est Mauritanienne. Je suis né à M’raa, en plein désert, le 4 mai 1936. J'ai vécu quatre ans au Maroc, après le Lycée, où j'ai suivi les cours d'une école professionnelle (à Rabat). M’raa, c'est une oasis dont le nom signifie « La Fontaine de la Femme ». Je suis avant tout un Africain : les rivalités « nationales » sur notre continent me font mal.
Un jour, la tête farcie de réminiscences livresques, je me suis embarqué pour la France. J'étais plein d'illusions. Je me souviens est dans le train qui m'amenait dans les Alpes où m'attendait un emploi de cuisinier, je suis resté toute une nuit debout, émerveillé, à regarder par la fenêtre ! Pourtant, la désillusion avait commercé à Marseille où on m'avait volé mes valises : mais ça, c'est une autre affaire !
J’ai exercé toutes sortes de métiers : cuisinier, garçon de café, transporteur aux Halles. J’ai travaillé aussi deux ans à la Rôtisserie de la Reine Pédauque (où j’étais ce que l’on appelle en jargon « chef de parti ») afin de payer mes études d’art dramatique. Je n’ai jamais fréquenté d’école de cinéma : j’allais voir des films deux ou trois fois pendant mes loisirs et je me les critiquais pour moi-même. Je lisais des revues aussi. Au sortir du cours Françoise Rosay, j’ai fait du théâtre. Mais j’étais déjà inquiet, car je m’étais rendu compte que les acteurs noirs étaient généralement confinés dans des rôles de second plan, nimbés d’une auréole paternaliste, ou folklorique. J’ai vite compris qu’il fallait fonder une troupe africaine. Ce que j’ai fait en 1969, date à laquelle, avec des amis, j’ai monté L’Oracle qui aurait peut-être connu un succès si les critiques – comme cela arrive souvent – ne l’avaient découverte huit jours avant la fin des représentations. C’était, à ma connaissance, la première pièce écrite, jouée et dirigée par des Africains à Paris. Nous avons, un temps, espéré la montrer en Afrique mais, comme on y parlait de choses un peu trop réelles, nous nous sommes vite aperçus que ce ne serait pas possible. C’est une règle chez moi : je tiens à parler d’une réalité qui me concerne. Je veux comprendre le présent et l’expliquer.
Ensuite, j’ai réalisé deux courts métrages. Le premier, Ballade aux sources, n’est pas entièrement terminé : c’est l’histoire d’un Africain acculé à une sorte de réflexion, qui repart chez lui. Il se retrouve vacancier sur une plage africaine et médite sur son choix (une demi-heure, en 16 mm, noir et blanc). Le second s’intitule Partout ou peut-être nulle part. Il est très différent. Il y est question de deux couples blancs… »
Quand avez-vous écrit Soleil Ô ?
Je suis arrivé en France en 1959. Je l’ai écrit en 1965, en six ou sept mois. C’est une chose que je portais en moi. J’ai vécu avec ce sujet pendant des mois et des mois. J’étais comme bloqué dans ma vie personnelle. J’ai été acteur sous la direction de Bourseiller, de Mauclair, de Rafaël Rodriguez, de Serreau (j’ai joué onze fois La Tragédie du roi Christophe, de Césaire). J’avais la sensation d’être une sorte d’objet déambulant. Je ne sais pas si vous me comprenez ? J’ai écrit ce scénario comme pour me libérer. Non, je n’ai pas été embarrassé par ce changement de moyen d’expression. D’ailleurs, je ne trouve pas qu’il y ait une grande différence entre le fait d’être acteur et metteur en scène au théâtre. Celui-ci est seulement quelqu’un qui a un champ d’expression plus vaste que celui-là : c’est tout. Quand au cinéma, ce n’était pour moi qu’un autre moyen formel. J’ai appris le métier de caméraman (pour mon premier court métrage) en sept mois : ce n’est pas très difficile en fait.
Je ne veux pas faire du cinéma pour faire du cinéma. Non. Je veux dire certaines choses, totalement. Quand j’ai écrit mon scénario, je n’ai pas pensé à un public, ni au facteur commercial ni aux critiques. Je vivais en France avec un sentiment de minoritaire et j’ai voulu vomir des choses que j’avais sur le cœur. Oui, oui, vous pouvez l’écrire : Soleil Ô est un vomissement. Nous étions trois ou quatre camarades à éprouver le sentiment que nous étions une sorte de bétail, avec des plumes. On entendait des phrases comme : « Il nous faut un Africain » et des appréciations du genre : « Ah ! Celui-là n’est pas assez Africain, celui-là l’est trop… » Merde, alors ; on étaient bons à servir la soupe, mais jamais on ne nous considérait en tant qu’hommes tout simplement.
Comment avez-vous trouvé un financement ?
Il n’était pas question de faire appel à un producteur. D’ailleurs, je n’en connaissais pas. J’avais bien figuré dans Tante Zita, d’Enrico, et Un homme de trop, de Costa-Gravas, mais c’était peu. J’ai d’abord écrit mon scénario, puis je me suis dit : il faut à tout prix que je le tourne, même s’il doit rester ensuite dans des boîtes. Ce scénario était vraiment une partie de moi-même. J’avais envie de le hurler. J’ai mis six mois à réunir une équipe technique africaine : in cadreur, un ingénieur du son et soixante comédiens. Je leur ai dit : voilà, je n’ai pas un rond. Je vous propose une mise en participation. Si ça marche, tant mieux. Si ça ne marche pas, je réponds seul des dettes. Puis je suis allé voir des laboratoires. Je leur ai dit la même chose : je n’ai pas un centime, je ne suis pas connu, mais je veux tourner un film. Je vous promets de vous payer (au moins cent francs par cent francs). Si je n’y arrive pas, vous me ferez mettre en prison ! Je tablais sur la psychologie des laboratoires : pour eux, tirer dix mille mètres de plus ou moins ce n’est pas le problème. L’ennui, c’est que j’ai dû m’adresser, pour obtenir ce genre de conditions, à des laboratoires qui ne sont pas de première catégorie et le travail ne m’a pas toujours donné entière satisfaction. Je pourrais écrire un livre sur les ennuis que j’ai rencontrés avec eux ! J’ai notamment dû tirer un contretype à partir d’une copie de travail, car on m’avait perdu l’original.
Donc, je ne payais que la location de la caméra et celle de Nagra. Je tournais dix plans par semaine, parfois moins. Si bien que le tournage a duré au total près d’un an.
Quand aux comédiens, je leur disais : je n’ai pas le droit de vous prendre votre temps de travail. Avertissez-moi quand vous avez des moments de liberté et moi je m’arrangerai en conséquence. Si j’avais dû payer cinq jours à Bernard Fresson, vous pensez !
Vous avez préparé un découpage très précis ?
Il y a toujours au cinéma une part d’improvisation. Vous avez beau avoir tout écrit, vous êtes toujours confronté à de l’imprévu. Je m’en étais rendu compte au cours de petits stages que j’avais réussi à suivre par-ci par-là. D’autre part, je n’avais pas pu faire de repérages. Il m’a donc souvent fallu compenser la différence entre ce que j’avais écrit et ce qui était possible. J’ai beaucoup tourné dans la rue.
Comment avez-vous obtenu, au fait votre carte de réalisateur ?
J’ai obtenu une dérogation parce que j’avais monté six pièces de théâtre et tourné deux courts métrages. Par contre, je n’ai pas pu solliciter une avance sur recettes pour la raison très simple qu’il faut, à cette fin, déposer au C.N.C. cinquante exemplaires du scénario. Ce qui revient à mille francs. Je ne les possédais pas et, de toutes manières, je préférais les utiliser à payer ma pellicule. Quant à l’autorisation de police, je l’ai eue en affirmant que mon propos était de tourner un documentaire sur des Africains qui découvrent les beaux sites de Paris !
Au total, la réalisation de ce film, vous a demandé ?
Deux années : une pour écrire le scénario et convaincre les acteurs ; une autre pour le tournage proprement dit, qui a été achevé en août 1969.
Comment vivez-vous ?
Je fais de la postsynchronisation à l’OCORA (Office de Coopération radiophonique), devenu la DAEC (Direction des Affaires extérieures et de la Coopération). On y enregistre à longueur d’année des pièces de jeunes dramaturges qui sont ensuite diffusées en Afrique. C’est ainsi que j’ai pu commencer à payer une partie des traites du film.
Le budget de Soleil Ô s’élève a combien ?
Les frais de laboratoire proprement dits s’élèvent à dix-huit millions d’anciens francs. À ce jour, j’en ai réglé huit, je n’en dois plus que dix ! Mais si l’on dresse le budget en tenant compte des charges, il s’élève alors à soixante millions.
Le style de votre film est profondément original. Vous vous démarquez d’une manière très sensible par rapport au cinéma africain existant. Comment s’est opérée cette gestation ?
Je suis incapable de vous répondre d’une manière précise. Au risque de paraître prétentieux, je vous dirai que je n’ai que des visions. Je ne peux transcrire quelque chose sur pellicule que si je l’ai portée en moi d’abord. Par contre, je puis vous dire que j’ai voulu à tout prix éviter le « touchage de nombril ». J’ai été constamment guidé par la nécessité de transcrire la vie intérieure du personnage central. Peut-être que demain je ferai un film nihiliste ou autre, je ne sais pas, mais je tenais absolument à ce que Soleil Ô possède des impacts très forts et très nets. Ce personnage arrive dans un pays, la France, avec une mentalité ouverte et il est bombardé par des événements, à un rythme lancinant. Tac, tac, tac ! Si on ne comprend pas en trois secondes ce qui se passe à certains endroits, tant pis, c’est que je me suis trompé.
Au commencement de votre film, vous attaquez vigoureusement la christianisation de l’Afrique. Avez-vous été élève dans un milieu chrétien ?
Non, dans un milieu musulman. Ma langue maternelle est l’arabe. J’ai suivi l’école coranique. Mon père baragouine à peine le français, bien qu’il ait été, ainsi que mon oncle, tirailleur sénégalais. Mais j’ai bien connu des chrétiens.
Par contre, vous n’attaquez pas l’Islam ?
Pour moi, touts les religions se valent. Je ne parle pas de l’Islam, car il m’aurait alors fallu introduire un cours d’histoire. L’Islam n’est pas venu en Afrique de la même manière que le christianisme. Il a été diffusé par des commerçants et non imposé par des missionnaires épaulés par des militaires. Il a été accepté par les Africains qui, ensuite, ont eux-mêmes brandi son drapeau. De plus, on ne peut pas dire, selon moi, que l’Islam fait actuellement le jeu du néo-colonialisme en Afrique (bien qu’il y soit source d’aliénation et de stupidité : mais cela, c’est valable pour toutes les religions).
Dans maints pays, l’Islam est utilisé par le gouvernement à des fins anesthésiantes…
Certes ! Chez moi, par exemple, c’est épouvantable.
Le cure du début et le psychologue du milieu de votre film sont un seul et même personnage…
Bien entendu, car ils représentent les divers aspects d’un même système, dont ils sont les chiens de garde.
Question peu originale : reconnaissez-vous dans votre film des influences ? Le sketch des soldats noirs qui se battent sous l’œil satisfait du colon est très brechtien…
Tant mieux si Brecht a trouvé des formes originales pour dire des vérités accablantes. Moi, voyez-vous, je ne crois pas aux influences. Je crois que chaque cinéaste a sa propre manière de voir les choses. Non pas que l’on puisse dire : ça c’est du Brecht ou ça (le baptême) c’est du Buñuel. En ce qui concerne les Africains qui se battent entre eux, remarquez bien qu’au temps du colonialisme ils ne se battaient pas. Non parce que les puissances européennes les en empêchaient, mais parce qu’elles n’y avaient pas intérêt. Maintenant, elles ont installé des rois nègres, qui sont des canards gravés, payés pour se taire, qui s’achètent des trucs en marbre rose, des machins en or massif…
Dans Chants pour hâter la mort du temps des Orphée, Daniel Boukman fait dire à un inspecteur colonial : « nous avons rempli leurs gueules de fric et d’honneurs, pousse les plus surs aux postes de commande, et le tour était joue. » Cette analyse rejoint celle de votre film.
Absolument. J’ai failli, d’ailleurs, monter ces chants dramatiques de l’Antillais Daniel Boukman.
Parmi les Africains noirs de votre film il y a toujours un blanc. Pourquoi ?
Pour moi, Il y a des Nègres blancs et des Blancs nègres. La couleur de la peau n’est pas fondamentale. D’où mes attaques contre la négritude. A un moment donné, deux Blancs discutent entre eux à propos d’un couple mixte qu’ils viennent de croiser dans un escalier et, au raciste, l’autre Blanc répond : « Mais, moi, je suis Nègre. » Pour l’anecdote, il s’agit effectivement d’un Antillais dont le père est noir et la mère blanche. Lui est tout à fait blanc (son fils est noir) et il se revendique comme Nègre.
Parallèlement, à un autre niveau si vous voulez, il y a aussi dans mon film des Nègres blancs…
Gréco-latins, comme dit Sartre…
Oui, des Nègres blancs, gréco-latins si vous voulez, qui dans leurs actes, se comportent comme des Nègres blanchis. Ils miment un comportement étranger et vivent hors réalités.
Il existe aussi des Blancs nègres : c’est-à-dire des hommes concernés par des problèmes d’hommes, d’être humains, qui font fi des questions de race.
Il m’a semble que vous étiez un tantinet ironique envers Fresson au cours de la scène au restaurant, que vous tourniez en dérision les blancs qui, en vertu d’un racisme à rebours, adoptent automatiquement les positions des noirs…
C’est une erreur d’interprétation de votre part. Je vous assure que pour moi il n’y a pas d’ironie du tout. Fresson dit : « Si j’étais nègre, je haïrais la race blanche parce qu’elle est la cause de tous nos malheurs. » Y compris donc des malheurs de certains Blancs. Fresson est un Blanc nègre si vous voulez, par rapport à la définition positive que je viens d’en donner.
A certains endroits de votre film, on a l’impression – fausse peut-être – que vous rejetez la négritude tout en la récupérant ailleurs ?
La négritude ! Si je savais au moins ce que c’est ! Je rejette la négritude quand elle n’est que poésie tout juste bonne à lire dans les chambres de bonne du XVI, quand c’est une poésie formelle, belle peut-être mais compliquée et surtout divorcée de toute action, de tout but précis. Je vomis toute cette dorure de la « négritude ».
Depuis le festival panafricain d’Alger (juillet 1969), on sait mieux que la négritude est l’idéologie du néo-colonialisme, bien souvent en tout cas. Êtes-vous d’accord ?
Entièrement. La négritude a sans doute été valable à sa naissance, quand elle a été conçue comme réaction à un racisme blanc omniprésent. Je n’en sais rien, je n’étais pas là en 1935. Mais depuis, la négritude est devenue une sorte de poterie sue l’on met dans un coin en disant : regardez comme elle est belle, comme ce masque nègre est beau ! La négritude est devenue « artistique », « divine ». Ceci dit, je suis un Nègre et me revendique comme tel ; mail le fait d’être Nègre ne donne pas le droit de s’établir marchand de négritude. Je refuse cette idéologie poétique.
À certains égards, votre film illustre la thèse d’Albert Memmi selon laquelle le colonialisme dégrade et le colonise et le colonisateur.
Tout à fait. L’ouvrier blanc, dans le restaurant, dit : « Que ces Africains rentrent chez eux ! » Il ne se rend pas compte qu’il est, lui aussi, victime d’une exploitation.
Que faut-il penser de la scène au cours de laquelle un responsable syndicaliste français – vraisemblablement pendant mai-juin 1968 – refuse l’apport financier d’un syndicat suédois, sous le regard étonne de votre héros ?
C’est une scène à laquelle j’ai personnellement assisté, au mois de juin 1968 effectivement. Le Suédois dit : « Mais les immigrés ? » et l’autre répond : « Nous n’avons pas de compte spécial pour eux. » Le syndicalisme français ne prévoit pas vraiment dans sa stratégie le facteur « immigrés ». C’est comme cela, non ?
Vous dénoncez la nouvelle traite des nègres, mais aussi – et avec quelle virulence – les bourgeoisies compradores africains.
C’est la réalité de l’Afrique actuelle. Je ne veux pas montrer une Afrique mythique. Quand on parle de quelque chose, il faut le faire d’une manière valable. On est toujours gouverné par une réalité. Ainsi, nous deux sommes-nous en train de parler gentiment dans un café, mais il n’empêche que nous sommes tous les deux commandés par une situation donnée qui vous prend, vous, par la main et moi par la peau des fesses…
Le discours du putschiste démagogue qui se targue d’avoir mis « les politicards au rancart » et de redonner la parole au peuple est-il tire d’un speech authentique ?
Très probablement. Il y a toujours des concordances avec le réalité. J’ai vraisemblablement entendu ces phrases, ou des phrases très proches, un jour, après un coup d’État africain. Je les ai seulement typées davantage. On camoufle actuellement en Afrique sous le vocable « socialisme » les politiques les plus incroyables !
Quelle signification exacte attribuez-vous au conseil du « gauchiste » dans le garage ?
« Gauchiste » ? Je ne sais pas ce que cela veut dire. C’est un mot dont on sert actuellement, de divers côtés, pour couvrir des réalités multiples et dissimuler une politique réformiste. Je suis, c’est évident, du côté de ce jeune qui, plutôt que d’inviter ce Nègre chez lui et gnan gnan gnan gnan… lui dit : « Cours, cours, camarade, le bieux monde est derrière nous. » La seconde fois, il lui précise : « Derrière toi. » C’est une invitation à la lutte qui remplace avantageusement l’apitoiement réciproque, non ? Il lui dit en clair : « Démerdons-nous ! Démerde-toi ! » Le passage du « nous » au « toi » impliquant dans mon esprit que le travailleur immigré est encore plus exploité que le travailleur français.
Parlez-nous de la musique.
Il y en a peu. J’ai fait appel au percussionniste Jean-Pierre Drouet notamment. Le film comporte des essais de son plus que de la musique. On entend aussi un groupe congolais, « Les Echos noirs », qui chante le kyrie païen : c’est l’histoire d’une famille qui s’est fait massacrer et dont on énumère les noms. Au restaurant chante le Camerounais Georges Anderson, qui a composé la chanson « Apollo ».
Cette séquence au restaurant est très émouvante.
Elle durait deux fois plus longtemps, je l’ai raccourcie. Mon premier montage faisait non pas deux heures, comme aujourd’hui, mais trois. Ma première idée était de montrer les hauts lieux touristiques de Paris envahis par des Nègres. Il m’aurait fallu un autobus pour transporter cinq à six cents Africains à Notre-Dame, puis à la tour Eiffel, place de la Concorde, etc. ! Le péril noir, quoi ! Pour donner aux Français l’impression que le lendemain ils en trouveraient quatre millions, partout, partout ! Je voulais filmer à Ivry, mais cela n’a pas été possible.
Cette séquence du restaurant représente un interlude de fraternité volée au temps. J’y fais écouter aussi quatre chansons africaines. Les Africains qui sont là se retrouvent et écoutent cet appel de la culture africaine. Culture africaine qui devrait constituer un apport à la culture mondiale au lieu qu’actuellement l’Afrique soit déversoir de la culture occidentale.
La discussion entre le héros et le sociologue a-t-elle été étable après une enquête ?
Oui. J’ai voulu faire ressortir le contraste entre le profond scandale du programme exprimé et la cordialité « fantastique » du dialogue.
J’ai moins aimé l’ambiance onirique de la fin.
Le fuite du héros résulte d’une impression purement personnelle. Il ressent l’oppression à un point tel qu’il voudrait foutre le camp. Il perçoit qu’il est victime de quelque chose de multiforme, il se sent enserré dans des tentacules. Il ne sait plus quoi ni qu’est-ce, comme on dit. Il se met à courir. Son désespoir est sans fond. Il ne peut plus que hurler, car il ne parvient pas à se faire entendre.
Mais davantage qu’une révolte politique, n’est-ce pas une angoisse existentielle qui se dégage de ce fameux repas final ? Il m’a semble qu’il aurait pu tout aussi bien être blanc et être horripile par cette ambiance…
Seuls son corps est présent à ce repas. Lui est ailleurs. Il y a, paraît-il, en Australie des aborigènes que l’on fait venir travailler dans des camps. Au bout d’un certain temps, ils se mettent à hurler, cassent leurs baraques et fument. C’est une inquiétude du même ordre, physiologique, qui accapare mon héros à ce moment. Ce repas m’a été suggéré par une expérience personnelle : j’ai transporté du gruyère aux Halles pendant trois mois et, un jour, j’ai été invité par une famille où l’on s’est battu avec de la nourriture. Cela m’a paru insupportable.
En outre, cette scène à une signification politique : j’ai voulu indiquer que par rapport à ce syndicaliste rassis, l’immigré avait des problèmes spécifiques. Et puis, elle renvoie au slogan « Du pain » que scandait le prolétariat d’antan. Il a du pain maintenant, mais les structures n’ont pas changé radicalement et l’aliénation demeure.
Quelle interprétation donnez-vous à l’incendie qui embrasse, au cours de la dernière scène, les effigies de Malcolm X, Che Guevara, Mehdi Ben Barka et Lumumba ?
C’est le feu du combat et aussi le feu purificateur. Le héros git entre les racines d’un arbre déraciné. Il faut tout reconstruire à la base.
Qui est votre acteur principal ?
Robert Liensol. Il est Antillais. Je le connais depuis des années : nous avons joué ensemble Le Métro fantôme et L’Esclave, de LeRoi Jones, ainsi que Les Verts Pâturages, d’Averty. Il a quarante ans.
Que signifie le titre ?
C’est le titre d’un chant antillais qui conte la douleur des Noirs.
Avez-vous des projets ?
Une pièce fantastique sur le « Black Power » écrite par un jeune Américain « Blanc nègre » et l’adaptation de trois nouvelles de Richard Wright, Trois Hommes. La première raconte la rencontre d’un Blanc et d’un Noir pour la première fois. La deuxième décrit la condition noire dans la société blanche. La troisième résume une prise de conscience à l’intérieur du monde blanc. Je ne veux pas me lancer tout de suite dans un deuxième film.
Que pensez-vous du cinéma africain ?
Il n’existe pas vraiment de cinémas africains, mais plutôt des individus africains qui font du cinéma avec des moyens de fortune. Les circuits de distribution sont dans des mains étrangères. La diffusion est de toutes manières sévèrement contrôlée. La production, c’est toujours toute une histoire ! Seule l’Algérie semble se lancer dans un cinéma national, mais elle rabâche les thèmes de la guerre sans jamais en proposer d’analyse politique. Et elle ne fait que cela. Le cinéma, pour moi, doit servir à éclaircir des problèmes actuels. De Sembène, je n’ai vu que Borom sarret, que j’aime beaucoup.
Espérez-vous diffuser Soleil Ô en Afrique ?
Dans deux ou trois pays peut-être… La bourgeoisie française a pris soin de faire, en Afrique, des petits. Elle a installé des fantoches qui lui sont dévoués corps… et biens.
Ce texte a été publié dans Cinéma 147 (Juin 1970).
Un grand merci à Monique Martineau-Hennebelle