« Le plus important dans le cinéma contemporain est ce qui lui manque : l’urgence. »
Bozar interviewe Sergei Loznitsa pour State of Cinema 2024
En prélude à State of Cinema 2024 et au programme Close-up qui se tiendront le mois prochain à Bozar, Bozar a interviewé l’invité de cette année, Sergei Loznitsa. Le 11 décembre, Loznitsa présentera son State of Cinema – un texte qui examine le cinéma sous un nouvel éclairage, invitant à réfléchir sur ce que le cinéma signifie, pourrait signifier ou devrait signifier aujourd’hui. Il a choisi La bête (2023), le dixième long-métrage du réalisateur français Bertrand Bonello, pour accompagner son discours.
Astrid Jansen : Comment allez-vous ?
Sergei Loznitsa : Je vais bien, merci ! Je travaille sur un nouveau film de fiction dont l’action se déroule pendant la grande terreur (les Grandes Purges) en URSS. Il s’agit de Deux procureurs, basé sur un roman de Georgy Demidov. En octobre, nous avons terminé le tournage. En ce moment, je suis en plein montage.
Vous avez réalisé un nombre important de films d’archives et de documentaires. Plus récemment, dans The Invasion, bien que la directive était de laisser tourner la caméra, une construction artistique est toujours en jeu... Qu’est-ce qui vous fascine dans ce jeu entre réalité et reconstruction par l’image ?
Lorsque la guerre à grande échelle a commencé en février 2022, j'avais d'autres projets, mais j'ai ressenti le devoir de faire ce film, car ce pays est ma patrie, et il m'est insupportable de voir ce qu’il subit, ainsi que les gens avec qui j'ai grandi. Pour moi, c'est un film très personnel, chargé d'émotions. Il m'est difficile d'en analyser la structure. Lors du montage, je me suis laissé guider par mon intuition, et certains enchaînements d’épisodes se sont imposés comme par hasard. Dans ces circonstances, je pense que c'est la meilleure manière d’aborder la dramaturgie d’un film. Il est difficile d'analyser sa propre intuition et ses émotions. Comme l'a écrit Boris Pasternak : "Plus le hasard s'en mêle, plus mes vers, composés dans les larmes, sont justes.” [“The more at random, the more truthful my verses are composed in tears…”]
Dans The Invasion, certains estiment que vous dépeignez la guerre "hors champ" en montrant la vie quotidienne des Ukrainiens. Cependant, cette approche inclut plus que jamais l’expérience directe de la guerre elle-même. Comment créez-vous du cinéma au milieu du chaos ?
La culture commence par l’effort de mettre de l’ordre dans le monde. Le chaos, c’est l’absence d'un point de vue. Dans un état chaotique, tout est possible et tout a la même valeur. Lorsqu'on structure quelque chose selon certains critères, on formule aussi une vision, un point de vue, par lequel le monde environnant s'organise dans un certain ordre. Quand je parle de "point de vue", j'entends une vision. Donc, le chaos est l'absence de vision. En réalité, ce n'est pas seulement la guerre qui engendre le chaos. Sans vision, tout autour de nous devient chaotique. Les sons, les mots, les images ne sont que des instruments. Le cinéma – qui fait appel aux images, aux mots, aux sons, et à tout le langage cinématographique développé au fil de l'existence de cet art – est également un instrument. Si cet instrument est utilisé sans vision, le résultat ne fera qu'ajouter au chaos ambiant. La vision doit précéder un film, et elle se façonne au cours du processus de création. Telle est la nature du processus créatif.
Pourriez-vous nous donner en avance quelques-unes des réflexions que vous partagerez à Bozar en décembre : qu'est-ce qui vous semble essentiel dans le cinéma aujourd'hui ?
La chose la plus importante dans le cinéma contemporain est ce qui lui manque. Il lui manque de l’urgence. La plupart des films qui sont réalisés aujourd’hui sont enfermés dans le passé. Il est très rare de voir quelque chose de nouveau, quelque chose qui constitue un "événement", sans parler de la création de nouvelles tendances, mouvements, écoles de cinéma ou de véritables ruptures dans le langage cinématographique. Peut-être que toutes ces choses existent, mais elles échappent à l’attention du public, des festivals et des critiques de cinéma. Ma connaissance du cinéma contemporain est limitée aux films que j’ai l’opportunité de voir. Il est possible que je n’en sache rien.