Vers une libération du cinéma
Dans le cinéma, on ne peut pas distinguer le facteur économique du facteur culturel. En tant que moyen d’expression, il est résolument moderne. Un stylo suffit pour écrire, un bout de toile et quelques tubes de peinture suffisent pour peindre. Mais pour réaliser un film, il faut des outils complexes et chers, des laboratoires, une quantité colossale de pellicule, et les dépenses faites pour ces choses-là ne peuvent être qu’amorties en atteignant un grand public. Mais le cinéma a connu un grand succès en peu de temps – c’est bien la preuve que cette invention répond à certains besoins de notre société – qui n’a fait que renforcer son progrès et ses exigences économiques. Le cinéma est devenu l’un des complexes économico-culturels les plus intéressants de notre époque. Le fait que des intérêts considérables soient ici en jeu (il y a des intérêts moraux puisque cela implique des spectateurs) fait ressortir plus nettement qu’ailleurs le conflit entre le capital et le grand public. Naturellement, le cinéma répond aux besoins d’une très vaste clientèle : deux cent cinquante millions de spectateurs chaque semaine. De par le capital financier qu’elle mobilise, l’industrie cinématographique est la quatrième industrie mondiale (cent trente milliards de fonds de roulement). Elle doit donc servir les intérêts matériels de millions d’actionnaires, mais aussi les intérêts moraux de centaines de millions de spectateurs de tous horizons, pour qui le cinéma est bien souvent devenu la seule source d’information culturelle.
C’est là que la situation devient tragique. Les associations commerciales doivent, pour faire de plus en plus de bénéfices – l’objectif le plus sacré de toute association commerciale – produire des films qui ne répondent plus qu’à un seul critère : être au goût du plus grand nombre de spectateurs. Il n’est plus possible dans notre société actuelle, si divisée par les différences religieuses et culturelles, tiraillée par l’impérialisme, le nationalisme et la lutte des classes, de trouver des thématiques qui conviennent à tout le monde. La preuve en est que toute tentative plus ou moins originale est immédiatement réprimée par toutes sortes de censures – officielles et secrètes – et produit les pires résultats financiers.
Les sociétés commerciales sont donc portées à miser sur d’autres paramètres, ou plutôt, elles y sont contraintes. Les associations ont alors fait régner une atmosphère pratiquement religieuse autour des studios : grâce à une publicité astucieuse, elles réussissent à envelopper les protagonistes d’un brouillard épais d’émotions diffuses. Et pour de ne pas percer le mystère, le cinéma s’est éloigné de plus en plus de la réalité.
Au début, la « star » n’était qu’une créature merveilleuse dont personne ne savait grand-chose, à moins qu’elle n’ait vécu une vie extraordinaire. Par la suite, elle est devenue une idole, vêtue de tenues somptueuses ou particulièrement capricieuses, ayant de l’argent et des voitures en abondance, menant une vie exaspérante. L’attrait du mystérieux a ensuite fait place à la curiosité pour les nouvelles plus piquantes. Le rôle de la presse spécialisée – y compris la presse dite catholique – n’a pas été des plus brillants dans cette affaire. Pour s’en assurer, il suffit de feuilleter les revues de cinéma : très serviables, elles publient les photos les plus évocatrices et dans les pages dédiées aux courriers des lecteurs – où l’on retrouve d’ailleurs que trop cette sensualité maladive entretenue par le cinéma – sont partagées mille et une informations sur les vedettes du jour, de la couleur de leurs yeux aux histoires les plus personnelles.
D’autre part, l’industrie du cinéma atteint, dans sa forme et sa configuration actuelles, un plafond en ce qui concerne sa clientèle. Elle déploie maintenant des efforts désespérés, non pas pour progresser, mais pour maintenir ses positions conquises et déjà affaiblies. Celles et ceux qui reprochent aux magnats du cinéma la bêtise dégradante de leurs productions obtiennent inévitablement la réponse suivante : « C’est ce que le public demande. » Mais si tel était le cas, le secteur du cinéma ne subirait pas ces brusques changements qu’il connaît aujourd’hui. Il s’agit là encore de méthodes de mystification que les magnats du cinéma déploient par le biais de la presse. En réalité, l’industrie cinématographique fonctionne au jour le jour, grâce à une série de subterfuges. Pour reconquérir le public qui en avait assez, le premier film sonore a été diffusé il y a quatre ans. Le principe de cette invention était connu depuis longtemps, mais son application n’existait pas encore. Il a d’abord fallu que les premiers propriétaires du cinéma soient ruinés. Ils se sont ensuite empressés de mettre sur le marché les films sonores, sans apporter les améliorations techniques nécessaires, et tout cela en étant affiliés aux grandes entreprises fiduciaires d’électricité qui dominent aujourd’hui l’industrie du cinéma.
Le film sonore, dont les dispositifs ne sont pas encore tout à fait au point, a entraîné un déclin très net de la valeur artistique du cinéma. Le public s’en lasse encore plus vite que d’un film muet, et un retour à ce dernier semble peu probable. Les grandes compagnies, dont les intérêts sont rattachés aux films sonores, vont même jusqu’à détruire, par contrat officiel, de l’ensemble de leur production de films muets. L’esprit et l’émotion sont ainsi considérés comme une marchandise. Nous avions déjà les locomotives alimentées en céréales, on pourra désormais produire des peignes et les cols de chemises pour hommes en caoutchouc avec des films. Et pour éviter que le public – qui peut être berné par sa propre curiosité – ne tourne le dos au film sonore, tant que la marchandise est exploitable, on vend les brevets d’invention pour les films en couleur, en relief, à la télévision, à prix d’or, et on les met sous clef.
La recherche scientifique est ainsi freinée, l’outil même est corrompu, et le spectateur, qui, après tout fournit aux compagnies l’argent nécessaire à l’obtention de ces brevets, est privé de la nouvelle joie que ces inventions lui apporteraient.
Malgré tous ces stratagèmes, les sociétés ne parviennent tout de même pas à écouler complètement leur production, certaines parmi les grandes compagnies doivent même suspendre leur production pendant plusieurs mois par an. En France (et par conséquence en Allemagne également), les sociétés de production nationales tentent de faire passer une loi qui viserait à réduire au minimum l’importation de films en provenance de l’étranger. Toutes ces mesures, qui nous paraissent incroyables et nous ramènent à un passé de répression morale, alors que le film se veut justement un moyen d'expression et un moyen culturel, prouvent clairement à quel point l’industrie du cinéma est dans le pétrin.
La production cinématographique a atteint un stade de sursaturation, qui – puisqu’un changement radical de méthode est impossible – rend pour le moins un accord de limitation de la production urgent et nécessaire. Mais une telle restriction équivaudrait à un suicide, car les tentatives d’innovation seraient alors libres de s’affirmer, et elles auraient d’autant plus de chances de réussir puisque le public ne s’intéresse que moyennement à la production actuelle. Pour ces firmes, il n’y a qu’une seule solution : stimuler le spectateur, lui présenter toujours de nouvelles idoles à une échelle toujours plus accélérée (aux Etats-Unis, le système de « plusieurs stars dans un film » vient d’être introduit), de sorte que les films deviennent de plus en plus nombreux, de plus en plus chers, jusqu’à ce que tout s’épuise.
D’autre part, quelques cinéastes indépendants sont rattachés aux studios afin de contenir les intellectuels et les réfractaires. Une certaine liberté leur est accordée mais derrière celle-ci se cache tout de même une forme d’esclavage. On le constate dans les déclarations de René Clair, dont tout le monde connaît au moins les dernières créations : Le million et À nous la liberté.
Ainsi, on fait d’une pierre deux coups : cette manœuvre écarte du marché les concurrents menaçants et, avec l’aide de jeunes bosseurs, qui sont par ailleurs terriblement astreints à leur travail, on tire le meilleur parti d’une technologie qui, sans eux, produirait des résultats misérables. En réalité, cette entrée en studio de quelques poètes qui y laissent leur indépendance – les meilleurs comme Eisenstein et Dreyer ne se font pas avoir – donne l’impression à une grande partie du public que ces réalisateurs et leur spectateurs ne sont pas particulièrement futés, de ne pas comprendre par eux-mêmes que les conditions d’esclavage dans lesquelles ils travaillent sont à l’origine même de la médiocrité de leurs films, et de croire à la possibilité d’obtenir une meilleure production dans les conditions qui prévalent.
Initialement, l’économie du cinéma pouvait s’appuyer sur le dogme suivant : le film idéal est celui qui plaît à tout le monde. A l’époque, il n’y avait qu’un seul objectif : susciter l’intérêt général pour de la nouvelle invention technologique. Et ce but est désormais atteint. Mais les magnats du cinéma persistent dans cette première approche et pensent encore, puisqu’ils ne sont pas très perspicaces, naïvement que le public continue à apprécier les scénarios des films qu’ils produisent – les propos de William Hays à cet égard sont particulièrement révélateurs.
Aucune précaution ne fut prise pour que les méthodes de travail, une fois l’intérêt pour l’invention elle-même retombé, puissent être renouvelés. Nous nous trouvons donc dans la situation paradoxale où les dirigeants d’une industrie doivent intentionnellement saboter leurs propres outils afin d’en rester maîtres. Une initiative vouée à l’échec, maintenant que le lien fragile – la curiosité – entre les spectateurs et les studios est brisé.
De nos jours, le cinéma d’avant-garde (j’entends par là les tâtonnements et le mouvement de recherches qui se sont développés en dehors des grands studios), après avoir étudié les possibilités techniques du dispositif cinématographique selon des lignes logiques, tente aveuglement de trouver un point d’attache avec le spectateur. Son indépendance le démarque des studios ; il n’a aucune obligation commerciale et peut donc affronter le problème d’un renouvellement cinématographique dans toute son ampleur.
Intégrer ce nouveau terrain de travail s’accompagnera inévitablement de nouvelles lacunes. Le rôle du cinéaste dans cette pratique artistique, dont ni l’esprit ni la forme ne sont figés, reste à définir avec précision. Plusieurs cinéastes passionnés ont dû abandonner après deux ou trois ans d’efforts, parce qu’ils se trouvaient soudain confrontés à de nouveaux problèmes qu’ils ne pouvaient pas résoudre.
Depuis la naissance du cinéma, le rôle du cinéaste a en effet connu plus d’un bouleversement. La voie a d’abord été tracée par le cinéma commercial entre 1912 et 1920 avec William Hart, David Griffith, Abel Gance en tête. Au départ, le rôle du réalisateur était assez proche de celui d’un chef d’orchestre. Tout ce qui pouvait être glané dans la littérature, la peinture, le théâtre, l’architecture, était mis à profit du film pour obtenir les effets de la photogénie. Mais une telle production ne pouvait que tourner au désordre, chacun des éléments – acteurs et décors en particulier – cherchant tour à tour à prévaloir, et le film tombait ainsi dans l’anarchie. En réaction, par besoin d’épurer la production, une nouvelle génération se débarrasse alors de tous ces éléments difficiles à manier. Le cinéaste adhère désormais aux principes du cinéma abstrait, il cherche à créer une géométrie pure et mobile en jouant avec la lumière et l’obscurité. Durant cette première période, il veut être le physicien de la photogénie, durant la seconde, il en devient le chimiste. Pour ces expériences, le réalisateur est libre d’ignorer les exigences du grand public. Les films deviennent d’ailleurs de plus en plus inaccessibles à la foule, et d’autant plus accessible et jouissif seulement pour un petit cercle d’initiés. Mais une fois que ces essais lui ont permis d’acquérir une connaissance approfondie de la technologie, le cinéaste revient spontanément à la nature, à l’homme. Il revient à la rue. Non pas la rue du studio, la rue en carton, dans les studios, mais la vraie rue le fascine, là où la vie grouille sous mille formes, où elle peut être captée et filmée directement. Les expériences de la deuxième période lui coûtent relativement peu d’argent. Mais aujourd’hui, le cinéaste doit à nouveau se tourner vers le grand public, non seulement pour le faire apparaître dans ses films, mais aussi pour dégager les moyens qui lui permettront de traiter une matière qui, pour la première fois depuis que le cinéma existe, est aussi vaste que le monde entier. Il faut maintenant poursuivre un objectif essentiel : établir un lien direct entre le peuple et le technicien, et non plus entre le peuple et le studio.
Des œuvres comme À propos de Nice, Elysium, Zuiderzee, des Français Lods et Vigo, du Russe Kaufman et du Néerlandais Ivens, montrent bien le chemin parcouru par le cinéma aujourd’hui. Elles proposent déjà une certaine représentation de la vie populaire et de la société. Mais il est impératif que ces productions, qui ne sont actuellement diffusées que dans des cercles d’initiés, atteignent le peuple. Elles y gagneraient en soutien et en importance. Une participation de plus en plus active du peuple permettra de représenter les formes les plus diverses et les plus méconnues de l’homme. Je vois dans cette coopération entre le peuple – qui est à la fois spectateur et acteur – et le technicien, les prémices d’une future évolution cinématographique.
J’ai démontré comment ce point de vue s’est progressivement imposé aux cinéastes. La finalité même du cinéma, son importance en tant qu’outil de travail, en tant que moyen d’expression artistique, devait inévitablement s’orienter dans cette direction-là. En effet, ce qui fait l’intérêt de la caméra, c’est qu’elle permet d’enregistrer mécaniquement, à des fins artistiques, des choses que notre œil ne perçoit pas ou plus. Le cinéaste, qui filme la vie, nous donne une vision plus juste de cette vie. Il dispose de documents qui sont plus fidèles à la réalité que les souvenirs de notre mémoire, puisque ceux-ci sont en plus souvent déformés par les préjugés. Cela montre une fois de plus à quel point les studios, qui élèvent la vie par des moyens théâtraux, s’opposent à la véritable tâche du cinéma. L’objectif de la caméra nous avait déjà révélé une représentation plus juste de certaines manifestations purement physiques. La caméra a ainsi rectifié l’erreur des peintres animaliers qui représentaient un cheval au trot avec les quatre pattes décollées du sol. Nous savions déjà que le gros plan et le plan microscopique nous ouvrent des horizons inconnus. Mais la tâche du cinéma n’est pas seulement de nous ouvrir de nouveaux horizons dans le domaine purement physique, son rôle principal est de le faire également dans le domaine de la vie intérieure et la vie sociale. C’est là que se situe le rôle fondamental d’un cinéma actif.
Des films de la même trempe que ceux de Vigo, Lods, Kaufman, Ivens, existent également en Russie, où Dziga Vertov a fondé, il y a des années déjà, une école très importante appelée « Ciné-œil ». Cette école fonctionne sous la supervision du gouvernement soviétique et compte plus d’une centaine de films à son actif. Ces films ont été tournés avec des ressources et des moyens considérables et sont pour cela beaucoup plus complets que ce qui a été produit chez nous avec des ressources limitées et moyens parfois ridicules. Ces films, tournés dans les rues, les usines, les champs, montrent des ouvriers et des paysans surpris dans leur travail. Le montage très soigné donne aux films un caractère universel et poétique.
Mais en termes de savoir théorique, ce cinéma n’est pas plus avancé que le nôtre. Il reste un moyen pour le réalisateur et l’État soviétique de propager leur pensée culturelle. En conséquence, ils imposent une limitation mentale au film, l’empêchant d’accomplir pleinement sa tâche : capturer les choses que nous ne voyons pas ou plus.
Aujourd’hui, la première priorité du cinéaste devrait être d’abord d’aider les gens à se découvrir eux-mêmes.
Après le « ciné-œil », le « ciné-esprit ».
Le cinéaste se voit donc confier une tâche similaire à celle d’un bâtisseur de cathédrale : livrer l’édifice lui-même selon un leitmotiv issu des croyances populaires les plus enfouies et laisser ensuite au peuple le soin de meubler et d’animer l’édifice, de le peupler d’une armée de statues, d’ornements et de vitraux, avec toute sa mythologie, sa vie et sa végétation de l’époque.
Nous sommes à l’aube d’une grande ère populaire pour le cinéma. Nous en sommes arrivés là par la logique interne des choses et par la faillite du cinéma commercial.
C’est le moment d’innover, de s’insurger contre l’asservissement de l’esprit aux grandes entreprises, la dépendance à l’égard des machines et l’égoïsme qui cantonne l’intellect.
Et aussi de réassigner une tâche sociale au poète, qui a si longtemps pratiqué « l’art pour l’art ».
Image de Witte vlam (Charles Dekeukeleire, 1930)
Ce texte a été publié à l’origine sous le titre « Naar een vrijmaking van de Kinema » dans Dietsche Warande en Belfort, 1932.