Chère destinataire
Sur Etangs Noirs (Timeau De Keyser & Pieter Dumoulin, 2018)
Le visage de Jimi (Cédric Luvuezo) s'éclaire dans l'obscurité. C'est un visage qui écoute, qui re-garde, qui passe la nuit à chercher Sayenna Calmels pour lui remettre un colis livré chez lui par erreur. Il prend son travail de messager à cœur et n'a pas l'intention de se reposer avant d'avoir retrouvé la destinataire. Il appelle ses voisins de l’immeuble d'appartements pour leur demander où il pourra la trouver, s’avance sous les arcades jusqu’à la porte de Benny. Benny le fait entrer, dans l’idée qu’il l’aide à rattraper ses perruches qui virevoltent dans la chambre.
Ce qui suit rappelle le moment dans The Birds (Alfred Hitchcock, 1963) où Melanie se présente comme vendeuse dans un magasin d’oiseaux afin d’attirer l’attention de Mitch, qu’elle aime secrè-tement. Quand elle essaie de saisir un inséparable dans sa cage, l’oiseau s’échappe, créant un joyeux désordre. Il volète entre les cages aux oiseaux multicolores, juste hors de portée des ongles au vernis rouge de Mélanie. Finalement, l’oiseau est attrapé sous le chapeau noir du bour-reau des cœurs. L'oiseau est capturé et le cœur de Melanie est conquis.
Les perruches de Benny constituent elles aussi le prétexte pour un rapprochement. Jimi accepte à contrecœur d’aider son voisin, comme s'il redoutait de lui aussi disparaître sous un chapeau. Les mains des deux hommes battent dans les airs et effleurent les plumes des oiseaux. La caméra suit leur vol, balayant ainsi la chambre de Benny. Les murs sont ornés de photographies, de petites peintures, de souvenirs, qui révèlent la vie tapie derrière la porte d'entrée. A peine les animaux sont-ils à nouveau enfermés dans leur cage, que Jimi s’en va frapper à d'autres fenêtres et portes, comme pour atteindre ce qui se trouve à l’arrière de toutes ces surfaces brillantes. Il se sentait pris au piège par Benny, alors que son esprit était déjà occupé par le paquet de Sayenna. Il ne s’agit pas d’amour, mais d’un élan du cœur. Et parfois, ces passions sont inexplicables.
L’impératif de la livraison du colis se fait de plus en plus pressant, comme une lourde charge repo-sant sur les épaules de Jimi. Pourtant, le colis se balance comme s’il faisait fi de la gravité dans un sac en plastique bleu clair et se pose sans peser sur ses genoux. Jimi le tient à deux mains, plutôt par dévouement à la tâche que parce que ce serait trop lourd pour une main. Au fur et à me-sure de son errance, on s’aperçoit que le colis est extrêmement léger, voire même vide. Cette va-cuité se manifeste avec une évidence croissante en tant qu’épicentre – pesant mais sans poids – du film.
La boîte est un vrai MacGuffin, terme utilisé par Alfred Hitchcock pour désigner un objet qui pro-pulse l'intrigue du film sans que sa signification intrinsèque ne soit jamais révélée. L'objet est le centre de gravité du film et, tout comme la gravité, il influence son environnement sans être visible. Bien que dépourvu d’intériorité, l'objet est capable de diriger la réalité.
Qu’y a-t-il dans ce MacGuffin qui ne pèse pas ? A l'imagination du spectateur de remplir son con-tenu. A nous de remplir la boite, tout comme les mots d'un livre que l’on charge de réalité. Notre attachement au film est intimement lié aux doigts fins qui chérissent la boîte plus qu’ils ne la por-tent, notre attention est sous la protection de Jimi. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que nous prenons tant de plaisir à le regarder, et en particulier son visage.