← Part of the Issue: Ma vie filmée

Génétique textuelle

Texte pour Valérie Pozner

Quand on parle de genèse pour une oeuvre, que ce soit un livre, une peinture, une composition musicale, un film, etc., je pense que c’est pareil, du moins dans le processus. Il y a soudain une idée – je dirais plutôt une perception, une sensation – qui surgit, qui doit être réalisée ou concrétisée, transformée en oeuvre d’art, avec des outils, des supports et des moyens divers, simples ou complexes. C’est rarement immédiat, mais ça peut l’être (comme une peinture de Pollock ou un film de Jonas Mekas). En général ça prend du temps, il y a tout un cheminement, un parcours qui présente beaucoup de difficultés et d’embûches. Pour un film, on parlera volontiers de barrières économiques, d’entreprise à mener, avec un plus ou moins grand nombre de collaborateurs. Il y a bien sûr une différence entre un film réalisé artisanalement (où on est l’auteur complet du film) et un film produit dans le système industriel (qui coûte beaucoup d’argent) mais même dans mon cas, de film fait sans argent, sans décor, sans éclairage, tourné très vite avec une équipe réduite à 2 ou 3 personnes, on dépend toujours d’autres personnes, du temps, des laboratoires, des studios, etc.

Pour ma part, j’essaye autant que possible qu’il y ait le moins d’écart entre l’idée et le film, le moins d’interférence entre le projet et l’oeuvre, ce qui est littéralement impossible.

Il y a deux écoles. Il y a ceux qui écrivent le film avant de le réaliser. Ils font des plans. On pense à Eisenstein, à Hitchcock, qui dessinaient toutes leurs scènes au millimètre près, indiquant les positions et les mouvements de caméras, les grosseurs et les durées de plans etc.

(Avant d’écrire les Immémoriaux, Victor Segalen avait réuni toute une documentation sur l’Océanie, avait dressé des listes de livres et publications sur les îles du Pacifique, il en recopiait des passages entiers en marge de ses manuscrits et ces notes, qui devaient rendre plausible son roman, expriment bien le cheminement de sa pensée.)

Et ceux qui écrivent – comme je le fais, directement avec les images et les sons, avec ce qui se présente à la caméra au moment où on tourne.

Mais même si je filme sans projet écrit, sans intention manifeste, j’ai tout de même autour de moi plein de notes (écrites), des photos, des carnets d’adresses, de la documentation, des archives personnelles, qui serviront (ou qui ne serviront pas) au film.

Il y a donc toujours des documents préparatoires, des brouillons, des esquisses, des repérages tout comme dans un scénario traditionnel, qui ne sont pas considérés comme l’oeuvre, mais qui aujourd’hui acquièrent souvent cette propriété (comme par exemple les esquisses de Hergé), se monnayent, deviennent des bonus, servent à faire des remakes, des making off, etc...

J’ai besoin de me plonger directement dans l’oeuvre à faire, plonger dans la matière avant même qu’elle ne me révèle mes intentions et mes obsessions, partir sans savoir si je vais y arriver, filmer sans être sûr que cela deviendra un film. Bref, éprouver le film avant de le voir, avant de le faire.

Et donc tous ces éléments premiers qui me permettent d’accéder à l’oeuvre, sont constitutifs de l’oeuvre, chaque plan aura été nécessaire, aura permis aux autres d’exister. L’oeuvre est en perpétuelle transformation même si, en fin de parcours, on opère un choix au montage.

J’ai très longtemps eu le sentiment que je ne pouvais pas monter mes films, que je devais tout garder tel quel, dans l’ordre chronologique. Tout, c’est à dire les bonnes et les mauvaises prises, les blancs, les arrêts et démarrages de caméra et aussi les accidents de tournage ou de laboratoires. J’étais frustré de ne pas avoir de caméra greffée dans mes yeux afin de pouvoir filmer à tout instant tout ce que je voyais, au moment où je le voyais.

Et c’est la raison principale pour laquelle je ne peux rien jeter. Parce d’abord c’est ma vie qui est filmée, ainsi que celle de mes amis proches, que ça fait partie de mon corps, comme des excroissances de mon corps, que je les considère un peu comme des livres sacrés, dont on ne peut se débarrasser. Je pense à François Truffaut qui ne voulait pas jeter les plans où il avait filmé Jean- Pierre Léaud, son « fils adoptif », son double en cinéma.

Dans le cinéma commercial, une fois que le film est terminé, que les copies sont tirées, on finit par jeter tout ce qui n’est pas nécessaire au film, les doubles, les chutes, les plans non utilisés, etc… (comme un écrivain qui jetterait ses brouillons)

Il est vrai aussi que mes films peuvent ressembler à des brouillons, des esquisses, des projets de films plutôt que des films, des produits finis, bien composés, figés une fois pour toutes.

Je dis toujours : je ne fais qu’une seule prise, je ne recommence jamais deux fois le même plan (« On ne se couche jamais dans la même eau » – Héraclite). C’est que je considère toutes les prises comme premières, originales, utilisables, avec leurs qualités et leurs défauts.

(1) Mes sept lieux (Boris Lehman, 2014)

Classement, conservation et disparition

On sait que certains écrivains ont brûlé (volontairement) leur manuscrit (Malcolm Lowry) ainsi que certains cinéastes (involontairement) leur film, comme Flaherty (Nanook l’Eskimo) avant de les refaire.

Dans cette manie de tout garder, il y a certes le syndrome du collectionneur. Conserver pour ne rien perdre et ne rien oublier. Ensuite, copier un grand nombre de fois les éléments, les multiplier et les disperser, afin de les empêcher de disparaître (douce illusion). Mais c’est un paradoxe : plus il y a d’éléments, plus il devient difficile de les ordonner et de les retrouver, le classement idéal devient impossible et finalement les choses se perdent dans la masse (cf. La bibliothèque de Babel de Borges).

Dans le cinéma, les éléments constitutifs du film, ce sont les images et les sons, mais ils se présentent sous plusieurs formes : positifs, négatifs, bandes lisses, bandes perforées, images et sons digitalisés, etc. il n’y a pas que les originaux et les copies, chaque élément est un original, qui a sa fonction, et, du fait de la multiplication de tous ces éléments, il y a d’emblée une difficulté à les classer, à les avoir tout le temps sous la main, devant les yeux.

Chez moi, c’est rangé dans différents lieux de dépôt ou d’entrepôt, dans des caisses, dans des boîtes ou sur des étagères. On se sert bien entendu de fiches, de listes, de cahiers de notes pour s’y retrouver.

Les films sont donc en attente, en attente d’être ou non utilisés (résurrection- exhumation) et d’entrer dans l’oeuvre (ou les oeuvres) possible(s). Ils ne sont jamais du passé pour moi, ce ne sont pas de vieilles images, ils redeviennent immédiatement du présent. (Je viens de finir un film dont les images avaient été tournées il y a 15 ans). Mais il ne s’agit pas dans mon cas de recycler des chutes, il s’agit que les plans tournés trouvent leur place à un moment donné. Le temps joue un grand rôle là-dedans. L’oubli est très important avant la phase de la révélation.

C’est souvent la déambulation, la patience et le hasard qui permettent de les retrouver, d’en retrouver un certain pourcentage, c’est ce qui fait le film chez moi. Toutes ces choses qui attendent d’être sorties de leur boîte et finissent par se recoller, le moment venu, pour vivre une (deuxième) vie.

L’inachèvement

L’oeuvre est toujours en chantier, elle est un chantier. A l’instar de Kafka, Orson Welles n’arrivait pas à finir ses films, ni Eisenstein… Parce qu’il y aurait toujours un plan qui manque, quelque chose à rajouter, quelque chose à corriger. Chaque choix est une douleur, il efface ou empêche les autres possibles. (V. Picasso dans le Mystère Picasso) C’est un désir de perfection, et sans doute aussi la peur de rater qui nous maintiennent dans cet état de suspension. Mais à force d’hésiter, d’attendre, de tout le temps modifier, l’oeuvre se fragilise, s’autodétruit (le Don Quichotte de Welles). Le film va à sa perte, si on n’y prend pas garde, et risque de disparaître.

C’est souvent le film lui-même qui décide, qui commande, qui me dicte ce qu’il faut faire. C’est lui qui finit par me construire, qui me définit et me révèle. Le film a toujours le dernier mot. J’ai souvent eu cette impression d’avoir fait un film non désiré (non voulu).

Le fait que l’oeuvre soit à mes yeux incomplète, inachevée, détermine aussi ma façon de la montrer. Je dois l’accompagner, être présent pendant la projection, qui est chaque fois différente. Il faut cesser de voir une oeuvre comme une chose close, figée, finie une fois pour toutes. L’oeuvre est ouverte et insaisissable dans sa totalité. Elle a besoin de la participation du public pour exister.

(2) Tentatives de se décrire (Boris Lehman, 2005)

Montage, modifications de l’oeuvre, variantes, corrections

L’oeuvre est toujours en chantier. Elle évolue selon les circonstances et le temps. La coupe est quelque chose de très important. C’est évidemment une castration. Quand je montais mon film Couple, regards, positions, j’avais une monteuse qui coupait le jour, et moi je recollais tous les morceaux la nuit, j’avais peur d’enlever quoi que ce soit à ce que j’avais tourné. Souvent, je laisse passer du temps, je retarde le moment fatidique où on doit couper. Je dis : « Attendons voir, laissons encore le plan, regardons-le une dernière fois avant de l’enlever ». Il faut qu’un plan soit vraiment usé avant de le supprimer.

D’autre part, je pense qu’il faut oublier les plans avant de pouvoir les re-regarder, et les monter, avec une distance. Les donc laisser se reposer, comme le vin. Mais ne pas attendre trop longtemps non plus, car il risque de moisir, de disparaître.

Des montages, il y en a toujours plusieurs. Je teste les montages en organisant des projections-tests pour les amis. A chaque nouvelle projection-test, je modifie un peu la structure, les durées, la place des plans. J’essaye, j’expérimente, mais c’est empirique, intuitif.

Après 35 ans, j’aurais bien envie de remonter complètement Le centre et la classe , film de commande réalisé en 1970, qui avait été censuré en partie.

Je voudrais toujours tout changer (comme l’aurait voulu Jacques Tati), rajouter des notes en bas de page (comme on fait dans les livres), des ajouts, des correctifs, des addendas, des post-scriptum, des repentirs, des apostilles, je le fais d’un film à l’autre, et c’est ainsi que je considère que tous mes films forment un ensemble, que chaque film ne représente qu’un fragment. D’une certaine manière, je ne fais qu’un seul film.

Il m’arrive parfois d’utiliser des mêmes images pour des films différents, j’appelle ça une référence, une citation (une autocitation) mais si on regarde attentivement, on verra qu’il y a d’infimes différences. Pour le son, c’est pareil, j’ai quelques archives personnelles (des sons de train, des respirations...) et des musiques par exemple (Schubert, Wagner) qui reviennent de film en film, comme des leitmotivs.

A chaque projection, pour moi, le film change, il est différent. Comme au théâtre, le spectacle est différent à chaque représentation. Mes films peuvent être projetés de façon différente, par exemple en inversant l’ordre des bobines.

Et l’envie ne me manque pas de modifier l’oeuvre au cours du temps. Mais ce qui reste de tous ces états est sans doute quelque chose d’immatériel, de non retrouvable sauf dans la tête des spectateurs présents.

Parcours initiatique

Il faut bien comprendre que ce que je fais n’a rien à voir avec la réalisation de films classiques. Ici, on est plus près de ce qu’on nommerait film de famille (home movie), journal intime, film d’amateur, dont les images seraient comme les photos collées dans un album. On peut en déchiffrer certaines mais les autres resteraient énigmatiques, incompréhensibles. Évidemment, il y a quelque chose de plus que juste un film de famille dans mes films. Il y a une réflexion sur comment je vis et qui je suis, que signifie et vaut ma vie, la question des origines et de l’identité. Il y a toujours une quête chez moi, un parcours, une recherche, je marche, j’avance, mais sans projet, sans véritable but. C’est la question qui avance. La recherche est le film, et toutes les bavures, les faux départs, les digressions en font partie. Sans le vouloir, je fabrique des souvenirs pour le futur. Je filme des moments de ma vie, mais sont-ce les moments importants ? Je ne choisis pas vraiment, c’est plus le fruit du hasard, et des circonstances. Mais c’est vrai que les blancs, les temps morts, les hors-champs, tout ce que ne filment pas les autres cinéastes, prend chez moi une importance primordiale. Même les erreurs font partie de l’oeuvre. Il n’y a donc jamais à proprement parler de déchets.

C’est sans doute le côté expérimental de mon cinéma, le fait aussi de travailler sur moi-même, mon corps, ma voix devenant le matériau même et le fil conducteur du film

Débuts et fins

Où commence l’œuvre ? 

Je me souviens d’une réplique de mon ami (avec qui je n’arrêtais pas de me disputer) qui m’accompagnait dans mon périple mexicain en 1983 alors que je tournais mon film Babel. Il me disait, une fois arrivés au sommet des montagnes : « Voilà. Ici commence notre voyage » et je lui répondais : « Mon voyage a commencé depuis longtemps, à Bruxelles ».

Le début d’un film est capital. Parfois, c’est le titre qui apparaît avant tout. Pinget essayait la première phrase de ses romans pendant des mois. Fassbinder disait volontiers que le premier plan tourné entraînait tous les autres, et le film. Je suis assez d’accord avec cette manière de saisir la pensée. Alors qu’au montage, je monte toujours à l’envers, à rebours, à partir du dernier plan, pour revenir jusqu’au au début. Comme le faisait Jean Rouch.

Palimpseste

Toute oeuvre est faite de toutes celles qui l’ont précédée, elle les contient. Je crois beaucoup à l’anthropophagie de l’art. Aucune oeuvre ne vient de nulle part, quelque chose l’a nourrie, l’a suscitée. Dans Nino Rota, il y a du Bartok, et dans Chaplin du Tchaikovsky, que ce soit conscient ou non. C’est la raison pour laquelle je suis contre les droits d’auteur. Comme Condorcet le disait à l’époque de Beaumarchais, les idées appartiennent à tous, c’est un bien commun, comme l’air qu’on respire ou l’eau qu’on boit.

Sauvegarde et restauration

Serais-je le seul cinéaste au monde à collectionner, à restaurer moi-même mes films ? 

Oui, ma préoccupation fondamentale, depuis que j’ai commencé à faire des films, c’est de les élever comme des enfants, d’être toujours à leur côté, de ne jamais les abandonner. Je les accompagne, je les bobine, je les vérifie, je gère en quelque sorte ma propre cinémathèque, avec le peu de moyens qu’il m’est donné, sans toutes les compétences nécessaires. Je ne possède pas les dépôts adaptés à une « bonne » conservation et je dois faire appel à des laboratoires, des étalonneurs et des studios mieux équipés. Mais je ne prends pas cela au tragique. Au contraire, mes films vivent une étrange vie, tantôt rayonnante, tantôt décomposée.

J’en suis venu à penser que, pour un film, sauvegarder, conserver, c’est précisément projeter – le film n’ayant pas, au sens premier, d’existence s’il reste enfermé dans sa boîte et tant qu’il n’est pas projeté. Mais projeter, c’est aussi le détruire, l’user. Le film est une matière vivante et donc, à chaque projection, il acquiert de nouvelles rides, des traces de passage, des rayures et des brûlures, etc., qui font partie du film, comme les marques de vieillesse chez une personne. Certains veulent les faire disparaître, les nettoyer (opération de lifting), les enlever, ou même les enjoliver (colorisation) mais d’autres, et j’en suis, les acceptent comme quelque chose de naturel et d’irrémédiable. Quand une copie meurt, il est toujours possible d’en retirer une autre. Et chaque copie neuve est un nouvel original.

Texte établi  à partir d'un entretien avec Valérie Pozner. 

Ce texte a été publié comme « Classer/archiver/créer » dans Genesis, 28 (2007).

Un grand merci à Boris Lehman.

 

Image (1) de Mes sept lieux (Boris Lehman, 2014)

Image (2) de Tentatives de se décrire (Boris Lehman, 2005)

ARTICLE
11.09.2019
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.