Carnet de route

Introduit par Gerard-Jan Claes

Après le succès de leurs premières projections en 1895, Auguste et Louis Lumière envoient leurs représentants dans le monde entier pour faire des images et aussitôt les projeter sur place. Alexandre Promio (1868-1926) est ainsi l’un des premiers opérateurs pour les frères. Début 1896, il se met au travail et parcourt le monde entier pour filmer au cinématographe toutes sortes de scènes, depuis le cortège funèbre de la reine Victoria à Londres jusqu’aux tirs d’artillerie en Espagne, en passant par les parades policières à Chicago et l’animation du centre-ville bruxellois. À l’époque, ces prises de vue ne sont pas qualifiées « d’images » mais de « vues animées ». Plus qu’une nouvelle forme d’art, la cinématographie est alors considérée comme de la « photographie plus mouvement ». Comme l’écrivent Maurice Bardèche et Robert Brasillach dans leur histoire du cinéma muet : « C’est ainsi que le cinéma débuta tout naturellement par les actualités, celles-ci étant le développement naturel de la carte postale, comme les scènes de genre sont le prolongement de l’album de famille. »1

En 1925, dans son Histoire du cinématographe : de ses origines à nos jours, George-Michel Coissacs publie un long extrait du Carnet de route de Promio. L’opérateur y décrit l’étonnement et l’enthousiasme que suscite le miracle du cinéma dans le monde entier. Selon Philippe Chevalier, si ces notes ne sont certainement pas celles d’un théoricien du cinéma, elles sont au moins celles « d’un penseur, en particulier lorsqu’il décrit l’un des premiers travellings de l’histoire du cinéma. »2 À Venise, le collaborateur des frères Lumière a ainsi l’idée de filmer la ville d’eau depuis une gondole. Contrairement à ses autres plans dans lesquels une caméra fixe capture des objets en mouvement, Promio réalise que le mouvement peut être désormais créé par l’appareil qui lui-même glisse sur les façades immobiles de Venise. Conscient de cette profonde évolution, il envoie sa prise à Lyon pour approbation : « La réponse fut favorable. »

Gerard-Jan Claes

(1) Alexandre Promio, 1896

J’eus la bonne fortune d’assister, en juin 1895, à la première séance de projections animées faites à Lyon par M. Louis Lumière, à l’issue du Congrès de photographie. Comme tout le monde, je fus émerveillé et, depuis ce moment, je fis tous les efforts possibles pour être présenté à MM. Auguste et Louis Lumière. Grace à l’intermédiaire de M. Pascal, que j’avais connu à la Martinière, j’eus l’honneur d’entrer au service de ces messieurs au début de l’année 1896.

Je me mis tout d’abord au courant du nouvel appareil, puis je fus chargé par ces messieurs d’instruire le personnel à former, pour l’envoyer dans les postes qui se créaient en France et à l’étranger. A ce moment, il n’existait qu’un très petit nombre de bandes impressionnées par M. Louis Lumière lui-même ; mais ce très modeste stock fut bien vit insuffisant et, après m’avoir fait faire quelques essais de prises de vue, M. Louis Lumière me demanda de partir en voyage, à l’effet de recueillir le plus rapidement possibles des vues nouvelles pour alimenter les demandes.

Mon premier voyage eut lieu en Espagne. J’étais quelque peu ému. Je me sentais bien seul, entièrement livré à moi-même et je redoutais un insuccès. Un télégramme venu de Lyon, après mes premiers envois, fut un précieux encouragement ; je pris confiance et poursuivis ma route avec moins d’inquiétude.

A Madrid, le cinéma fut la cause indirecte d’une petite révolution au Palais Royale. J’avais fait demander à la reine régente, par l’entremise du Maréchal du Palais, les autorisations nécessaires pour opérer dans les casernes ou sur les terrains d’exercice, cela en vue d’enregistrer des scènes de cavalerie, infanterie, etc. Avec la plus entière bonne grâce, la souveraine avait accordé tout ce que je demandais. Au moment de m’occuper de l’artillerie, ne voulant pas me contenter d’un défilé banal, j’exprimai au maréchal mon désir d’avoir des pièces en action. Il leva les bras au ciel et me dit qu’il ne se chargerait pas de transmettre une pareille demande et que je devais me contenter de ce qui l’avait été accordé. J’insistai cependant et, quarante-huit heures après, je fus avisé que la reine avait donné des ordres pour que six pièces fussent approvisionnées à deux gargousses, cela au grand étonnement des officiers, qui durent avouer que le cinématographe Lumière avait une influence énorme sur les souverains.

Rentré d’Espagne, par Bordeaux, je repartis pour l’Angleterre, où je suis d’ailleurs retourné plusieurs fois, notamment lors des funérailles de la reine Victoria. J’avais loué à un prix exorbitant une fenêtre sur le parcours du cortège et j’eus la chance de pouvoir prendre quelques bandes de cette cérémonie, au moyen de deux appareils placés côte à côte et qu’un aide approvisionnait de bande vierge pendant que je tournais le second instrument. La Société Lumière fut la seule à posséder des vues animées de ce cortège.

A Londres, les projections se faisaient à l’Empire Theater. On projetait huit bandes, qui étaient annoncées et commentées par un speaker. Le succès fut inouï ; la salle regorgeait de monde et, pour un spectacle qui durait tout au plus 12 minutes, l’exploitant du cinématographe Lumière touchait 300 livres sterling par semaine. (Bien qu’à ce moment la livre anglaise n’eût pas atteint les sommets vertigineux où nous la voyons aujourd’hui, chaque représentation était payée 1.350 francs, soit à peu près 100 francs la minute.)

Le voyage suivant eut lieu en Belgique, puis en Suède. A Stockholm, l’inauguration de l’Exposition fut faite solennellement par le roi Oscar, à onze heures du matin. Dans les laboratoires de M. Numa Peterson, je développai, dans deux seaux, le négatif que j’avais impressionné pendant la cérémonie ; je le séchai rapidement et tirait un positif, développé et séché dans les mêmes conditions. Ainsi je pus projeter, à 7 heures du soir, devant le souverain étonné et ravi.

La réversibilité de l’appareil Lumière pouvait seule permettre cette petite surprise.

J’ai peu à dire de mon voyage en Turquie, si ce n’est la très grande difficulté que j’eus pour introduire mon appareil de prise de vues. A cette époque, dans la Turquie d’Abdul-Hamid, tout instrument muni d’une manivelle était suspect ; il fallut faire intervenir l’ambassade de France et puis aussi quelques pièces de monnaie adroitement oubliées dans la main de quelque fonctionnaire, pour obtenir libre entrée. Je pus enfin opérer à Constantinople, Smyrne, Jaffa, Jérusalem, etc.

C’est en Italie que j’eus pour la première fois l’idée des vues panoramiques. Arrivé à Venise et me rendant en bateau de la gare à mon hôtel, sur le grand canal, je regardais les rives fuir devant l’esquif et je pensais alors que si le cinéma immobile permet de reproduire des objets mobiles, on pourrait peut-être retourner la proposition et essayer de reproduire à l’aide du cinéma mobile des objets immobiles. Je fis de suite une bande que j’envoyai à Lyon avec prière de me dire ce que M. Louis Lumière pensait de cet essai. La réponse fut favorable.

Étant en Allemagne, je me trouvais un dimanche à Brême. Ma matinée avait été prise par des opérations qui avaient absorbé le contenu de mes petites boîtes débitrices. Or, j’avais rendez-vous à 3 heures avec le chef d’un régiment de pionniers qui je devais prendre pendant la traversée d’une rivière. Tous les photographes étaient fermés. Que faire ? Dans une très grande rue de Brême, je vis une boutique ouverte : c’était un marchand de cercueils qui, chacun le sait, sont dans ce pays de proportions énormes.

J’expliquai au marchand que j’avais besoin d’une de ces funèbres boîtes pendant quelques minutes, afin d’y trouver l’obscurité nécessaire au chargement de trois châssis. La permission obtenue, je partis à l’hôtel et revins avec du film vierge. Je me couchai dans cette chambre noire improvisée, mis sur mon côté gauche les bandes vierges, sur la droite les boîtes débitrices et, sur ma poitrine, la petite bobineuse. On ferma le couvercle et tout se passa le mieux du monde.

Dans des circonstances analogues, je dus, à Genève, recourir à des moyens de fortune. Étant à l’intérieur de l’Exposition, où j’avais pris pas mal de vues, sans réfléchir au risque de manquer de pellicule, je me trouvai effectivement en présence d’une vue intéressante, mais n’ayant plus de bande.

Cette fois, ce fut un gros muid de la maison Fruhinsolz, de Nancy, qui remplaça la chambre noire absente. L’un des fonds enlevés, je m’accroupis dans le tonneau, qui fut refermé, j’opérai le chargement de mes magasins, non sans ressortit avec une bonne courbature ; puis je courus braquer mon objectif.

Si, en France et en Europe, l’apparition du cinématographe Lumière avait provoqué le plus grand enthousiasme, que dirai-je de ce que je vis aux États-Unis ? Ce pays ne connaissait de la photographie animée que les essais d’Edison avec son Kinétoscope, appareil individuel dont les résultats étaient peu satisfaisants. Aussi, quand les projections furent faites dans une des salles des théâtres Kleith’s, à New-York, ce fut, en même temps qu’un triomphe, une véritable révélation.

Une nuée de journalistes m’entoura – car là-bas la publicité tient dans la vie la première place. On vint me demander un tas de détails, des portraits de MM. Auguste et Louis Lumière et, comme je n’en possédais aucun exemplaire, on mit carrément ma tête (prise à l’hôtel, à grand coup de magnésium par un reporter) en première page des journaux avec ce titre : « The manager of the Lumière’s Kinematograph ».

Je ne pouvais faire un pas dans la ville sans être suivi par une foule désireuse de se faire prendre dans une scène pour se voir ensuite sur l’écran. Combien de fois n’ai-je pas tourné à vide, devant des gens qui venaient se camper à moins de deux mètres de l’appareil… ? 

Je quittai New-York pour Chicago, sans dire à qui que ce fût ma nouvelle destination. Or, à peine étais-je installé à l’Auditorium-Hôtel de Chicago, qu’on me passait la carte de deux journalistes…

Je rendis visite au fonctionnaire qui, à Chicago, remplit des fonctions analogues à celle du préfet de police de Paris. Je lui demandai l’autorisation de prendre quelques vues animées des policemen et des pompiers de cette ville. Il fit d’abord la sourde oreille : mais quand je lui expliquai qu’il s’agissait du cinéma Lumière et que les bandes que je voulais prendre seraient projetées dans le monde entier, concurremment avec les vues des policemen de Londres, des pompiers de Belfast, et de Paris, sa figure se détendit et il me donna rendez-vous pour le lendemain. A l’heure convenue, quel ne fut pas mon étonnement de trouver, rassemblés dans Michigan-Avenue, plus de 5.000 policemen et pompiers que je fis défiler comme je voulus, en tenues différentes et à l’allure que j’indiquai.

Le directeur du théâtre où se faisaient les projections de nos vues m’adressa une invitation accompagnée d’un coupon de loge pour que j’assistasse à la soirée. J’acceptai, et le soir je me rendis au spectacle où une loge entière du rez-de-chaussée m’était réservée. Les numéros du programma se poursuivirent sans incident, puis vint le tour du cinéma. Comme en Angleterre, les vues étaient présentées par un speaker. J’appris plus tard que, ce soir-là, c’était le directeur en personne qui s’était chargé de ce soin. Or, entre la quatrième et la cinquième vue, il prit la parole en ces termes : « Mesdames et Messieurs, le représentant de MM. Lumière, les illustres inventeurs du cinématographe, vient d’arriver dans notre ville et je me fais un agréable devoir de vous le présenter. » Un coup de timbre, l’obscurité se fit et, sans que j’eusse eu le temps de faire un geste, je me trouvai violemment éclairé par un projecteur placé aux galeries et dont les rayons lumineux avaient été réglés d’avance sur la place qu’on m’avait assignée. Et de partout les applaudissements éclatèrent.

L’engouement du public pour le cinéma fut quelque chose d’inouï. Il faut avoir vécu les premières heures de ces projections pour se rendre compte de l’effet produit. Il ne s’agissait cependant que de petites bandes, peu nombreuses, manquant de fixité parce que les doigts d’entraînement agissaient directement sur la bande, sans le secours d’un rouleau débiteur…

 

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Danse au bivouac (Alexandre Promio, 1896) | Madrid, Espagne [camp de Vicálvaro]

 

Enfants pêchant des crevettes (Alexandre Promio, 1896) | Angleterre

 

Les pyramides (vue générale) (Alexandre Promio, 1897) | Gize, Egypte

 

Panorama du Grand Canal pris d’un bateau (Alexandre Promio, 1896) | Venise, Italie

 

Broadway (Alexandre Promio, 1896) | New York, Etats Unis

 

Défilé de policemen (Alexandre Promio, 1896) | Chicago, Etats Unis

 

  • 1Maurice Bardèche et Robert Brasillach, Histoire du cinéma. I. Le cinéma muet (Paris : Les sept couleurs, 1964).
  • 2Antoine de Baecque et Philippe Chevallier (eds.), Dictionnaire de la pensée du cinéma (Paris : Presses Universitaires de France, 2012).

Ce texte a été publié originalement dans Georges-Michel Coissac, Histoire du cinématographe: de ses origines à nos jours (Paris : Éditions du Cinéopse, 1925).

ARTICLE
27.05.2020
NL FR EN
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.