Documents de travail Golden Eighties
Synopsis et personnages
Les morceaux de texte ci-dessous sont issus des archives de la Fondation Chantal Akerman et font partie du matériel de travail d’Akerman pour Golden Eighties (1986).
Synopsis
Une comédie musicale.
Sur l’amour et le commerce.
Burlesque, tendre, frénétique.
Tout est parti du lieu.
Une galerie marchande. Plus précisément la Galerie de la Toison d’Or.
Un espace qui fait de chacun le spectateur de tous les autres et un acteur malgré lui : lieu idéal pour une comédie musicale. Tout y est spectacle.
Les personnages s’y meuvent comme des héros, leurs mouvements ressemblent à des ballets.
Les allées, les vitrines, les cabines apparaissent tour à tour comme des scènes avec côté cour et côté jardin.
Des larges allées dallées de marbre ; de silencieux escaliers mécaniques ; une température toujours douce, apparemment hors du temps, de l’histoire et des intempéries mais tout à côté...
Une enfilade de luxueuses boutiques de verre aux vitrines accrocheuses derrière lesquelles on entr’aperçoit des visages maquillés, on accroche parfois un regard, de femme ; le plus souvent.
Des femmes qui n’ont pas toujours choisi de se retrouver derrière une vitrine, où elles sont presqu’aussi exposées que ce qu'elles sont censées vendre, parfois aussi éclairées. Comme des actrices mais sans le plaisir de la scène, comme des femmes qui vendent leur corps alors que le leur sert seulement à vendre.
Et qui pourtant peuvent apparaître comme les dernières stars sous leurs rampes lumineuses, intouchables et pourtant si proches, séparées seulement du public par une porte de verre toujours ouverte.
*
Il y a un étranger, un américain, Eli qui traîne depuis le matin dans les allées de la galerie, qui s’attarde un peu trop longtemps devant les vitrines, qui dévisage avec insistance les vendeuses.
Il nous mène ainsi à Aurore dont l’amoureux est parti faire fortune de l’autre côté de l’Atlantique, ensuite à Mado, la jeune coiffeuse qui aime sans retour Robert, le beau vendeur qui lui, convoite Lili et veut l’arracher à Monsieur Jean dont on dit que c’est un grand gangster.
Ensuite Eli sera brutalement confronté à Jeanne, une femme qu’il n’a jamais réussi à oublier depuis la guerre et qu’il ne s’attendait pas à retrouver là, mariée et derrière le comptoir d’une boutique. Jeanne qui faillira se jeter à l’eau ; recommencer une nouvelle vie avec lui !
Jeanne qui nous amènera à Monsieur Jean, fou d’amour pour Lili, Lili à celui qu’elle aime en cachette, Robert son voisin et vendeur dans le magasin de ses parents, lesquels parents convoitent le magasin de Lili qu’ils voudraient bien ajouter au leur afin d’augmenter leur surface de vente. Mais... etc etc.
*
Ainsi commence notre comédie qui va se dérouler en trois jours et deux saisons.
Une comédie où les personnages parleraient vite, se déplaceraient vite et sans cesse, mus par le désir, les regrets, les sentiments et la cupidité ; se croiseraient sans se voir, se verraient sans pouvoir s’atteindre, se perdraient sans que nous les perdions de vue pour se retrouver enfin...
*
Où au fur et à mesure du déroulement du film, les intrigues se resserreront, se précipiteront alors que les sentiments s’exacerberont.
Ce sera alors comme une machine folle qui s’emballe... pour soudain retrouver son calme dans la dernière image, où pour la première fois on apercevrait enfin, dans la lumière du soleil couchant, le « monde extérieur », le boulevard sur lequel débouche la galerie, avec les voitures, les tramways qui passent, l’autre vie...
Les personnages
Jeanne Schwartz
La cinquantaine, belle, animée, secrète.
Des rêves jamais réalisés. Sans doute des regrets. Pourrait dire comme Léautaud : « Je regrette tout » – mais sans l’amertume, sans l’aigreur.
Elle a su tirer d’expériences douloureuses, de ses déceptions sentimentales une sorte de philosophie.
Gaîté tendre et constante. D’origine juive polonaise, elle a été déportée à seize ans (on voit encore son numéro matricule tatoué sur son avant-bras) mais elle n’en parle jamais. Elle ne parle jamais non plus du mariage blanc conclu après la guerre qui lui a permis d’acquérir la nationalité française. Maintenant remariée à David Schwartz, petit industriel bruxellois c’est une des plus anciennes commerçantes de la galerie...
Bonne mère, épouse fidèle et dévouée, apparemment sans problèmes, son heureuse humeur, sa douceur font d’elle la confidente d’une bonne partie des commerçants de la galerie comme celle de beaucoup de ses clientes. Mais elle-même ne se confie à personne.
David Schwartz
Soixante ans.
L’époux de Jeanne. Dirige en dehors de la galerie un petit atelier de ganterie qui périclite. Brave homme – un peu pataud, n’a toujours qu’un but dans la vie : faire de l’argent et, bien qu’ayant déployé dans ce but une prodigieuse énergie, n’y a jamais réussi, y a même perdu le peu qu’il possédait et est maintenant criblé de dettes. Mais il ne se décourage jamais, est toujours prêt à repartir à zéro, à « innover », se gargarisant de discours où il tente d'expliquer la situation du petit commerce en remontant au déluge, propose des remèdes infaillibles, déclare à chaque nouvel échec qu’il a enfin « trouvé la solution », toujours prêt à commettre de nouvelles erreurs...
Jeanne l’écoute d’une oreille distraite, mais lui reste fermement attachée : c’est un homme foncièrement bon, et elle le sait. Les Schwartz ont deux enfants, deux filles, maintenant majeures. L’une est gérante d’une grande surface à Namur, l’autre « vit sa vie » à Paris.
Serge Fillmann
Cinquante-cinq ans.
De nationalité française. Ingénieur. L’entreprise de construction métallique pour laquelle il travaillait, vient de déposer son bilan. Il est donc au chômage mais il a touché une forte indemnité et, paradoxalement, il prend la chose du bon côté. Il n’a personne à sa charge, ni femme, ni enfant ; pour lui, ce licenciement c’est comme des vacances. Jusqu’à présent l’amour tenait peu de place dans sa vie entièrement consacrée au travail.
Quelques liaisons passagères, c’est tout. Et du fait de ce loisir soudain, le voici redevenu comme un adolescent : toutes les femmes l’attirent ; il ne peut en croiser une sans en tomber immédiatement amoureux. Jusqu’au moment où il retrouve Jeanne... Jeanne, il a conclu avec elle, à Paris, en, 1948, un marché, un mariage blanc, afin de lui conférer la nationalité française. Ils ont divorcé et il ne l’a plus revue depuis. Mais, au fond, il n’a jamais cessé de rêver d’elle. C’est pour cela qu’il ne s’est jamais marié, il s’en rend compte maintenant.
Il est de ces hommes qui, (nous allons encore citer Léautaud) : « aiment mieux rêver qu’ils font l’amour avec une femme qu’ils aiment que faire l’amour avec une femme qu’ils n’aiment pas. »
Aurore Devigne
Trente-deux ans.
Tout par l’emplacement de son magasin– une minuscule cafeteria – que par son tempérament, elle est à l’opposé de Jeanne, et néanmoins sa meilleure amie. Autant cette dernière est discrète, réservée, autant Aurore est expansive, extériorise ses moindres sentiments. Sa cafeteria, comme le magasin de Jeanne est un rendez-vous des cœurs brisés. Mais ce qu’on sollicite d’elle ce n’est pas, comme de la part de Jeanne, de la compréhension, de la compassion, mais des leçons d’optimisme. D’où, avec elle, une sorte d’intimité plus extérieure. (On est peut-être plus sincère avec Jeanne et plus euphorique avec elle). Aurore vit seule avec son fils Joël, âgé de quinze ans. De père inconnu, ce garçon plutôt timide l’intimide. En sa présence elle, toujours si animée, devient terne. Il est vrai qu’elle n’est pas à une contradiction près. Se contredire d’un quart de seconde à l’autre est même un trait essentiel de son caractère. Ainsi elle fume tout le temps, boit tout le temps et parle tout le temps d’arrêter, mais dit aussi que c’est con d’arrêter.
Elle croit à l’astrologie, parle de l’amour avec gravité, tient des discours pseudo-philosophiques, explique (ou tente d(expliquer) chaque pas qu’elle fait dans la vie.
Elle a un amoureux, « l’amour de sa vie », qui est parti faire fortune au Québec : il lui écrit de Montréal des lettres enthousiastes où les informations économiques se mêlent à des déclarations enflammées. Elle apprend ses lettres par cœur et en récite des passages à ses amis, à ses clients. Aurore et Jeanne sont les deux pôles d’un espace sentimental, comme leurs magasins sont situés à deux extrémités de la galerie.
Mado Morin
Vingt et un ans. Première du salon de coiffure. De famille ouvrière, le milieu commerçant dans lequel elle se trouve plongée exerce sur elle un formidable prestige – comme la noblesse sur Monsieur Jourdain.
Elle est en adoration devant Robert, lui attribuant toutes sortes de qualités (beauté, distinction, élégance, instruction etc.) dont il est absolument dépourvu.
Lit comme les jeunes shampouineuses, ses camarades, beaucoup de B.D. sentimentales et de romans photos : sa façon d’envisager l’existence en est totalement imprégnée.
Joël Devigne
Quinze ans.
Le fils d’Aurore. Élève à l'athénée voisin. Joli garçon timide et maladroit : ses lacets sont toujours défaits, il trébuche tous les vingt pas, n’est pas habillé « moderne ».
Lorsqu’il veut aider sa mère à la cafeteria, il déclenche des catastrophes (fait tomber les sandwiches par terre, verse le café à côté des tasses, répand la salade de tomates sur les genoux des clients).
Il est toujours « dans la lune ».
N’est vraiment intéressé que par des choses en marge (religion, vie de l’âme après la mort etc.).
Les petites shampouineuses du salon de coiffure lui courent après. Il ne voit rien, n’aperçoit pas leurs manœuvres.
S’il éprouve quelque passion amoureuse c’est uniquement pour sa mère, laquelle le devine plus ou moins, d’où sa gêne, son attitude empruntée lorsqu’elle se trouve en présence de son fils.
Liliane Branque (dite Lili)
Environ vingt-cinq ans.
Attirante, belle, fantasque, avec des éclairs de vulgarité qui sont signes d’un sang trop riche. Trépigne d’ennui dans son magasin.
« Femme libre » comme on dit, se fait entretenir mais aime ailleurs...
S’est toujours trompée dans ses amours...
Sa beauté, son air parfois hautain, font peur à certains hommes, en attirent d’autres.
Ainsi Monsieur Jean, l’homme d’affaires véreux qui est fou d’elle et qui l’entretient.
Il l’aime trop, elle le fait marcher… Peut-être est-ce parce qu’elle souffre d’être mal aimée.
La famille Simon
M. et Mme Simon dirigent avec leur fils Robert un des magasins de confection les plus importants de la galerie. Ce magasin est situé dans la rotonde centrale. Il est voisin du magasin plus petit de Lili qu’ils voudraient bien absorber mais l’idylle entre leur fils Robert et Lili contrecarre plutôt leurs projets qu’elle ne contribue à les réaliser : Lili a « mauvais genre », ils n’en veulent pas dans leur famille, elle n’a aucun don pour le commerce, alors que la petite Mado, la première coiffeuse de chez Sylvain, le salon situé en face de leur magasin, ferait une bru parfaite...
Enfin ils traitent Robert comme s’il avait encore douze ans. Celui-ci se révolte mollement. Son intrigue avec Lili est sa façon à lui de se rebeller. Il est un des nombreux motifs de dispute entre ses parents, mais il y en a bien d’autres.
L’atmosphère chez les Simon ne cesse jamais d’être à l'orage. Ils ne forment un bloc uni et souriant qu’en présence du client, de la cliente.
Jean Timmermans (Monsieur Jean)
C’est apparemment un dur, un « homme fort ».
Il fait la leçon à Joël qui dit ne pas aimer le sport
Grand, musclé, il dégage une impression de puissance physique – mais dans certaines situations, il se révèle parfois balourd, maladroit ; il le sait et il en souffre.
En « affaires », c'est un champion. Spécialisé dans l’import-export de produits avariés et de gadgets en provenance du Sud-Est asiatique parfaitement inutilisables.
A quoi s’ajoutent, dit-on, des trafics moins licites (drogues douces, fausse monnaie, alcools frelatés, etc.) Mais jusqu’à présent il semble se maintenir dans les bornes de la légalité. Par ailleurs catholique, marié, bon père de famille, il ne trompe sa femme qu’avec des professionnelles. Mais devant Lili, c’est un autre homme, il se décompose, il n’est plus qu’un pauvre être éperdu d’amour, presque attendrissant de maladresse. On le moque, on le malmène, on le gruge et il pleure, implore, prêt à casquer, casquer encore et toujours sans jamais rien obtenir en échange.
Le salon de coiffure
Sylvain et Chantal Labarre sont les patrons du salon de coiffure situé en face du magasin Simon. Ils règnent (sur fond sonore de valse viennoise dont Sylvain, friand d’opérettes, abreuve sa clientèle) en souverains absolus sur le petit monde des clients et la troupe des jeunes coiffeuses, organisées hiérarchiquement de la coupe au shampoing.
Les jeunes apprenties forment un chœur chuchotant et papotant sans, cesse à voix basse, dévoré de curiosité, colportant tous les ragots, pris de brusques fou-rires, toujours à l’affût du moindre incident, du moindre conflit, et prêt, comme le chœur de la tragédie antique, à prendre parti pour les uns ou pour les autres. Certaines sont originaires des milieux populaires urbains, d’autres de la campagne, certaines ont acquis un certain vernis, d’autres gardent la simplicité de leurs origines. Pour toutes, le moindre incident personnel, un bas qui file, une tache sur un pull, prennent les proportions d’une immense catastrophe.
Une grève, un changement de ministère, un conflit armé, un tremblement de terre faisant des milliers de morts, leur paraissent dérisoires à côté de ces petits ennuis de leur vie quotidienne.
Les clientes ont, dans leurs rapports avec les coiffeurs, à la fois une sorte de familiarité complaisante et une attitude humble, anxieuse de demande, d’interrogation inquiète : c’est que de la réussite (ou du ratage) d’une coupe ou d’une mise en plis peut dépendre entre autres, leur moral durant toute une semaine, leurs succès ou leur échec en affaires, ou en amour, leur confiance en elles-mêmes.
Quand à Sylvain et à Chantal, par leur langage, leurs manières, leur mode de vie, ils ont fini par ressembler à leurs clientes bourgeoises – avec parfois une légère fissure dans le vernis...
Les « fratelli Rosetti » (Franco et Massimo)
Ce sont deux jumeaux, natifs de la banlieue milanaise. Leur affaire est la seule de la galerie (avec la cafétéria et le salon de coiffure) qui marche rondement. Mais c’est autant leur charme personnel que l’excellente cuisine de leur mère (cantonnée devant ses fourneaux), qui assure la renommée de leur restaurant fréquenté régulièrement par une légion de dames d'un certain âge qui, sirotant leur sambucca, en les regardant déambuler avec grâce entre les tables, rêvent peut-être d’impossibles amours méditerranéennes…
Toutes les images sont republiées avec l’autorisation de la Fondation Chantal Akerman.
Les archives de Golden Eighties, ainsi que de nombreux autres documents liés à d'autres œuvres de Chantal Akerman, sont actuellement exposés dans le cadre de l'exposition Chantal Akerman : Travelling à Bozar.