L’attente de Sergueï Loznitsa
« Lorsque notre sommeil n’est rien qu’un œil /non – sommeil-acteur agissant/... »
Guennadi Aïgui1
Lors d’un entretien au Cinéma du réel en mars 2004, Sergueï Loznitsa me raconta qu’un souvenir d’enfance était à l’origine de son court métrage L’attente. Lorsqu’il rendait visite à sa grand-mère avec ses parents, ils voyageaient en train de nuit et se trouvaient forcés de faire halte dans une gare isolée dans la campagne dans l’attente d’une correspondance. A leur arrivée, tout le monde dormait déjà. La famille quittait la salle d’attente avant l’aube, dans un état de demi-sommeil. « Nous nous sentions vivre dans une autre réalité, dans un état entre veille et sommeil. Il y avait un abîme entre ces deux états » se souvient le cinéaste.
Comment filmer le sommeil ? Les corps endormis se livrent au regard dans un état de vulnérabilité et de souffrance souvent. Les contempler provoque chez le spectateur un sentiment de contrariété, comme s’il s’agissait d’un acte indécent, d’une curiosité malsaine. Cela d’autant plus lorsqu’il s’agit de dormeurs réunis par le hasard d’un voyage dans le huis-clos d’une salle d’attente. La promiscuité du lieu les oblige à adopter des poses inconfortables qui les supplicient.
Ce lieu, enfin, ne représente-t-il pas l’antichambre létale, la communauté des corps tourmentés par l’exode ?
Certains artistes ont su traduire semblables situations en évitant les pièges évoqués et en suscitant au contraire, chez le lecteur ou le spectateur, l’émotion que procure la vision d’une beauté mortelle, pour reprendre l’expression du poète anglais Gerard Manley Hopkins. Je pense au sculpteur Henry Moore lorsqu’il dessine, en 1940, les Londoniens dormant dans le métro pendant les alertes. Le cinéaste arménien Artavazd Péléchian filme avec limpidité et amour les visages endormis des passagers d’un train les ramenant au pays (Fin, 1982).
Sergueï Loznitsa explore dans ce premier court métrage L’attente un état limite à travers des images somptueuses où ténèbres et lumières se répondent.
Comme il le fera dans les films suivants, le cinéaste choisit de filmer un lieu unique, la salle d’attente d’une réunissant une communauté de passage, les dormeurs, dans l’attente de l’aube qui verra l’arrivée du train.
Il réalise de longs plans séquences des dormeurs isolés ou en petits groupes, de leurs visages ou de leurs corps, des mouvements qui animent parfois leur immobilité.
Le son est aussi important que l’image, sinon davantage. Qu’il s’agisse du sifflement du train et du fracas des roues, du grincement des portes, du mugissement du vent, ou des respirations, des soupirs et des râles. L’épaisseur des ténèbres est traversée de bruits et la nuit remue, vivante.
C’est également, tout autant que par la lumière, que le cinéaste évoque pour une oreille fine le passage des saisons et l’éternité insulaire où baigne la salle d’attente et ses dormeurs. En effet, au début du film, on entend la stridulation des cigales et le bourdonnement d’un insecte dans l’obscurité. Se développe ensuite une partition de bruits évoquant l’automne et l’hiver, la pluie ou la violence du vent.
La plupart des voyageurs dorment repliés sur eux- mêmes. Ils cherchent à se protéger de la promiscuité par des gestes d’une extrême tension. Ils paraissent au supplice parfois. Un jeune milicien dort la tête plongée entre ses genoux. Les corps des dormeurs basculent dans le vide. Un homme s’arc-boute à un banc de bois
Lorsqu’un dormeur frôle son voisin dans son sommeil, il s’en écarte aussitôt, brusquement.
La salle d’attente est un lieu de solitude, mais soudain le cinéaste capte le jaillissement de mains anonymes d’un groupe de dormeurs comme l’écume d’un tourbillon.
Le regard se concentre sur les têtes des dormeurs. Un vieil homme dont la calvitie est auréolée de fins cheveux blancs cache son visage dans ses mains abîmées par le travail de la terre et dont les doigts sont fortement noués.
Un enfant dort la tête renversée, la bouche légèrement ouverte. Ses cheveux sont collés par la transpiration. La caméra quitte lentement son visage et descend pour se fixer sur son corps dressé entre les genoux de sa mère.
Un homme à la barbe clairsemée dort une main posée sur le front. Il respire avec difficulté, émet un léger râle. Une paysanne s’éveille, se passe la main sur le visage, rajuste son fichu et se rendort aussitôt.
La succession de ces portraits de dormeurs suscite un sentiment d’intromission de la nuit en notre regard, comme si nous étions soudain physiquement transportés dans cette seconde vie qu’est le rêve, ces portes qui nous séparent du monde invisible, comme le pensait Gérard de Nerval.
- 1Festivités d’hiver, traduit du russe par Léon Robel. Les Editeurs Français Réunis, 1978.
Images de Polustanok [L’attente] (Sergei Loznitsa, 2000)
Ce texte a été publié à l’origine dans Images Documentaires 50/51 en 2004.
Un grand merci à Catherine Blangonnet-Auer et à la famille de Serge Meurant.