Cavalo dinheiro
À chaque nouveau film de Pedro Costa, il semble que le cinéaste livre un peu plus les clefs de son travail, en nouant toujours plus fortement ses présupposés formels avec sa provocation politique. Le début de Juventude em marcha substituait au ton de la conversation en chambre de No quarto da Vanda celui de la déclamation tragique. Cavalo dinheiro commence silencieusement par un défilé de photos en noir et blanc. Un décor de misère que l’on identifie aisément : celui des tenements de New York, photographié à la fin du dix-neuvième siècle par un photographe préoccupé des questions sociales et souvent accusé pour cela de « misérabilisme », Jacob Riis. Faut-il penser que c’est pour Pedro Costa, souvent accusé à l’inverse d’esthétiser la misère, une occasion de revendiquer une tradition d’engagement militant ? Ou bien une manière d’illustrer la thèse rageuse que les conditions de vie de « l’autre moitié du monde », plus d’un siècle après, ressemblent toujours à cela ? Mais le trouble éprouvé par le spectateur porte sur autre chose. Ces photographies de rues étroites, de baraques chancelantes et d’intérieurs aux corps entassés lui rappellent quelque chose : les ruelles de Fontaínhas, la chambre de Vanda, la boutique de sa mère, la baraque de Ventura et Lento et même la rivière sur laquelle glissait la barque des deux compères. Et plus tard dans le film, une succession de plans fixes sur les espaces habités par les migrants cap-verdiens semblera mettre les noirs et blancs de la New York d’autrefois aux couleurs du présent de l’Europe postcoloniale. C’est comme si les photos de Riis avaient servi de modèles aux plans du cinéaste, de la même façon que les histoires de zombies de Tourneur avaient inspiré ses personnages de morts-vivants. Comme si la politique des films de Pedro Costa, celle qu’il emprunte au photographe, était d’abord une manière de construire des cadres, de construire l’immédiate union entre la matérialité d’une situation et la matérialité d’un découpage de l’espace.
Mais il faut aussitôt compliquer les choses car, pendant que les photos défilent puis cèdent la place à un portrait d’homme noir peint par Géricault, un bruit de pas commence à résonner, comme en écho à celui qui, dans Juventude em marcha, nous introduisait, avec Ventura, au milieu des peintures du Gulbenkian. Dans Juventude em marcha, après une confrontation silencieuse, d’autres bruits de pas résonnaient dans les souterrains du musée par où le visiteur importun se trouvait évacué. Ici c’est directement dans les souterrains que nous entrons en suivant le bruit des pas. C’est cela que l’art cinématographique de Pedro Costa ajoute au témoignage photographique de Jacob Riis : la narrativisation de l’espace par le bruit du temps. Un bruit du temps qui est lui-même multiple. Il y a le bruit des voix et des pas de quelques individus ; il y a l’histoire de leur vie qu’ils racontent, revivent ou réinventent ; il y a la rumeur de l’Histoire à laquelle leur vie a été mêlée : la colonisation et la décolonisation, les chants de la révolution des Œillets et ceux de la jeune république cap-verdienne. Il y a les résonances qui se tissent d’un film à l’autre ; il y a celles enfin qui mêlent les voix des vivants et des morts et transforment leurs déplacements en voyage mythologique. De film en film, c’est cette dimension mythologique que Pedro Costa a toujours plus affirmée comme le vrai moyen de prendre la mesure de la violence infligée à tous ceux qui ont dû venir perdre leur vie dans les chantiers et les taudis des métropoles du Capital. Avec No quarto da Vanda on pouvait encore s’imaginer voir un documentaire sur les habitants de Fontaínhas. Mais, dans Juventude em marcha, l’illusion réaliste cédait de plus en plus le pas à la reconstruction mythologique. Quand Ventura et Lento dialoguaient à la manière d’acteurs tragiques dans l’appartement brûlé, on avait l’impression d’être passé de l’autre côté, d’être en présence d’habitants des Enfers. Cavalo dinheiro pousse cette logique à l’extrême en mettant en œuvre un principe de condensation radical.
Condensation des espaces d’abord : le rapport de notre monde social aux Enfers mythologiques est figuré comme la circulation de Ventura entre deux niveaux d’un même lieu : les dédales d’un souterrain appartenant au royaume de la mort et les couloirs d’un hôpital ordinaire où une société traite ceux qu’elle a épuisés ou mutilés, ceux qui se rassemblent au début du film dans la chambre de Ventura. Entre le séjour des morts et celui des malades, l’ascenseur de l’hôpital joue le rôle de la barque de Charon. Et l’escalier menant aux souterrains est le lieu d’une autre rencontre entre la vie et la mort. C’est là que Ventura aperçoit d’abord la silhouette d’une nouvelle figure, une nouvelle visiteuse dans l’univers de Pedro Costa : Vitalina, la veuve qui est arrivée trop tard du Cap-Vert pour assister à l’enterrement de son mari, peut-être tombé d’un échafaudage, peut-être simplement mort de la vie que mènent les migrants, mais aussi la femme qui hérite de l’énergie qui semble avoir abandonné Ventura, l’énergie des forces obscures qui circulent entre le pays des vivants et le pays des morts.
Les seules échappées hors de cet hôpital où les fenêtres mêmes semblent opaques, les seuls moments où la nature apparaît, sont les souvenirs et les hantises d’événements traumatisants : le jardin d’Estrela où les immigrés fuyaient les militaires pendant la révolution des Œillets au risque de s’y entre-tuer, ou les abords de la fabrique abandonnée par un patron en faillite. Les lieux au demeurant se transforment les uns dans les autres : le jardin d’Estrela devient un paysage de forêt et de rochers dont on ne sait plus s’il est ici ou là-bas. La fabrique en ruine communique avec l’hôpital mais aussi apparemment avec les bureaux où Vitalina vient réclamer sa pension. Et les personnages eux-mêmes échangent leurs rôles : Vitalina prend un moment la robe du médecin et raconte en première personne ce qui est arrivé à Ventura le 11 mars 1975 ; son mari mort se confond avec l’ancien rival de Ventura qui partage aujourd’hui (mais quel aujourd’hui et est-ce bien lui ?) sa condition de pensionnaire de l’hôpital. Ventura mêle au souvenir ancien d’une contestation sur son salaire l’histoire arrivée à son neveu, trouvant à sa sortie d’hôpital l’entreprise abandonnée et vidée de ses machines.
Mais, bien sûr, ce sont surtout les temps qui se trouvent condensés. L’hôpital est à la fois le lieu où l’on soigne le Ventura d’aujourd’hui dont la maladie nerveuse est rendue sensible par le tremblement incessant de ses mains et l’hôpital militaire où, un jour du printemps 1975, les militaires emmenèrent le jeune Ventura ramassé après une bagarre au couteau avec un de ses collègues – il est vrai que le souvenir traumatique lui-même se dédouble : car les soldats de la révolution y jouent le rôle d’agresseurs avant de jouer celui d’infirmiers ; et une autre séquence nous montre un Ventura vêtu d’un seul caleçon rouge poursuivi dans la nuit par un char militaire pendant qu’un soldat le couche en joue. Comme la réalité et le fantasme, le passé et le présent se mêlent inextricablement. Dans le cinéma ordinaire, le grand écart des temps se règle souvent par l’emploi de deux acteurs de générations différentes. Mais, bien sûr, Pedro Costa n’a qu’un seul « acteur » pour jouer le jeune homme fringant à la chemise brodée et au couteau vite sorti et le vieil homme épuisé traînant en pyjama dans les couloirs. C’est le Ventura d’aujourd’hui qui doit revêtir la parure du jeune coq d’autrefois. C’est lui qui répond aux questions off du médecin d’hier et décline son âge de dix-neuf ans et trois mois avant de déclarer la profession de retraité du bâtiment. C’est lui qui répond aux questions de la Vitalina de 2014 sur son prochain mariage de jeune homme avec sa fiancée Zulmira, ou mène avec son neveu Benvindo (mais est-ce vraiment son neveu ?) cette discussion, non située dans le temps, sur les paroles d’une chanson. Il n’a, pour tous ces rôles et tous ces temps, qu’un seul corps, celui précisément qu’ont façonné les espérances et les désillusions de l’immigré, les blessures sur les chantiers et les frayeurs devant les militaires révolutionnaires ou encore les effets de l’alcool ou de la drogue. Ventura n’est ni un vieil immigré répondant aux questions d’un documentariste sur sa vie ni un acteur jouant le rôle d’un vieil immigré. Il est un homme qui rejoue sa vie, qui la rejoue comme le présent chargé de toute une histoire, la sienne et celle de ses semblables, et n’a pour cela qu’un seul corps avec les marques que sa vie y a laissées, un seul corps en un seul temps, pour montrer le passage de quarante années sur les corps ouvriers. Pour répondre à cela, il faut que chaque image de Pedro Costa se montre capable d’en contenir plusieurs.
On ne peut en effet résoudre le problème en disant simplement que c’est, de toute façon, la même chose qui arrive toujours, la même vieillesse qui commence et recommence dès le jeune âge pour ceux qui sont nés dans la mauvaise moitié. Cette sagesse désabusée est résumée, dans la chambre de Ventura où les douleurs assemblées forment un chœur des esclaves, par les paroles que Tito prononce, le dos tourné, pour dire que les militaires ne changeront rien : « Nous continuerons à tomber du troisième étage. Nous continuerons à être mutilés par les machines. Notre tête et nos poumons nous feront toujours aussi mal. Nous serons brûlés. Nous perdrons la tête. C’est la moisissure qui est dans les murs de nos maisons. Nous avons toujours vécu et nous mourrons toujours ainsi. C’est notre maladie. » Ces paroles semblent énoncer par avance tout ce qu’il y a à dire et notamment les réponses que fera Ventura à son interrogateur invisible : il connaît sa maladie et peut répondre que ce qui lui est arrivé lui arrivera à nouveau. Car cette maladie des hommes sans nom englobe par avance tous les aléas de leur vie, les coups de couteaux qu’ils échangèrent comme les révolutions qui sont passées sur eux. À la fin de Juventude em marcha, Ventura et Lento faisaient le bilan de leurs vies : Ventura avait désormais carte d’identité, sécurité sociale et un logement de la mairie, au prix d’y finir seul sa vie. Quant à Lento, il avait au moins appris la lettre d’amour. Ici les seules lettres que l’on lise à voix haute sont des certificats de naissance ou de décès. À la question « Savez-vous lire et écrire ? », Ventura répond seulement « j’entends un homme pleurer. » Et de fait, le film entier semble n’être qu’une longue lamentation où ceux qui perdent leur vie sur les chantiers loin de leur terre reprennent à leur compte les paroles de ceux qui voulaient leur montrer leur condition, par exemple celles que, dans Fortini/Cani, Franco Fortini lisait devant la caméra des Straub : « Vous n’êtes pas où arrive ce qui décide de votre destin. Vous n’avez pas de destin. Vous n’avez pas et vous n’êtes pas. En échange de la réalité vous a été donnée une apparence parfaite, une vie bien imitée. »
Mais l’imitation de la vie, n’est-ce pas ce que fait, qu’on le veuille ou non, l’art cinématographique ? En notre temps, comme au temps de Jacques Tourneur ou de Douglas Sirk, le cinéma n’est-il pas le lieu privilégié pour interroger le rapport entre la vraie vie et les histoires de fantômes, sortis du passé ou d’un autre monde ? Et si les Straub sont présents dans Cavalo dinheiro, ce n’est pas pour les paroles désabusées qu’ils ont pu transmettre sur la condition des exploités. C’est bien plutôt pour avoir montré que le chant du malheur n’était jamais une simple monodie, que toute histoire, si linéaire qu’elle semble être, recèle toujours au moins la possibilité de deux variantes. Dans leur œuvre, exemplairement, la leçon sur le malheur de ceux qui ne sont rien s’est divisée en deux : l’affirmation lyrique que les pauvres sont quelque chose et ont une voix pour le dire, et la querelle dialectique sur ce qui est et ce qui n’est pas. C’est un peu cette tension qui organise Cavalo dinheiro entre l’épisode lyrique de la chanson Alto cutelo qui accompagne la « visite » de la caméra dans les quartiers des immigrés et l’épisode dialectique de l’ascenseur où s’affrontent le vieux Ventura et le soldat statufié de la révolution du 25 avril. La chanson des Os Tubarões qui raconte le destin de ceux qui ont vendu leur terre au pays pour aller perdre leur vie sur les chantiers de construction du Portugal se termine sur l’affirmation d’un retour au pays et l’espoir d’un renouveau de la terre desséchée. C’était, il est vrai, une chanson des lendemains de l’indépendance, et, quand Ventura la reprend dans l’ascenseur, c’est sans sa musique et sans le couplet final. La dialectique a apparemment tranché au sujet de ses illusions. C’est un étrange dialogue, il est vrai, qui se tient dans cet ascenseur. Le soldat statufié, couvert de peinture dorée, change quelquefois sa position, mais il n’ouvre jamais la bouche. C’est d’ailleurs que vient sa voix, une voix qui l’excède, car elle est la voix de la révolution d’avril, la voix peut-être des enfants ou des adolescents d’alors qui, comme le jeune Pedro Costa, croyaient à la venue d’un monde nouveau, la voix aussi de tous les « frères » de Ventura. Cette voix demande à Ventura à la fois ce qu’il a fait de sa vie, et ce qu’il a fait pour cette révolution qui a chassé les fascistes et mis fin à l’oppression des travailleurs de là-bas et d’ici. Ventura répond comme il fait toujours, en mêlant la vérité et le mensonge : il a construit des logements, des hôpitaux, des écoles et des musées, c’est vrai. Il a créé une bonne vie, bâti une famille et élevé des enfants. À cela la voix répond qu’il ment, que sa vie est misérable et que ses enfants sont encore à naître – autant dire qu’ils ne naîtront jamais. Mais, bien sûr, l’accusation se renverse. La faillite de Ventura renvoie la question au questionneur : qu’est-ce que la révolution d’avril, le Portugal démocratique et ses artistes progressistes ont fait pour Ventura et pour ses proches ? C’est le soldat de la liberté qui a volé la vie de Ventura. C’est à lui d’abord de faire le bilan de ses promesses, de reconnaître que l’histoire n’est pas finie et que le travail est toujours à commencer. La lamentation sur le destin de la jeune vie porte alors aussi bien sur le vieil homme fatigué qu’est devenu Ventura que sur la statue, peinte en doré, qu’est devenue la grande espérance d’avril 1974. C’est pourquoi aussi les voix finissent par s’autonomiser ; elles ne sont plus adressées par un protagoniste à l’autre ; elles semblent plutôt dialoguer entre elles, entre accablement et espérance, comme les personnages laissés pour compte de la « vie nouvelle » le font à la fin des pièces de Tchekhov : « Le jour viendra où nous accepterons nos souffrances. Il n’y aura plus ni peur ni mystère / nous quitterons ce monde ensemble et on nous oubliera. On oubliera nos visages / Nos souffrances seront des joies pour les hommes à venir. »
Difficile d’imaginer que Ventura se soucie de l’avenir joyeux préparé par ses souffrances. Mais la dialectique (ou l’exorcisme) semble avoir produit ses effets sur lui. Une scène de réconciliation nous le montre en bon Samaritain, aidant son collègue et ennemi, incapable de mouvoir ses bras, à manger sa soupe, avant de gagner la sortie de l’hôpital, libéré par les médecins. Il est vrai qu’il en sort par la porte des morts et qu’au dernier plan son ombre vient se mêler à une rangée de couteaux étalés sur le sol. Mais est-ce bien Ventura qui rêve à nouveau de couteaux et de sang ? Cette ombre et ces couteaux sur le pavé semblent venus tout droit de Fritz Lang. Mais, par une ultime condensation, les couteaux évoquent aussi la fin d’un autre film. Ils font écho à cet appel aux armes que lançait le rémouleur à la fin de Sicilia!. On ne sait si les fantômes de Ventura sont bien exorcisés. Mais on sait que la violence de l’oppression demeure et que Pedro Costa reste, pour sa part, fidèle au parti pris de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : celui de la non-réconciliation.
Ce texte a été publié dans Trafic n° 95, Automne 2015 (Paris: Éditions P.O.L.)
Un grand merci à Raymond Bellour et Jacques Rancière
Images (1), (2), (3), (4), (5), (6), (7) et (8) de Cavalo dinheiro [Horse Money] (Pedro Costa, 2014)