Passage : Rastko Novaković

Monoforme

VERTAALD DOOR TRANSLATED BY TRADUIT PAR Margaux Dauby

The Journey (Peter Watkins, 1987)

« La société en général refuse toujours de reconnaître le rôle de la forme et du procédé dans la livraison et la réception des mass media audiovisuels (MMAV). J’entends par là que les formes de langage qui structurent le message contenu dans un film ou un programme de télévision, ainsi que l’ensemble du processus (hiérarchique ou non) de transmission au public, sont complètement négligés et ne font certainement pas l’objet d’un débat. Cette absence de débat public critique a pour conséquence que plus de 95 pourcents de tous les messages des MAVM délivrés au public sont désormais structurés par la Monoforme.

- la Monoforme est le langage dominant employé aujourd’hui pour monter et structurer les films de cinéma, programmes télévisés – journaux télévisés, séries policières, feuilletons, comédies et “reality shows”, etc. – et la plupart des documentaires, qui sont donc presque tous codés dans une forme rigide et standardisée issue du cinéma hollywoodien. Il en résulte un langage où la fragmentation spatiale, les rythmes temporels répétitifs, la caméra en mouvement constant, le montage staccato rapide, le bombardement sonore dense et l’absence de silence ou d’espace de réflexion jouent un rôle dominant et agressif. »1

 

J’ai découvert le concept de Monoforme en 2003, dans une déclaration en ligne de Peter Watkins. À peu près à la même époque, j’ai vu son film sur la paix mondiale, The Journey (1987)2 , amplifiés de façon exponentielle par les plateformes de médias sociaux pour dominer la sphère publique et pousser les populations dans un espace dangereusement étroit de compréhension et de réponse à l’invasion de Poutine. Si cet espace semble trop large, des interdictions globales d'informations, de personnes/de peuple ou de lettres de l’alphabet sont imposées. Depuis le temps que j’analyse la propagande de guerre (en ex-Yougoslavie, en Grande-Bretagne, en Lituanie), et que je réalise des films et médias militants qui confrontent l’histoire, je n’ai jamais trouvé un moment où les contraintes de la Monoforme, avec son arc narratif conventionnel et sa résolution proposée, étaient imposées de façon aussi inébranlable et incontestable.

Enfin, après avoir vu et montré3  The Journey, mon expérience est que Watkins réussit à faire exploser ces limites imposées par la Monoforme. Par sa durée (873 minutes) et son appel à l’engagement, le film rompt notre rapport quotidien au capitalisme. Regarder et discuter pendant des heures, revenir dans l'espace et développer des relations, voilà qui reflète la production du film, elle-même une trace de la manière dont différentes communautés et individus ont travaillé pour la paix dans les années 1980 – leurs expériences se répandent dans le monde4 , dans le film et de nouveau dans le monde. The Journey est un outil qui nous permet d'analyser notre relation aux mass media : on s’assied avec des familles et des communautés pour de longues séances ininterrompues et on analyse les informations télévisées mondiales. C’est un espace conçu pour la contemplation, l’apprentissage et l’empathie. Et à la fin du film, on a passé tellement de temps avec les personnes dans le film que l’on ne peut plus les considérer comme des personnes hors de propos, étrangères et autres – même sous forme d’images fantômes, elles sont devenues des personnes dans notre monde, le seul que nous ayons.

  • 1Peter Watkins, Media Crisis, 2003/7.
  • 2http://pwatkins.mnsi.net/journey.htm[/fn] qui constitue, selon moi, sa critique la plus claire de la Monoforme, une critique par l’exemple. Depuis, la remise en question de la Monoforme de Watkins, ainsi que ses propositions pour une réforme des mass mediaCes propositions prennent corps dans ses films, souvent de manière explicite, mais aussi dans des déclarations écrites comme celles-ci : https://web.archive.org/web/20091013152925/http://pwatkins.mnsi.net/pub…] sont devenues pour moi un point de repère constant.

    Réaliser des films dans “l’industrie” m’a montré à quel point la Monoforme est impitoyablement imposée par ses gardiens, qui considèrent toute variation de la longueur standard des plans (de 3 à 8 secondes) comme une menace directe pour leur professionnalisme et leurs valeurs. La contemplation, la spiritualité, l’expérience des contradictions, le juste positionnement des faits et des informations dans le contexte mondial (qui implique donc aussi des valeurs et des hypothèses) sont tous minés par la survalorisation de la fragmentation et de la vitesse au service d’une image instantanément digeste.

    Mais ce serait une erreur de penser que la Monoforme est un type de montage. Il s’agit avant tout d’une relation sociale qui impose et renforce les dictats du consumérisme, la passivité et l’altérisation (othering), si utiles à la mobilisation nationaliste, à la guerre, à la propagande électorale et à la recherche du profit. La Monoforme est fondée sur la séparation entre producteurs et consommateurs de mass media, ce qui empêche une véritable communication démocratique.

    Comme Watkins, j’en suis venu à croire que notre sens de l’histoire se perd dans l’intense fragmentation et les séparations violentes de la Monoforme, menant ensuite à une perte de notre sens du soi (individuel, national, à l’échelle de l'espèce). Watkins insiste sur la responsabilité personnelle lorsque l’on tente d’approcher l’histoire, plutôt que de se cacher derrière une “objectivité” institutionnelle. Actuellement, on voit comment la promesse démocratique des médias personnels et sociaux a été mise à nue dans la guerre qui se déroule en Ukraine – cette guerre fonctionne selon les mêmes vieux modèles de propagande audiovisuelleCeux qui ont marginalisé l’œuvre de Watkins, par exemple en interdisant The War Game (1966) pour avoir osé dire la vérité sur l’impossibilité de survivre à une guerre nucléaire.

  • 3En juin 2022, j’ai présenté The Journey lors de six jours de projections et de discussions au CCA de Glasgow. Avec d’autres, je prévois des projections à Vilnius et à Belgrade.
  • 4Certains d’entre eux travaillent toujours pour la paix 40 ans plus tard et ont participé à des actions directes de protestation sur la base nucléaire de Faslane le mois dernier.

Image : The Journey (Peter Watkins, 1987)

 

Pour sa nouvelle rubrique Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.

PASSAGE
22.02.2023
NL FR EN
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.