Une leçon de cinéma
Le 30 Mars 2015, à l’invitation de la Fémis, Sergueï Loznitsa, donnait une masterclass devant les étudiants de l’école de cinéma. Nous transcrivons ici la traduction de quelques-uns des propos tenus par le cinéaste au cours de cette journée.
Une profession dangereuse
La profession que vous avez choisie est une profession dangereuse, parce que ce qu’on chérit le plus dans le monde chez un metteur en scène, c’est bien évidemment son regard. Ce regard est forcément dirigé dans une direction et cette direction c’est le monde. Et c’est à travers ce regard que vous décrivez le monde. La description du monde est évidemment liée au sens. La plupart des gens sont dans le même état que ceux que vous allez voir à l’image. Or, le sens est là pour réveiller, et personne n’a besoin d’être réveillé, ni ceux qui sont à l’image, ni ceux qui possèdent cette signification mais n’ont aucune envie de la partager avec ceux qui sont à l’image.
Aux commencements du cinéma
Le cinéma, pour moi, est l’un des instruments de description du monde. C’est un langage qui, en lui-même, peut conduire à déformer ce que nous disons. Et donc, au tout début, j’ai tenté de comprendre la base de cet instrument et ce que j’allais en faire. Le meilleur moyen pour moi a été de m’atteler au documentaire, de sortir avec la caméra pour obtenir des images. Bien que j’aie fait des études qui me menaient au cinéma de fiction, j’ai commencé par cela.
Le cinéma a été inventé comme idée il y a environ vingt-cinq siècles, inventé mais pas reconnu. L’idée est dans le paradoxe de Zénon, le paradoxe de la flèche. Durant son vol, à tous les moments de son vol, la flèche se trouve à des points différents. Si on pouvait réduire la vitesse de la flèche, la somme des points statiques nous donnerait le mouvement. Mais il n’est pas possible de réduire totalement le mouvement pour que la flèche soit statique. Ce paradoxe est là pour nous dire ce qu’est le cinéma : l’illusion du mouvement. Ce que nous voyons à l’écran n’est jamais que l’illusion du mouvement.
Cinéphilie
Pendant mes études je voyais jusqu’à cinq films par jour au Musée du cinéma de Moscou, où j’ai fait tout mon apprentissage cinéphile. Il a pratiquement fermé en 2004 et a même rendu son dernier souffle en 2015, ce qui montre bien combien un tel endroit est dangereux aux yeux des pouvoirs publics. J’ai un lien fort avec le cinéma français : Bresson, un metteur en scène que je qualifierais de tranquille. Marcel Carné aussi. Et j’ai une passion pour Renoir. Plus tard, la Nouvelle Vague évidemment. D’une manière générale quelque chose de monstrueux s’est déroulé dans les années 1960, si l’on pense que rien qu’en Italie Fellini, Pasolini et Antonioni étaient en activité en même temps... Si l’on compare à aujourd’hui, on joue vraiment petit bras ! Je crois aussi que l’on a beaucoup à apprendre de Hitchcock, qui compte des œuvres maîtresses dans sa filmographie, comme Les oiseaux, Psychose. Je me sens très proche de Buñuel, parce que tout ce qui est sérieux ne l’est pas chez lui. Le cinéma russe compte aussi beaucoup pour moi évidemment, j’en suis très imprégné : Dovjenko – ukrainien comme moi ! – Boris Barnet, Abram Room. Dziga Vertov bien entendu, pour son apport théorique et le débat qu’il a introduit sur le rapport du cinéma à la réalité, en usant d’un montage frénétique pour créer un effet émotionnel, construire un monde nouveau par les moyens du cinéma, particulièrement dans Enthousiasme.
D’une manière générale, on est influencé, mais on ne sait pas exactement par qui et par quoi. J’ai revu dernièrement D’Est de Chantal Akerman, et cela m’a rappelé que je l’avais découvert en 1993 à Moscou. J’ai compris, à cette seconde vision, qu’une bonne partie de mes films découlait de cette première vision que j’avais pourtant oubliée. Trois ou quatre d’entre eux sont nés, en toute inconscience, de ma découverte de D’Est en 1993 ; Paysage étant celui qui lui doit sans doute le plus, avec cette caméra qui passe sur les visages, sur la foule, sur les figures humaines fatiguées.
Documentaire / fiction
Il y a de nombreuses définitions, notamment celle de Manoel de Oliveira : dans le cinéma de fiction les acteurs savent qu’on les filme, ils ne le savent pas dans le documentaire. Ce qui laisse entendre que la caméra documentaire regarde par en dessous, voire surveille. La deuxième définition vient de Hitchcock : dans la fiction, le metteur en scène est dieu ; dans le documentaire, dieu est le metteur en scène. En tant qu’être humain il vous arrive des choses attendues et d’autres qui ne le sont pas. Si des choses adviennent quand je fais un film documentaire, je me dis que je suis sur la bonne route.
Pour ce qui est de la structure et de la construction du film, pour moi rien ne différencie un documentaire et une fiction. Ce qui change est notre attitude éthique, qui se définit dans des situations extrêmes. Si j’ai filmé une tentative de suicide, que l’on me dit que l’acteur a bien joué celui qui s’ouvre la gorge et que je réponds que ce n’est pas de la fiction, le cinéma tombe de lui-même, il se dissout. Cela n’a aucun rapport avec l’image même, puisqu’elle n’a pas changée. Par contre, ce qui a changé, c’est notre relation à cette image. Voilà la frontière qui sépare documentaire et fiction. Et le cinéma documentaire est assez rusé, parce qu’il prétend nous montrer les événements tels qu’ils sont ; il est ainsi considéré comme un cinéma de témoignage d’un cinéaste ayant capté ce qui a été. Alors que tout cela est bien entendu une pure fiction. Par contre, alors que nous réfléchissons de manière rationnelle, la vie est irrationnelle, il faut donc se mettre à sa disposition pour l’accueillir.
Sur le sens
La plupart des gens estiment que ce qui est montré à l’image est une partie de la vie. A chaque fois que je commence un film, je me dis que je ne sais pas de quoi est fait le monde. C’est bien évidemment une définition que je replace dans un cadre métaphorique. A chaque fois que je fais une image, je dois la re-signifier et donc continuer le travail entamé au tout début du tournage. Dès la toute première image, vous êtes condamné à rester à l’intérieur du cadre que vous avez choisi. Tout cela a à voir avec la composition, la place de la caméra et la longueur du plan. Chaque nouvelle image que vous tournez va participer au sens que vous donnez à l’ensemble. Une fois que vous avez achevé le tournage, le sens du film est total. Le plus important dans un film, c’est le début et la fin. De toute façon, personne ne se souvient du milieu. C’est Paradjanov qui disait cela. Le plus important est le dernier plan et surtout la toute dernière image.
J’aime expérimenter toutes les formes et avec Dans la brume j’ai retravaillé une signification à partir d’un seul son ; le personnage à la toute fin reste seul dans la brume. Je n’ai ajouté qu’un seul son et cela a changé le sens de tout le film. C’est un coup de feu. On comprend que le personnage s’est suicidé. Je peux retirer ce coup de feu – ce que des spectateurs m’ont incité à faire, car les spectateurs classiquement aiment que le film se termine bien – et on aura un autre sens à conférer au film.
Temps, rythmiques
Il est important de signaler que le cinéma est un art qui se déroule dans le temps, alors que d’autres arts sont dans l’immédiateté. Le cinéma, le théâtre et la danse sont des arts qui se déroulent dans le temps, la sculpture et la peinture sont saisies dans l’immédiateté, dans un moment x. Il est donc crucial de considérer le temps pour la perception des arts. Il faut savoir que jusqu’à la toute dernière image le film n’est pas terminé, il faut avoir vu le film jusqu’à la toute fin pour avoir une réelle impression du tableau précis et total. Il faut aller au bout du générique pour comprendre si ce film a, ou non, infusé en vous la structure qu’il était censé apporter à son spectateur. Cette ligne du temps influe sur notre perception, qui est soumise au rythme. Que la perception soit consciente ou inconsciente, le spectateur sent et ressent ce rythme.
Pour mes films, je fais des graphiques (la projection du graphique de Dans la brume produit des réactions étonnées et amusées). Ce n’est pas si drôle que ça, vous verrez que c’est très utile... En fait c’est comme un jeu, mais un jeu très sérieux. Comme c’est un jeu c’est donc faux par définition même si cela a une authenticité artistique. C’est donc un graphique du rythme du film ; en abscisse vous avez tous les plans du film, en ordonnée vous avez la longueur de chaque plan. Vous obtenez donc des vagues, sur lesquelles le spectateur vogue en regardant le film. Vous pouvez faire l’expérience de faire des vagues d’une longueur toutes identiques, dans ce cas c’est impossible à regarder, quoi que vous montriez. C’est quelque chose que je ne peux pas expliquer, comme c’est impossible d’expliquer le nombre d’or. Mais ce mouvement qui existe dans toutes les formes d’art doit être impérativement respecté.
On peut voir dans ce graphique que mes plans sont longs, voire très longs ; cela signifie qu’il doit y avoir quelque chose d’essentiel dans ceux-ci. Quand vous faites un film les choses les plus importantes doivent être au point extrême du plan, en tous cas si vous voulez que le spectateur y prête attention. Il arrive parfois que les metteurs en scène cachent ce dont ils parlent – ils ne le placent pas au premier plan. Renoir par exemple fait partie de ces cinéastes ne mettant pas l’accent sur des choses particulières. Le plus important est alors ce qui se passe entre les plans ; c’est dans cet interstice que l’on peut jouer avec les dimensions à la fois physiques et intellectuelles, conscientes ou inconscientes, du spectateur. Vous pouvez retirer ou ajouter des nuances, vous pouvez montrer ou bien cacher. Et si vous ne le décidez pas volontairement, vous allez devoir faire des choix de manière intuitive. Je ne termine pas un film tant que je n’ai pas fait de graphique, et celui-ci n’est pas bon : il y a trop de longues colonnes isolées au milieu du reste. On a cependant le flux continu du film et on remarque que le montage est plus dynamique à la fin alors que j’étire le temps au début – ce qui est une des règles.
Grâce à ce graphique vous voyez dessiné le rythme de votre film. C’est comme essayer de voir l’invisible. Par exemple, essayez de vous imaginer les racines d’un arbre, puis la projection d’une coupe horizontale des racines de cet arbre. Sur une projection de cette coupe, vous voyez une toile blanche avec les points qui émergent des racines mais vous ne voyez pas les rapports qu’il peut y avoir entre ces points, vous n’avez aucune idée de la mesure, des liens. Or pour visualiser cela, il vous faut la perspective que vous offre le graphique. C’est la tâche même du cinéma, qui est de visualiser des choses qui sont en rapport en elles mais dont les relations sont invisibles. De la même manière qu’en tant qu’être nous vivons au milieu d’événements dont nous ne voyons pas les liens entre eux.
Il s’agit de l’une de mes fictions, Dans la brume, qui est composée de 140 plans pour 2h17, ce qui donne un rythme moyen de 40 secondes par plan. Si je le pouvais, j’étirerais toujours le temps, mais je ne suis pas encore prêt, le spectateur non plus. Mais j’insiste sur l’utilité d’un tel graphique, notamment parce que parfois on ne sait pas où se trouvent nos erreurs ni pourquoi ce que l’on a imaginé n’a pas fonctionné. Car en marge de la narration que vous suivez, il y a aussi l’émotion qui parfois n’opère pas, et ces choses très formelles et techniques peuvent vous aider à résoudre vos bêtises, ou à les éviter. De plus, lorsque l’on tourne un film, il est difficile de savoir si on possède son tout. Or pour Dans la brume on montait les nouveaux plans tout de suite, les ajoutant à ce qui avait été tourné précédemment – je suis quelqu’un de très impatient dans ces cas-là. C’est une sensation très curieuse de voir un film naître et se développer sous vos yeux, un peu comme si vous l’arrosiez dans la journée et qu’il poussait le soir. Mais bien que j’ai fait cela lors du tournage, ce n’est qu’à la table de montage, lorsque tous les plans sont montés, que je sais si mon film est une entité, s’il est un tout : c’est le moment le plus terrible pour un metteur en scène.
Musique, musicalité sonore
Mon lien à la musique est, d’une manière générale, fort. On peut se poser la question de la définition de la musique. Par exemple si l’on se situe ou non du côté de John Cage, pour qui tout ce qui fait son est musique – même s’il faut l’organiser, la construire à partir de ces sons. C’est pour cela qu’avec mon ingénieur du son, Vladimir Golovnitski, nous essayons, avec la matière don’t nous disposons – largement issue du tournage –, de construire une composition sonore. Je me rends compte que je n’ai pas encore réussi à m’entendre avec la musique qui accompagne les images dans les films ; ça ne signifie pas que ça ne fonctionne pas pour d’autres films, mais je ne lui trouve pas de place dans les miens selon cette conception. La plupart du temps, on y recourt de façon utilitariste pour soutenir les images, maintenir ou attirer l’attention du spectateur, comme un indicateur. Pour ma part, je ne souhaite pas utiliser ce genre de commentaire extérieur à la matière du film. Pour mes documentaires, l’idéal est d’avoir des films sans dialogue. Et si je le pouvais je ferais tous mes films sans dialogue, y compris mes fictions. Parce que je pense que la matière du cinéma réside dans l’image et les sons.
Le langage cinématographique a connu une régression lors de l’apparition du son, on a pu alors résoudre des choses parce que l’on pouvait, tout simplement, les dire. Mais, comme dans les règles de la thermodynamique, cela fonctionne et influe sur les gens : selon ce même principe, les metteurs en scène se sont mis à adopter les solutions les plus simples pour faire passer des informations. Cela a considérablement appauvri le langage cinématographique. Il a fallu sortir de ce relatif sommeil, mais le réveil n’a pas été aussi explosif que l’exceptionnelle créativité des années 1910 et surtout 1920.
Image (1) de Chelovek s kino-apparatom [Man with a Movie Camera] (Dziga Vertov, 1929)
Image (2) de D’Est (Chantal Akerman, 1993)
Image (3) de The Birds (Alfred Hitchcock, 1963)
Image (4) de Entuziazm (Simfoniya Donbassa) [Enthusiasm: Symphony of the Donbas] (Dziga Vertov, 1930)
Ce texte a été publié à l’origine dans Images Documentaires 88/89, juillet 2017.
Un grand merci à Catherine Blangonnet-Auer.