« Je veux bien faire des essais avec vous, mais avant, il faut que je fasse des essais avec l’humanité. »
Gaspard Bazin
« Contrôle d’identité. Ils déclinent de mémoire leur numéro de sécurité sociale. Et tout, sauf Léaud qui hurle parce que personne ne l’écoute, est dominé par l’argent. Diriger c’est torturer, aller vite, être pro. Des échappées de tendresse, au milieu de cette dureté : on en chiale. Et merde, je vais le dire : Godard est un artiste VIVANT. Il nous tape sur les nerfs. Et puis ? Son outil synthétique vibre. Cette série noire n’est pas un croquis, c’est une épure. Ce Godard occupe la seule place enviable dans l’art moderne. Et au lieu de frimer, il nous glisse à l’oreille : « C’est pas du gâteau ! » Ce n’est plus sa femme qui le tourmente mais la télévision. Il a dit à Woody Allen : « Tu filmes comme un pied. Tu regardes trop la télé ». Le mépris, pure économie de ce métier, pousse Godard au cul. Quelle vie ! Du sec Mocky, il tire le chaud Piccoli. J’ai l’amour du travail bien fait. C’est le seul amour qui me reste. Ça paye ! C’est d’un fluide... Rembrandt peut finir dans le clair-obscur. Excédé, il arrive au burlesque. Il couve un Bouvard et Pécuchet. Mais pourquoi croit-il que cet œuf est en face de lui. Il est in. Il dégueule le J.-H. Chase de Chantons en chœur. II n’a pas réglé ses comptes avec la police parce que lui-même doit faire la police dans son entreprise. Police contre lui dans Lettre à Freddy Buache. Et toujours pour lui dans tous ses castings post-soixante-huitards. Sa nostalgie a la rage. Le cinéma tue. Et meilleur il est, plus il est capital, plus il est sauvage, plus il est meurtrier. Maman-mao-morale : il en émerge. »
Yves Tenret1
« Détaillons l’usage que l’on peut faire d’une telle proposition, à propos d’un plan-séquence, celui du casting des figurants par Gaspard Bazin au premier tiers de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma. Le figurant est cette créature stylistique qui permet de traiter à cru la question de l’apparition du corps à l’image : on se rappellera, dans Pierrot le fou, la merveilleuse occurrence du « Été André, actuellement figurant de cinéma », qui résume à lui seul tous les paradoxes de la parousie cinématographique. En tant que forme de la scénographie, le figurant connaît par tradition trois régimes d’emploi : l’iconogramme, ou unité diégétique, selon lequel il demeure en deçà de toute dialectique entre sujet et collectivité, est agi et agité comme un épouvantail ne signifiant que par ses accessoires, attestant du lieu et du temps de l’action ; comme partie élémentaire d’un ensemble, d’une foule par exemple, il intervient tantôt sur le mode d’un déficit d’unité, tantôt affirmation de diversité lorsque celle-ci se présente sur le mode d’une multiplicité amorphe ; mais si la foule importe par le travail de circulation qui s’y établit, alors le figurant fait mobile, corpuscule dans un flot ou dirigeable en tension potentielle vers un troisième régime d’apparition, la masse, foule organisée selon un sens informant qui réduit le multiple à l’un. »
Nicole Brenez2
- 1Yves Tenret, “Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma & Détective, films de J.-L. Godard,” La Nuit, n° 6, (5 juin 1986). [trouvé sur Dérives.tv]
- 2Nicole Brenez, “Le film abymé” dans De la figure en général et du corps en particulier. L’invention figurative au cinéma (Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur, Arts & Cinéma, 1998), 345.