Ambiguïté du cinématographe
Dimanche par Edmond Bernhard, 1963
« Fais apparaître ce qui, sans toi, ne serait peut-être jamais vu. »
– Robert Bresson
Film inclassable qu’aucune étiquette – ni « documentaire », ni « essai », ni « film expérimental » – ne suffit à désigner puisqu’il les recouvre toutes de son absolue singularité, Dimanche est un film unique et rare apparu de manière impromptue sur le terrain en jachère d’un cinéma belge qui ignorait encore, au début des années soixante, qu’il pouvait devenir « moderne ». Tourné dans la foulée des documentaires d’Alain Resnais (Toute la mémoire du monde en particulier), de La Jetée de Chris Marker et de L’Éclipse d’Antonioni qui ont alimenté, consciemment ou non, l’imaginaire cinématographique d’Edmond Bernhard, Dimanche s’inscrit dans l’histoire, encore courte à cette époque, du « cinéma de poésie », pour reprendre l’expression si pertinente de Pasolini. Mais la modernité incomparable du film le rattache avant tout à Robert Bresson. « Sentir avant de comprendre » peut-on lire dans les Notes sur le cinématographe1 dont de nombreux aphorismes décrivent une « façon neuve d’écrire, donc de sentir2 » qui est aussi celle d’Edmond Bernhard. Capter des sensations avant de construire du sens ; saisir l’aura des choses sans pour autant chercher à les rendre intelligibles ; percevoir, à leur insu sans doute, la vérité profonde des êtres : tel est le programme cinématographique que Bresson se prescrit à lui-même dans ses Notes et que Bernhard applique non au cinéma de fiction mais à ses essais documentaires expérimentaux.
Dès 1954, son premier film, Lumière des hommes, un documentaire sur la liturgie de la messe, est reconnu par la critique comme « bressonnien ». Le thème chrétien de ce court métrage a sans doute contribué à inscrire le cinéaste belge parmi les épigones du réalisateur de journal d’un curé de campagne, mais il serait erroné de réduire la convergence entre les deux réalisateurs à une simple thématique religieuse, d’autant que Bernhard a toujours affirmé être agnostique. Tous deux partagent une même conception esthétique de ce que Bresson appelle le « cinématographe » (le terme qu’il utilise pour le distinguer du cinéma « théâtre filmé » qu’était pour lui le cinéma ordinaire), art exigeant deux talents non contradictoires : une discipline stylistique intransigeante (géométrie du cadrage, sens méticuleux du détail, art calculé du montage conçu comme un ensemble de relations) et une ouverture au monde, une disponibilité à l’imprévu, une capacité d’accueillir la réalité des choses sans les résorber dans l’unicité du sens. Voulant saisir une vérité immanente à la réalité elle-même, Bresson accorde une valeur essentielle à l’expression cinématographique du réel au sein même de l’univers fictionnel qu’il crée. Néanmoins, privilégier la sensation sur le sens ne signifie pas renoncer à la signification. Les films d’Edmond Bernhard – comme ceux de Bresson bien sûr - sont porteurs d’une vérité, mais une vérité ambivalente, inexprimable avec les mots. Pour le cinéaste belge, le cinéma est un remarquable « instrument d’ambiguïté3 ». Expression lapidaire et tout à fait adéquate pour comprendre ce qu’il recherche : contraindre le spectateur à douter de ce qu’il voit, à percevoir sans comprendre et à imaginer une autre dimension des choses. Ce qui revient à faire naître naturellement la fiction au cœur même du projet documentaire.
Autodidacte rejetant l’idée même d’obtenir un diplôme, Edmond Bernhard est un flâneur qui n’a cessé de déambuler entre la poésie et la peinture, la musique de jazz et le cinéma. Ses goûts l’ont conduit à étudier par lui-même les lettres classiques, la philosophie et les religions asiatiques. Par « goût de la discontinuité, dit-il, une volonté de ne pas être embarqué sur un rail, même si l’on aime ce que l’on entreprend. C’est une idée anti-héritage [ ... ]4 » En tant que cinéaste, il est l’auteur d’une œuvre lilliputienne : sept courts métrages d’une durée totale de moins de deux heures, dont deux seulement sont des projets personnels. Il finance Lumière des hommes en revendant sa voiture puis accepte de tourner des films de commande, principalement des films touristiques : Souvenirs de Bruxelles (1955), Waterloo (1957) et Belœil (1958) dont il détourne subrepticement le sens au profit d’une réflexion philosophique, d’une mordante ironie, sur la vanité des puissants, la vacuité de l’existence et la mort. Ces films le conduisent notamment à tourner dans des musées qui, sous son regard acéré, deviennent des tombeaux où s’exposent les traces désuètes de l’histoire et l’inanité du destin. La subtilité du discours implicite naît de la maîtrise incomparable du langage cinématographique et du montage en particulier, que Bernhard renouvelle hardiment, confiant au spectateur le soin de décoder par lui-même les images et les sons. Devenu professeur à l’INSAS, Edmond Bernhard va marquer durablement toute une génération de cinéastes parmi lesquels Boris Lehman, Jean-Jacques Andrien, Thierry Knauff et Olivier Smolders. Le dernier film de leur maître, Échecs (1972), présente un échiquier sur lequel les pions se déplacent d’eux-mêmes, contraignant le spectateur à comprendre mentalement la stratégie des joueurs absents de l’image. Ce film expérimental radical réalise ce que Bernhard, comme Bresson, n’a cessé de rechercher : rendre visible l’invisible.
Dimanche répond à une commande du ministère de l’Education nationale et de la Culture, dont le service cinématographique, dirigé par Paul Louyet, était le principal pourvoyeur de fonds des cinéastes belges en cette période où l’État n’avait pas encore institué l’aide publique au cinéma. L’objet de la commande a fait sourire Edmond Bernhard : « Le problème des loisirs ». Ne voyant pas où était « le problème » et soucieux de ne pas tomber dans le didactisme sociologique, le cinéaste a contourné la commande et remplacé l’explication méthodique attendue par une description distancée et ironique, par petites touches, des occupations dominicales. Ayant toujours travaillé sans scénario, Bernhard remet à Paul Louyet un document énumérant les scènes de loisirs qu’il envisage de filmer : un musée, un pensionnat, des jeux d’enfants, la relève de la garde devant le Palais royal, un stade de football, un stand de tir, les promeneurs dans la forêt de Soignes ou au Bois de la Cambre, un concert au kiosque à musique dans le parc de Bruxelles, un bar, un dancing, l’entrée d’un cinéma. On peut considérer que ce simple répertoire des lieux devait suffire à résumer son projet. De ce document aujourd’hui perdu, on ne connaît que la note introductive : « Sujet : le problème des loisirs. Destiné à ouvrir le dialogue, l’ambition de ce film n’est pas de traiter un problème mais de l’introduire, d’en proposer et d’en manifester les données. Sa fidélité sera de respecter cette perspective, la plus vaste a priori mais dont les limites sont néanmoins, et par le fait de ce rôle, très précises. Ainsi le traitement restera-t-il, en ce qui concerne l’approche des choses – et de parti-pris, il convient de le souligner fortement – en deçà de nombreux développements et explications, en deçà aussi d’un certain niveau d’intelligibilité immédiate. En deçà et au-delà. Le problème des loisirs ne sera donc pas « exposé » (ni par l’image ni par le texte), mais comme il a été dit, manifesté de façon intégrée, et de ce fait assimilable dans un plan de réception globale, reflété dans l’évocation d’un contexte plus complexe et susceptible d’une expérience sensible très générale : celle du « Dimanche ». Les éléments qui suivent ont été choisis dans cette optique. Ce ne sont cependant que des matériaux, sans grande signification hors des structures auxquelles ils sont destinés5 »
Écrit pour satisfaire les bureaucrates du ministère ce texte précis devait à la fois garantir au cinéaste sa totale liberté d’interprétation du sujet et empêcher d’autorité toute contestation de ses « parti pris ». Il n’en est pas moins très clair quant aux intentions de son auteur : le « problème des loisirs » ne sera pas traité ; le film se contentera d’en « manifester les données » ; il restera en deçà de « l’intelligibilité immédiate » mais proposera au spectateur une « expérience sensible très générale ». Le sensible, donc, avant l’intelligible, conformément aux prescriptions que Bresson se donne à lui-même.
Objet de la commande, la question des loisirs, clairement évincée, ne pouvait l’être du discours d’accompagnement du film lors de sa sortie : « Le problème des loisirs transmué en une étrange et fascinante peinture du vide », peut-on lire sur le feuillet promotionnel du distributeur.6 Élégante formule proposée par Bernhard lui-même, qui permet de donner du sens à un film dont on pourrait croire trop vite qu’il en est dépourvu. Malheureusement, l’accent mis sur l’objet de la commande a souvent orienté la réception du film, même par les critiques les plus avisés. Paul Davay le lit comme une sorte de description des loisirs en négatif :
« Au premier degré, Dimanche est une évocation de l’ennui dominical de la vie conventionnellement ralentie, des délassements stéréotypés, mais l’ouvrage interprète ces données selon une thématique irrationnelle, proprement musicale. Nous voyons l’envers des apparences et contemplons un secret néant.7 »
Paul Davay commet l’erreur de donner une explication sociologique à un film qui cherche avant tout à s’y soustraire. Hormis les gardiens du musée que la monotone de leur fonction condamnent à la lassitude chaque jour de la semaine, rien dans le film n’exprime l’idée que les loisirs engendrent l’ennui : les enfants jouent, les supporters regardent le match de football, les amoureux s’embrassent, les musiciens jouent de leur instrument, les cinéphiles font la file à l’entrée du cinéma, les promeneurs se promènent et les tireurs tirent. Ces « délassements stéréotypés » menés sans affect particulier – ni joie, ni passion, ni morosité – sont peut-être les produits d’une « vie conventionnellement ralentiev» ils n’expriment pas pour autant l’ennui.8 Par contre, Paul Davay a raison d’engager la lecture du film du côté de « l’envers des apparences » et d’une « thématique irrationnelle », car il y a bien, sous la surface des choses immédiatement reconnaissables, un second niveau de perception.
Le refus du scénario n’est pas une facilité : c’est la garantie de rester disponible à la réalité qui se présente, la liberté de saisir des sensations au moment où elles adviennent. « Rien dans l’inattendu qui ne soit attendu secrètement par toi », écrit Bresson.9 Selon André Goeffers, l’opérateur caméra de Dimanche, le tournage a été totalement improvisé.10 Le réalisateur, le cameraman et le preneur de son déambulaient en voiture dans les rues de Bruxelles. À certains moments, Bernhard s’arrêtait et demandait une prise, comme par exemple le travelling en contre-plongée sur les belles façades des maisons de maître de l’Avenue de Stalingrad, vues à travers les branches des jeunes platanes qui les bordent. Le réalisateur ignorait ce qu’il allait en faire mais il avait perçu quelque chose dans le rapport entre l’opulence désuète des maisons, les hampes des drapeaux et les branches fines et noueuses des platanes taillés au printemps, dressées comme des tentacules.
De prime abord, Dimanche apparaît comme une déambulation erratique dans quelques coins perdus de
Bruxelles, vus sous les yeux d’un flâneur. Edmond Bernhard travaille comme Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne décrit par Baudelaire, qui flâne le jour dans les rues de Paris pour croquer des motifs sur le vif et, le soir venu, reprend ses dessins pour faire renaître sur le papier les scènes observées, « naturelles et plus que naturelles ». Baudelaire tire de cette méthode de travail sa célèbre définition de l’art moderne : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ».11 Définition qui caractérise parfaitement l’art cinématographique d’Edmond Bernhard qui filme à l’improviste, sans savoir à quoi serviront ses images, puis les monte durant des nuits entières, jusqu’à obtenir ce que Baudelaire découvre chez Constantin Guys : « Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité.12 »
« La fantasmagorie a été extraite de la nature », ajoute Baudelaire. On ne peut mieux qualifier Dimanche. Dès l’entame du film, le quotidien ordinaire tourne au fantastique. Les portes de l’écluse s’ouvrent devant une péniche dont seuls la coque et le bastingage glissent sous nos yeux sans qu’on ne voie ni le canal, ni le pont et son chargement, ni la cabine de pilotage et celui qui la dirige. L’homme est bien là pourtant, dont on voit subrepticement les pieds. D’où vient ce bateau, où va-t-il, que transporte-t-il, que vient-il faire dans ce film, nous ne le savons pas. Il passe, simplement, et sur son passage s’imprime le générique.
Dès la séquence suivante, l’interrogation initiale prend une tournure étrange : un travelling latéral filme en contre-plongée les squelettes noircis des iguanodons conservés au musée d’Histoire naturelle. Les fossiles poussiéreux projettent leurs ombres décharnées au plafond de leur tombeau. « Une chose vieille devient neuve si tu la détaches de ce qui l’entoure d’habitude », disait Bresson.13 Indifférents aux monstres qui les ignorent tout autant, les gardiens poursuivent leur ronde monotone. La caméra avance entre les spectres, s’approche d’une main gigantesque dont les os boursouflés maintenus par des fils de fer brillent comme le charbon d’où ils ont été extraits. Un gardien lève les yeux. Sa silhouette se reflète sur un écran où se succèdent rapidement les images d’un univers lointain : un bateau de pêche, une étoile de mer, une plante aquatique. Dans sa vitrine, un gorille immobile entre quelques bois de bambous mal éclairés attend les visiteurs. Seuls les pas silencieux des gardiens animent encore ce cimetière naturel que la vie a déserté. L’un d’eux gravit un escalier en fonte à la belle rampe ajourée. Il s’accoude au garde-corps de la mezzanine et scrute les alentours. Du haut de son perchoir, sous sa casquette noire, son visage émacié est aussi expressif que celui d’un dinosaure.
« Je peins les choses qui sont derrière les choses » aurait pu dire Edmond Bernhard en citant la fameuse phrase prononcée par Le Vigan dans Quai des brumes de Marcel Carné. En ce dimanche ordinaire, tout paraît normal en même temps qu’étrange, artificiel comme les animaux naturalisés qui peuplent les vitrines du musée. Chaque séquence suscite une interrogation, un doute, une inquiétude quant à la nature exacte de ce qu’il perçoit. Des enfants jouent aux étages supérieurs d’un bâtiment en construction. Course poursuite, jeu de balle et de cache-cache entre des murs de béton brut, grande ouverts sur d’étroits balcons sans garde-corps sur lesquels ils courent au bord du vide. Insensibles au vertige, ignorant le danger auquel ils s’exposent, ils sont moins inquiets que le spectateur, effrayé par l’imprudence de leurs jeux. La volonté délibérée du cinéaste de mettre en scène le risque encouru déporte soudain le documentaire du côté de la fiction et de l’angoisse qu’elle génère.14
L’inquiétude gagne peu à peu l’ensemble du film. Elle est produite avec des moyens cinématographiques élémentaires, mais efficaces, aptes à animer l’inanimé : « Choses rendues plus visibles non par plus de lumière, mais par l’angle neuf sous lequel je les regarde », écrit Bresson.15 Cadrage, angles de vues, profondeur de champ, travellings suffisent à affirmer le point de vue de la caméra et à rappeler au spectateur que tout ce qui se voit dans le film a été vu par son auteur (principe du Eye for I d’Orson Welles). Edmond Bernhard aime placer la caméra à l’affût, la cacher derrière un obstacle visuel situé à l’avant-plan de la scène. Filmé à travers un lacis de branches tortueuses et dénudées par l’hiver, un vol de pigeons tournoie dans le ciel autour des deux clochers d’une église. Planquée derrière la grille du parc, à l’abri d’un gros tronc d’arbre, la caméra filme un balayeur de rue qui ramasse des déchets avec sa pelle, ignorant qu’il est l’objet d’une étroite surveillance. Ailleurs, la caméra regarde une rue au ras du sol, à travers la fenêtre grillagée d’une cave. Au bois de la Cambre, elle suit, à travers les branches épaisses d’un arbre, le bac blanc qui glisse doucement sur l’étang. Dans la forêt de Soignes, un couple d’amoureux descend un escalier qui mène au fond d’un vallon et poursuit sa promenade entre les hêtres de la futaie. Ils sont suivis en travelling qui accompagnement par une caméra restée au sommet du coteau, qui les observe en forte plongée, glissant lentement derrière les troncs comme un fauve épiant sa proie.
Cette impression· est fortement soutenue par la remarquable musique de Fernand Schirren qui baigne le film dans une atmosphère envoûtante. Percussionniste et théoricien du rythme à l’école Mudra fondée par Maurice Béjart, Schirren a créé une composition dépouillée pour cymbales, vibraphone et autres instruments de percussion, qui s’entend de façon constante tout au long du film. Cet accompagnement sonore module la perception des images en roulant de façon quasi continue des coups de cymbale d’intensité variable, ponctués par quelques tintements de triangle, des coups de gong et des résonances de vibraphone. En ajoutant des coups de cymbales nerveux sur des images lentes (le bac qui glisse sur l’étang) ou en accroissant progressivement le rythme de manière à suggérer un suspense (le coureur de fond dans la forêt), cette composition a pour effet de créer ce qu’Eisenstein appelait un contrepoint audiovisuel : la musique modifie le sens de l’image. Schirren n’exclut pas le synchronisme pour souligner certains plans (un coup de gong sur le gros plan du papillon épinglé) ou pour marquer un changement de séquence (un coup de sonnette introduit l’enfant qui roule à vélo sur l’esplanade du Heysel). Lors des séquences de la leçon de violon au pensionnat et du concert de mandolines dans le parc, Bernhard conserve la composition de Schirren et parvient à faire entendre deux musiques superposées. Le plus remarquable est sans doute la façon dont cette bande sonore intègre les rares bruits du film avec lesquels elle dialogue. Ici aussi, Bernhard et Schirren ont entendu les conseils de Bresson qui évoquait la « valeur rythmique d’un bruit ».16 Lors de la relève de la garde au Palais royal, les pas cadencés des militaires rythment le roulement continu des cymbales, tandis que le vibraphone ajoute au battement métré de la marche quelques tonalités éparses et fluctuantes. « Réorganiser les bruits inorganisés (ce que tu crois entendre n’est pas ce que tu entends) d’une rue, d’une gare de chemin de fer, d’un aérodrome ... Les reprendre un à un dans le silence et en doser le mélange.17 » Sur les dernières séquences du film alternant des plans de l’entrée du cinéma L’Aventure et des plans de nuit à l’aéroport, la musique se mêle au sifflement de plus en plus aigu d’un moteur d’avion. Quand le bruit décroit avec l’arrêt du moteur, le film s’achève par une fermeture au noir.
L’entrelacement constant des images et de la musique confère à la réalité la plus ordinaire une dimension fantastique. Le familier devient angoissant. Dans un texte célèbre, maladroitement traduit en français sous le titre « L’inquiétante étrangeté », Freud explicite le terme allemand qui lui semble approprié pour décrire ce qui est propre à susciter l’angoisse : Das Unheimlich, soit le « nonfamilier »,18 ce qui n’appartient pas au foyer (heim, équivalent du home anglais) et pourtant s’y trouve, « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familierv».19 L’étrangeté du non-familier ne peut surgir que dans ce qui est familier. Le sentiment qu’il produit naît d’une « inquiétude intellectuelle » : « L’étrangement inquiétant serait toujours quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se trouve tout désorienté. Mieux un homme se repère dans son environnement, moins il sera sujet à recevoir des choses ou des événements qui s’y produisent une impression d’inquiétante étrangeté.20 » Désorienter le spectateur pour le rendre plus réceptif à l’étrangeté des choses : c’est exactement ce que fait Bernhard dans son film. Les séquences ne se joignent pas : écluse, musée, vol d’oiseaux, étang, rue, balayeur, jeu d’enfants, rue, musée, pensionnat, forêt, etc. Aucun lien logique entre chacune d’elles. Par contre, le montage organise la répétition, le retour du même, un retour qui questionne et inquiète, à nouveau.
Pour Bresson, tout l’art du cinématographe se situe dans ce qu’il appelle la relation : « Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux.21 » Il ajoute : « Pas seulement des rapports neufs, mais une manière neuve de ré-articuler et d’ajuster.22 » On sait depuis les expériences de Koulechov que tout montage fait naître un sens qui n’existe pas dans les images prises séparément. Mais chez Bresson, et Bernhard à sa suite, la relation que le film noue entre les images n’est pas seulement affaire de sens, mais de sensation : « Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le même bleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation.23 » Quand Bernhard fait se succéder un très gros plan des yeux d’une jeune fille et le plan général d’un bar où se remarquent deux yeux peints sur le mur au-dessus du comptoir, le motif commun des yeux transforme la perception du plan suivant : le ventilateur dont les pales tournent rapidement autour du moyeu apparaît tel un œil. La transformation qui s’opère n’est pas seulement perceptive. Le motif de l’œil est réflexif. Il donne au spectateur un indice quant à la manière dont le film doit être vu.
Le montage, dit Edmond Bernhard, « équivaut à un scénario écrit après coup ».24 C’est à ce moment que le film s’écrit et que le projet prend forme, parfois de manière tout à fait imprévue : « On filme une chose, on signifie telle chose par le tempo, par un cadrage et tout pète dans un sens imprévisible, surtout que c’est dépendant de ce qui précède et de ce qui suit.25 » Le cinéaste monte ses films lui-même mais, sans formation en ce domaine, il élabore ses propres règles en s’inspirant de ses connaissances musicales et en particulier de sa pratique du jazz. Quatre principes fondamentaux dirigent le montage de Dimanche : la répétition, le montage parallèle, la substitution et l’insert. Si certains plans n’apparaissent qu’une fois (les jeux d’enfants, le pensionnat, la gare, le match de football, le kiosque à musique) d’autres reviennent régulièrement, en particulier ceux filmés au musée d’Histoire naturelle (six occurrences) et ceux du bac sur l’étang du Bois de la Cambre (quatre occurrences). Ces plans récurrents sans être systématiquement semblables ne sont pas seulement des leitmotive qui scandent la composition de l’ensemble. Ils ont aussi pour fonction de modifier la perception des séquences dans lesquelles ils sont insérés. La séquence au stand de tir est très représentative de ce procédé. Construite sur une structure de base ternaire, elle associe trois types de plans (les mains, les cibles, les tireurs), dont certains sont remplacés par un plan provenant de la série des iguanodons ; cette substitution crée un montage parallèle entre les deux séries qui déteignent l’une sur l’autre. Ce type de montage intellectuel pourrait produire, comme chez Eisenstein, une métaphore : les tireurs seraient des dinosaures. Mais une telle lecture n’enrichit pas le film. Bernhard va plus loin en introduisant dans son montage un plan provenant d’une troisième série : le travelling sur le couple de promeneurs dans la forêt, filmé en forte plongée par la caméra qui les suit en hauteur. Placé juste après la tête de l’iguanodon, cet insert suggère que les amoureux pourraient être suivis par le monstre. Le montage des images ne propose pas une métaphore, mais renforce le sentiment d’inquiétante étrangeté qui domine l’ensemble de la séquence. La bande sonore le confirme : les coups de feu du stand de tir continuent de se faire entendre sur le plan de l’iguanodon, puis sur celui des amoureux, en sourdine. Le son relie les images, raffermit le montage, fait planer une menace sur la séquence dans sa totalité. L’inquiétante étrangeté, disait Freud, est un sentiment produit par l’apparition soudaine du non-familier dans le familier, c’est le retour inattendu d’un refoulé dans l’expérience ordinaire. Une intrusion. Un insert. Tel le retour intrusif d’un squelette d’iguanodon dans un stand de tir. Le refoulé qui fait retour dans le quotidien, c’est l’ombre de la mort.
Dimanche n’est pas un film comme les autres. Il ne montre pas les choses pour elles-mêmes mais ce qu’elles évoquent. Il ne traite ni des loisirs, ni de l’ennui, mais du vide de l’existence humaine, traversée d’inconscientes hantises et angoissée par la mort. Dimanche – faut-il le dire ? – est un film surréaliste.
- 1Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, (Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1975), 116.
- 2Ibidem, 41.
- 3« Entretien avec Edmond Bernhard », dans Guy Jungblut, Patrick Leboutte et Dominique Païni, Une encyclopédie des cinémas de Belgique, (Paris : musée d’Art moderne – Yellow Now, 1990), 45.
- 4Ibidem, 42.
- 5Texte cité par Paul Davay dans « Un réalisateur de chez nous : Edmond Bernhard », Journal des Beaux Arts, (s.l.n.d.), 11. (Dossier de presse de la Cinémathèque royale de Belgique).
- 6Feuillet publié par le distributeur Rank (Dossier de presse de la Cinémathèque royale de Belgique). L’expression « peinture du vide » est reprise d’un très bel article publié par Théodore Louis dans La Libre Belgique (24 octobre 1963), article qu’Edmond Bernhard avait envoyé au distributeur.
- 7Paul Davay, art. cit., 12.
- 8D’autres critiques abonderont dans le sens de Paul Davay, en ajoutant, par bêtise ou perfidie, que le film lui-même est « ennuyeux ».
- 9Robert Bresson, op. cit., 32.
- 10Entretien avec Marc-Emmanuel Mélon, Bruxelles, 12 avril 2013.
- 11Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », repris dans OEuvres complètes, (Paris : NRFGallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II), 695.
- 12Ibidem, 694.
- 13Robert Bresson, op. cit., 59.
- 14Volonté confirmée par André Goeffers, opérateur caméra sur le film. Edmond Bernhard avait invité les enfants qui jouaient au pied du bâtiment à monter avec lui aux étages supérieurs. Il n’avait pris aucune précaution particulière ni demandé l’autorisation des parents.
- 15Robert Bresson, op. cit., 52.
- 16Ibidem, 53.
- 17Ibidem, 54.
- 18Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919), repris dans L’inquiétante Étrangeté et autres essais, traduit par B. Féron (Paris : Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1985), 209-263.
- 19Ibidem, 215.
- 20Ibidem, 216.
- 21Robert Bresson, op. cit., 27.
- 22Ibidem, 104.
- 23Ibidem, 22.
- 24Entretien avec Edmond Bernhard, art. cit., 45.
- 25Ibidem.
Ce texte a été originellement publié dans Francis Dujardin (dir.), Regards sur le réel. Vingt documentaires du vingtième siècle, (Crisnée : Yellow Now, 2013)
Un grand merci à Marc-Emmanuel Mélon et Guy Jungblut.
Ce texte est publié à l'occasion de Seuls : Short Work 1’, ce soir à 20h30 sur Avila. Plus d’informations au sujet de la projection ici.