‘La caméra à la nuque’
ou esthétique et politique dans le cinéma des frères Dardenne
La cohérence du cinéma de Jean-Pierre et Luc Dardenne tient sans conteste à une maîtrise spécifique et singulière du médium filmique ainsi que le montrent leurs oeuvres de fiction depuis La promesse. C'est ainsi que l’on parle d’un cinéma d’auteur, c‘est-à-dire d’une signature typiquement reconnaissable à travers des éléments stylistiques et thématiques récurrents. Certes un corpus cinématographique identifiable au sein du paysage filmique actuel et, par ailleurs, appuyé par une notoriété confirmée. Reste que leur travail sur le long métrage ne vient pas de nulle part. Déjà, à la fin des années 1970 et dans let années 1980, ils étaient les auteurs de pièces de théâtre, de vidéos, de courts métrages et de documentaires. Cependant, le passage du documentaire à la fiction, qui apparaît à première vue comme un changement de genre cinématographique, est aussi un choix politique délibéré et conscient.1
S‘il apparaît évident que la thématique propre à leurs films (la précarité, le chômage, les relations familiales et économiques en Wallonie) a une connotation politique frappante, cette dimension (socio)politique l’est d’autant plus dans le travail et la disposition de la caméra, à savoir la capacité de celle-ci à rendre compte d’une réalité que seul l’objectif de la caméra est en mesure de faire transparaître. Lorsqu'on visionne les longs métrages des Dardenne, on est frappé par une impression nette et frontale de réalité, autant dans les effets de la caméra que dans la trame narrative. De fait, il s'agit d'un cinéma implacablement réaliste et c'est aussi pourquoi on parle souvent de leurs mises en scène en terme de réalisme social. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que l'on puisse évoquer certaines parentés avec des écoles cinématographiques telles que le néo-réalisme italien des années 1940, le Dogma des années 1990 ou encore le Cinéma Vérité des années 1960 qui, chacune à sa manière, tentent de soumettre le cinéma à sa dimension la plus réaliste, que ce soit par le traitement thématique, l'économie des moyens techniques, l'engagement du cinéaste, le refus d'acteurs professionnels, etc. De fait, les Dardenne ont toujours cherché à ne jamais (sur-)dramatiser la réalité. Les cinéastes reconnaissent eux-mêmes certains liens avec le néo-réalisme italien (1945-1953) ; ce mouvement qui se développe en Italie dès la fin du fascisme et témoigne d'un intérêt soutenu pour la réalité socio-économique du pays et d'un désir de retour en réel comme en témoigne, par exemple, Rome, ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini. Quant au mouvement danois Dogma créé en 1995 par Lars von Trier et Thomas Vintenberg (Festen), il s'insurge contre les grands films à spectacle et contre un usage démesuré de la technologie afin de revenir à l'essence du cinéma. La parenté avec Cinéma Vérité, lancé en 1960 par Jean Rouch et Edgar Morin (Chronique d'un été), préconisant une caméra non masquée, est conçue comme un instrument de révélation de la vérité des individus et du monde, et cherche délibérément une certaine authenticité au travers d'une attitude éthiquement engagée. En somme, il s'agit à chaque fois, pour ces différentes approches cinématographiques, de révéler le monde réel par le medium filmique. Ce contact direct et franc avec la réalité est donc, selon les Dardenne, ce qui précisément est à (re)trouver dans le cinéma.
Même s'ils viennent d'un genre qualifié de documentaire militant dans lequel la plupart de leurs premiers films suivaient des personnages, généralement des ouvriers, figures de la militance de la Wallonie rouge, c'est pourtant la fiction qui leur permet de traiter au mieux de cette réalité. La fiction, c'est la réalité qui résiste, c'est un cinéma qui cherche à attirer la réalité par la caméra, tout en soulignant sa difficulté à être saisie. C'est un cinéma qui serait, pour reprendre une expression du critique de cinéma André Bazin dans les années 1950, une « fenêtre ouverte sur le monde ». Cependant, cette attention au réel ne réside pas dans « un culte du vraisemblable mais plutôt, comme dans le documentaire, dans un attachement scrupuleux dans la vérité des gestes ».2
Par ailleurs, si les Dardenne décident de toujours filmer en Belgique, et plus singulièrement dans les régions de Liège et Seraing, c'est par un souci de vérité qui implique leur propre espace de quotidienneté, mais en outre parce que cette réalité n'est pas montrée. Ainsi, le choix de la fiction, et aussi paradoxal que cela semble au premier abord, est le choix esthétique et politique de faire surgir le réel d'une réalité mise à l'écart, d'une réalité que le cinéma ne chercherait pas (ou plus) à vouloir faire voir. Cette réalité est donc proposée au moyen d'une construction d'ordre fictionnel, elle-même cristallisée autour du personnage central du film.
Ici, je traiterai des longs métrages de fiction réalisés par les deux frères entre 1996 et 2005. On remarquera dans chacun d'entre eux un traitement filmique commun, même si celui-ci est articulé dans des intensités différentes. La promesse, Rosetta, Le fils et L'enfant proposent en effet les caractéristiques suivantes : décors naturels, caméra à l'épaule, montage brut, rigueur des dialogues, mise en scène au service d'une économie des charges morales et émotionnelles, thématique sociale frontale, effet de vérité et de document, absence de précisions topographiques et chronotopiques, imposition centrale des personnages. Et c'est en particulier sur cette dernière caractéristique qu'il est opportun de se concentrer afin d'entrevoir l'esthétique politique des Dardenne.
Dans le premier de ces quatre films, La promesse, Luc et Jean-Pierre Dardenne touchent à une question sociopolitique prégnante et violente : l'immigration clandestine. La caméra dans La promesse, ainsi que ce sera le cas dans les films qui suivront, ne cherche pas, ni même jamais, à bien filmer les personnages. C'est une caméra qui prend les événements du quotidien sur le vif, un peu comme s'il s'agissait d'un reportage. Elle suit donc furtivement tous les personnages. Surtout, elle sera témoin d'Igor et de son évolution : au début du film, Igor est complètement impliqué dans les sales combines de son père et, par après, il s'en éloigne et prend son propre chemin. Il y a dans ce film une dimension initiatique des valeurs morales, mais il y a surtout Igor, le personnage central, qui cherche à se relier avec autrui.
Le changement chez lui a lieu à partir du moment où il fait la promesse à Assita. Hamidou, juste avant de décéder lui dit : « Ma femme, mon enfant, occupe-toi d'eux... Dis-le moi... » Et Igor répond : « Je te le promets. » A ce moment précis, il est dans le face-à-face. Son regard est puissant. Cette promesse va, en quelque sorte, de pair avec la promesse tenue par la caméra de suivre le plus justement possible ses mouvements (physiques et affectifs). Une fois cette promesse faite à Hamidou, Igor rentre dans une révolte silencieuse face à son père. Il y va là, en quelque sorte, du passage à l'âge adulte. Dans le film, aucun dialogue ne semble (pré)fabriqué dans une optique de cohérence du récit filmique. Quand deux personnages se parlent ou se rencontrent, la caméra passe sans cesse d'un visage à l'autre.
Dans Rosetta (1999), cette impression de réalité sera poussée encore plus loin à travers une caméra beaucoup plus furtive et très mobile se concentrant, notamment, de façon obsessionnelle sur le visage de Rosetta.
Rosetta, qui mène tous les jours une guerre sans relâche pour s'insérer dans le monde, est obsédée par la peur de disparaître, d'être à jamais démunie, par la honte terrible d'être mise à l'écart. Elle voudrait une vie normale, comme les autres, parmi eux, à leurs côtés. Rosetta filme l'histoire acharnée d'une jeune femme cherchant coûte que coûte à s'insérer dans le monde par un travail.
Dès la première scène, la caméra portée et dynamique des Dardenne suit à la trace le dos – la nuque – de Rosetta qui se débat sur son lieu de travail. Pendant tout le film, elle est en mouvement ou elle est épuisée. Elle court, elle fuit, elle se révolte, elle s'essouffle. Elle est perpétuellement dans la violence. Elle se bat avec tout le monde – avec sa mère, avec ses employeurs, avec son seul ami Riquet.
Comme dans La promesse, ce sont les enfants (les adolescents) qui protègent. Rosetta s'occupe de sa mère. Quand elle se bat avec elle et qu'elle tombe à l'eau, sa mère s'enfuit. Rosetta est toute seule au monde. La caméra ne vient pas à son secours ; elle est privée de défense. Dans ce film, sans stimuler l'empathie ni l'apitoiement, le spectateur est envahi par le visage de Rosetta ; sa présence, intensifiée à l'écran et l'extrême mobilité de la caméra, la rend omniprésente, pesante même. Le spectateur suit la caméra et s'ajoute à elle lorsqu'elle est aux trousses de Rosetta ; il assiste à son mouvement physique et mental. La reconnaissance que la jeune femme recherche, le chemin qu'elle tente de se frayer est, avant tout, celui d'un ancrage par l'activité – le travail. La caméra dynamique ne lui laisse que peu de moments de repos ou d'indication. L'obsession est sans fin car l'objet à trouver se dérobe à tout moment, il est comme hors-champ. C'est essentiellement dans la quête d'un travail que les corps des personnages veulent se faire entendre et voir. Le personnage n'existe que dans la dynamique amorcée par le travail.
On ne distingue, comme dans les autres films d'ailleurs, aucun véritable repère chronologique, juste peut-être celui de la condition d'un présent fragile et précaire. « Rosetta est seule pour que le spectateur puisse être avec elle [...] Provoquer chez le spectateur l'expérience de la souffrance pour autrui, de la souffrance à la vue de la souffrance d'autrui, c'est une manière pour l'art de reconstruire de l'expérience humaine »,3 écrit Luc Dardenne.
Cet état obnubilé du personnage est proposé dans le souci constant d'éviter des constructions narratives trop figées ou démonstratives. Il faut « que les situations viennent surviennent sans qu'elles soient préparées, comme des événements imprévisibles. Ce qui va demander un travail de construction minutieux avec le cadre et le montage ».4
L'instabilité et l'hésitation de la caméra à l'épaule marquent, au-delà d'une volonté technique brute (telle que le Dogma le propose), l'extrême précarité d'une situation sociale de déconfort. Pour Madeleine Mairlot, c'est, particulièrement dans Rosetta, la situation de crise que la caméra en déséquilibre filme. « Comme dans un reportage de guerre en direct où le danger guette le caméraman, où il fait filmer vite, ne pas se sourcier d'avoir une image bien cadrée, ne penser qu'à ne pas lâcher prise, à garder au moins un morceau du sujet dans le cadre, quitte à prendre en avant-plan des images parasites. Un cinéma de l'urgence. »5
De fait, le jeu de la caméra, les raccords qui désorientent, le montage haché et la mise en tension visuelle mettent le spectateur dans une situation d'inconfort. Il est comme otage du personnage en action. Par ailleurs, comme les cinéastes l'expliquent, il y a une volonté de compression : « Comprimer les sentiments, comprimer l'espace, comprimer les corps, comprimer les paroles ».6
Avec le visage de Rosetta à l'écran, c'est au visage dans la pensée d'Emmanuel Lévinas que l'on pense. Pour le philosophe, c'est le visage qui élève à la responsabilité infinie appelée par l'Autre. La présence du visage est troublante et signifiante puisque l'Autre incombe : il me convoque, il me réclame, il m'oblige et il m'inspire. « Le visage est présent dans son refus d'être contenu. Dans ce sens, il ne saurait être compris, c'est-à-dire englobé. »7 Car dès qu'il est possible d'effectuer un portrait descriptif complet de l'Autre, une sorte de constat basé sur des propriétés plastiques et sur un registre prédéterminé, l'Autre est pris comme un objet. Avec Lévinas, et par extension avec les Dardenne, on échappe à l'approche descriptive du visage et, par là, la dimension éthique est respectée.
Rosetta a le regard à la fois intensif et fuyant qui la rend simultanément reconnaissable et insaisissable. Le peu d'attributs sur son identité, l'absence de data la rend Autre et donc, dans la perspective lévinassienne, en même temps imposante et inatteignable. Le visage de Rosetta est l'expression du sans-défense, de la nudité et de la misère d'autrui. Le spectateur est dérangé par la présence constamment perturbée de Rosetta ; elle est « l'Etranger qui trouble le chez-soi ».8 La dernière image du film est celle de Rosetta exténuée, en larmes. C'est le visage de l'extrême vulnérabilité.
Alors que les plans sont plus serrés que dans La promesse, Le fils aussi propose un cadrage proche de celui de Rosetta. Avant la première image du film, on entend des bruits, ceux de l'outil de menuiserie d'Olivier. La toute première image, elle, et la toute première scène du film montrent Olivier de dos. Et c'est ainsi qu'on le suivra jusqu'au bout. C'est en ayant les yeux sur sa nuque que l'on cherchera à déceler le mystère du personnage d'Olivier. C'est probablement dans cette oeuvre que les Dardenne filment le plus leur personnage de dos. Caméra à nouveau collée au corps d'Olivier. Les spectateurs tentent d'entrer dans sa psyché, mais peu d'indices leur permettent de ressentir où Olivier se suite. C'est principalement sur son lieu de travail qu'Olivier est présenté – dans son quotidien en somme.
Olivier (comme Rosetta) vit dans la solitude. Sa tristesse n'est jamais verbalisée. Il est dans le silence de son deuil. Il est pris dans son obsession, dans sa rage silencieuse face à Francis. Bizarrement, le film s'intitule Le fils alors qu'il aurait dû logiquement s'intituler La père ; le fils perdu n'est jamais représenté visuellement, mais il est le monteur des mouvements affectifs et psychiques d'Olivier. Sans flashback, mais dans un présent plein, les spectateurs pénètrent petit à petit dans l'obsession mentale, le silence et la souffrance non figurée d'Olivier. On ne cesse de le suivre de très près. Le mouvement de la caméra qui le suit ressemblerait à celui qui Rosetta ; cependant l'obsession est ailleurs, même si la question du travail dans Le fils est ce qui met en activité (ou en fuite) le personnage d'Olivier.
Dans Le fils, c'est donc le dos et la nuque qui sont omniprésents. La dynamicité et l'accélération du corps ne sont peut-être pas aussi prononcées que dans Rosetta, quoique le dos et la nuque manifestent aussi l'obsession par le corps. Cette caméra qui ne cesse de filer de près les personnages, je la nommerai « caméra à la nuque » ; c'est une caméra issue d'un choix filmique qui permet d'être dans le politique, c'est-à-dire au coeur de la nudité et de la violence du personnage. La nuque permet au spectateur de le suivre dans la proximité, de l'accompagner dans ses faits et gestes, mais la nuque évoque aussi la fragilité, l'intimité, la vulnérabilité et simultanément la violence, l'envers du monde, la souffrance. Il y a donc quelque chose de profondément sensuel et d'agressif dans la nuque. La nuque est faiblesse et autorité. La nuque d'Olivier parle, elle enseigne, mais elle n'explique pas, elle ne figure pas, elle ne codifie rien. La proximité du spectateur avec le corps d'Olivier nous met dans une sorte de face-à-face, dans un mystère qui nous envahit, dans une souffrance sans mots. La nuque place le spectateur devant une impossibilité de savoir et de voir. Dans une optique parallèle, Lévinas estime que la meilleure façon de rencontrer l'Autre consiste à « ne même pas remarquer la couleur de ses yeux ».9
Avec L'enfant, les plans se relâchent un peu et rejoignent aussi La promesse. On touche de nouveau ici à la question de la protection. Qui protège qui ? Qui va au secours d'autrui ? Dans La promesse et dans Rosetta, ce sont Igor et Rosetta qui se chargent de protéger l'enfant d'Assita ou la mère de Rosetta. Dans L'enfant également, ce sont des adolescents qui sont censés protéger, mais à vrai dire rien ni personne ne protège vraiment. Tous les personnages sont dans le désir inatteignable de connecter, d'être infiniment responsables dans la relation éthique.
La caméra y est moins rapprochée que dans Rosetta ou dans Le fils. La « caméra à la nuque » dans L'enfant évoque l'innocence et la violence caractérisant le personnage de Bruno. Il est pris dans l'insouciance ; sa culpabilité, le spectateur la connaît, mais elle est en même temps désincarnée. Violence et innocence d'un monde en perte de repères. Et c'est encore la nuque que l'on est amené à voir.
Le mouvement est sans conteste ce qui particularise et unit les quatre films : mouvement de la caméra et mouvement physique et mental des personnages. Avec les personnages des Dardenne, on est dans le face-à-face. On est pris par le visage – la nuque – d'Igor, de Rosetta, d'Olivier et de Bruno. On ne peut se détourner d'eux. Leur réalité, leur force et leur faiblesse nous sont visiblement données.
Le personnage dans l'esthétique cinématographique des Dardenne n'est pas uniquement un élément narratif central, il est le moteur du monde filmique : l'obsédé de la caméra, dans son corps et ses mouvements, et plus significativement encore, dans sa nuque. Bien plus que le Même du cinéma, le personnage est, dans un sens emprunté à Emmanuel Lévinas et comme je l'ai déjà dit, le radicalement Autre – celui que la caméra s'efforce de saisir, dans sa proximité et sa distance. C'est aussi la quotidienneté des personnages qui interpelle la caméra – une quotidienneté réelle, brute, sans les frasques des protagonistes. Le cinéma des Dardenne ne raconte pas une histoire, elle décrit cinématographiquement comment les êtres sont obsédés d'exister normalement, c'est-à-dire de faire partie de la communauté sociétale, de ne pas être mis à l'écart, de ne pas disparaître. Le cinéma doit filmer cette obsession. Il doit aussi filmer la relation éthique. La « camera à la nuque » filme à la mesure de l'obsession et du désir des personnages ; elle est envahissante, elle poursuit et elle sonde. C'est la caméra fictionnelle qui oriente et cherche à faire révéler le politique d'une réalité à la fois lointaine et proche de notre monde sociopolitique et qui, par ce biais, souligne la réalité de notre position de sujet historique situé et toujours déjà en relation avec l'Autre. Cela n'est néanmoins rendu visible que par les situations concrètes, quotidiennes, brutes et extrêmes proposées par l'esthétique des deux réalisateurs.
Par politique, on l'aura compris, il ne faut pas entendre l'organisation et le fonctionnement systématique de la polis, mais la coexistence de corps qui se manifestent dans la socialité d'un monde commun. En fait, c'est l'éthique, au sens de Lévinas, dont il s'agit, et qui ne devient en quelque sorte politique que parce qu'elle est captée par une caméra qui la révèle. C'est la geste de la caméra qui rend l'Autre manifeste.
La caméra des Dardenne vise à mettre à vif, à amplifier, sans esthétisme aucun, la réalité ordinaire de l'existence. Creuser dans la matière humaine par la matière filmique. Luc Dardenne aime à le dire : « Faire des images à la brosse et non au pinceau ». C'est un cinéma qui ne prend pas la pose, qui veut mettre à nu le plus possible, mais sans apprêts. Cinéma, pour ainsi dire, dépourvu de style tenant à inverser le dispositif émotionnel par une résistance à l'identification. On ne s'approprie pas les personnages, ils viennent à notre rencontre. Leur visage s'impose, se donne à nous ; il est l'impératif mais, simultanément, il se dérobe de toute appropriation cognitive, vu qu'il ne s'agit pas de le (com)prendre mais d'être toujours déjà touché, pris par son extrême nudité. « Contre l'esthétisme qui nous guette, écrit Luc Dardenne, la plastique, tout ce fourbi artistique qui empêche les rayons humains de passer. »10 La caméra ne fait qu'enregistrer le réel qui existait déjà avant et existera encore après, mais elle seule permet de le mettre à nu. « Nous essaierons, dit encore le cinéaste, de ne pas congeler la vie dans nos plans, de le laisser passer, déborder. »11 Les personnages existent donc en dehors de l'objectif de la caméra. Laquelle ne fait que les rendre ponctuellement mais intensément perceptibles : elle les montre sans les montrer tout à fait. Dans la toute dernière scène de La promesse, à la gare et quand apparaît le générique sur l'écran, on entend par exemple toujours les bruits de la gare, et l'on sait ainsi que cette vie-là continue à exister, à vivre en dehors de l'écran et du dispositif captateur.
La seule réalité à filmer est le monde où les êtres s'exposent, en l'occurrence une ville de Wallonie ; ce monde n'est pas donné à travers sa figuration, mais dans la vie des corps – des Autres ou encore les personnages, voire même les objets. De la même façon, le politique ne se manifeste pas dans le décor mais dans les êtres qui le constituent et que seule la caméra a le pouvoir de rendre visibles. Voilà au demeurant la raison pour laquelle ce cinéma ne plante pas à proprement parler le décor : c'est le personnage qui l'incarne, mais sans personnification, sans démonstration, sans excès référentiels ni symboliques. Autant dire que le cinéma des Dardenne explore délibérément du concret, des lieux, des corps, des accessoires et non des idées.
On ne peut à proprement parler d'un cinéma social car il n'y a pas de discours ni de système sociologique, pas davantage de solution au monde en perte de repères ni d'idéaux proposés. Si l'on évoque un cinéma engagé ou politique, il est à distinguer par les images de ces corps qui s'exposent à nous, les spectateurs. Spectateurs qui devenons nous-mêmes impliqués – engagés à reconnaître, sans identification hâtive, ces êtres perdus mais tellement présents dans l'espace wallon. Les personnages surgissent dans leur donné brut, sans réflexivité ni distanciation de leur situation intramondaine. C'est, une fois de plus, la caméra ou l'esthétique engageante des Dardenne qui rend possible une réflexion et un geste politique.
Selon Lévinas, le sujet est otage de l'Autre, c'est-à-dire qu'il n'est pas question d'une empathie ni d'un affect de pitié envers autrui, mais plutôt d'un débordement de son visage. De manière similaire, les deux réalisateurs ne permettent pas à leurs personnages « la complaisance dans leur malheur », ils les laissent seuls et restent sourds à leurs appels – « ne jamais se précipiter vers eux pour les entourer de nos bras comme une mère abusive comblée de les sentir pleurer sur son sein ».12 C'est pourquoi on voit le désespoir de Rosetta, la solitude d'Olivier, l'insouciance de Bruno. Cette approche cinématographique préconise de partir du corps de l'acteur auquel on refuse tout fantasme, toute magnificence, toute transformation, tout embellissement. Refus d'esthétisme, mais geste esthétique : être touché par l'Autre, être mystérieusement attiré par le personnage dans la quotidienneté bien réelle de son corps. La caméra est envahie par les corps perdus, elle ne les lâche pas.
L'esthétique politique des frères ne consiste donc pas à faire des films avec des thèmes ni avec des schèmes sociologiques, elle invite à penser avant tout aux personnages puisque ce sont eux qui produisent la trame narrative. Ce qui compte, c'est de permettre au spectateur de suivre les chemins et les mouvements internes des personnages. Dans Rosetta par exemple, on ne part pas de l'idée ni de la question théorique du travail mais de l'individu qui s'impose concrètement et complètement par son corps et par ses gestes. Ainsi, la réalité politique, c'est la réalité de l'Autre. Par ailleurs, le personnage est toujours lié aux lieux et aux espaces. Il est immergé dan la réalité belge, mais sans aucune forme d'enracinement localisé ni national donc sans attachement physique et identitaire. Dans les films, on remarquera le même lieu qui revient à quelques reprises.
Certes, qui dit personnage, dit aussi acteur : les frères Dardenne ont tendance à chercher au départ des comédiens en dehors du cinéma. Ce choix est aussi lié à une volonté esthétique d'un refus d'esthétisme : trouver leurs protagonistes parmi des gens ordinaires, c'est-à-dire des corps qui n'ont aucune histoire que celle qu'ils veulent raconter. Ce souci rejoint la volonté de mettre en images la réalité. « Ne pas prendre d'acteurs connus sera déjà une première façon d'éviter la méprise du spectateur. On ne doit pas sentir la (re)médiation par le décor, l'acteur, la lumière, etc. »13 Le travail minutieux sur le scénario traduit une sorte de retrait par rapport à une prédominance du récit. L'expression de l'Autre n'est ni dans le récit ni dans des Dits abondants. Proximité intense avec le corps et simultanément distance et impossibilité de figer et de le réduire au Même. C'est le désir selon Lévinas, une sorte de caresse virtuelle. « L'autre en tant qu'autre n'est pas un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère. »14 : « Cette recherche de la caresse, dit encore Lévinas, en constitue l'essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu'elle cherche [...] Elle est comme le jeu avec ce qui se dérobe [...] Elle s'alimente des faims innombrables. »15
Caméra qui est touchée par l'Autre, mais celui-ci n'est jamais donné à la vision optique du spectateur qui s'approprie tous les traits du corps à l'écran. L'intensité du mouvement de la caméra exclut ce spectateur d'un travail de la pensée (au sens cognitif ou épistémologique). Il n'y a pas de processus herméneutique qui est enclenché mécaniquement. La signification est dans le mouvement des images – des corps –, c'est cette brutalité qui fait voir le politique. En témoigne notamment l'incapacité de Rosetta ou de Bruno à se poser, à connaître la situation, à l'analyser ; urgence des gestes, impossibilité d'expliquer par les mots. Et cette économie du récit narratif n'est pas remplacée ni complétée par des suppléments visuels.
Cinéma qui refuse une image idolâtre. Cinéma qui n'enferme pas l'Autre dans son donné plastique, mais dans ce qu'il révèle de pur et d'insaisissable. De la sorte, « la caméra à la nuque » permet un apparaître éthique entremêlé à son apparaître esthétique : la nuque indique aussi bien le meurtre que son interdiction, elle est l'intensité et la profondeur d'autrui. C'est parce que les Dardenne filment la relation éthique (l'Autre qui s'impose à moi mais que je ne puis englober) que leur cinéma manifeste une esthétique politique particulière et bien réelle. C'est le visage de Rosetta et la nuque d'Olivier qui, au-delà de l'écran de cinéma, nous confrontent à la fiction révèle la réalité ordinaire – la nudité d'Autre, sa force et sa vulnérabilité : sa nuque
- 1En réalité, La promesse est leur troisième film de fiction, mais ce sont les frères eux-mêmes qui précisent ce « tournant », de ce qui sera vraiment leur traitement cinématographique propre.
- 2Carole Desbarats, « Garder l'oeil sec. Sur Rosetta », Contre Bande 14, 2005
- 3Luc Dardenne, Au dos de nos images. 1991-2005 (Paris, Editions du Seuil, 2005), 89.
- 4Ibid., 68.
- 5Madeleine Mairlot, Il était une fois... Rosetta (Liège, Editions du Céfal, 2005), 129.
- 6Dardenne, Au dos de nos images, 68.
- 7Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (Paris, Le Livre de Poche, 2000 [1961]), 211.
- 8Ibid., 28.
- 9Emmanuel Levinas, Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo Paris, Le Livre de Poche, 1997 [1982]), 79.
- 10Dardenne, Au dos de nos images, 63.
- 11Ibid., 171.
- 12Ibid., 30.
- 13Ibid., 18.
- 14Emmanuel Levinas, Le temps et l’Autre (Paris, P.U.F., Quadrige, 1983), 78.
- 15Ibid., 82.
Ce texte a été publié dans J. Aubenas, Jean-Pierre et Luc Dardenne. Brussel: Luc Pire, 2008.
Marie-Aude Baronian est professeure agrégée en études Film studies and Visual Culture à l'Université d'Amsterdam. Elle écrit sur la philosophie du cinéma, l'éthique et l'esthétique, la théorie du design et divers cinéastes, artistes, philosophes et designers.
Images (1) et (5) de L'enfant (Jean-Pierre Dardenne& Luc Dardenne, 2005)
Image (2) de La promesse (Jean-Pierre Dardenne & Luc Dardenne, 1996)
Image (3) de Rosetta (Jean-Pierre Dardenne & Luc Dardenne, 1999)
Images (4) et (6) de Le fils (Jean-Pierre Dardenne & Luc Dardenne, 2002)
Un grand merci à Marie-Aude Baronian, Diana de Esch et Krisis.
Ce texte a été publié ici à l’occasion d’une série de séances que Sabzian a organisé au KASKcinema à Gand, Seuls. Moments singuliers de l’histoire du cinéma belge. Seuls: Le fils a eu lieu jeudi 1er mars 2018 en présence de Luc Dardenne.