Chercher la réalité « entre les interstices »

Oh! Soo-jung [Virgin Stripped Bare by Her Bachelors] (Hong Sang-soo, 2000)

Il dit qu’il a trouvé son chemin de cinéaste en regardant des tableaux de Cézanne dans un musée de Chicago. « J'ai regardé, et j’ai pensé : c’est ça. » Avant, c’était le temps où la jeunesse de son pays, la Corée du Sud, affrontait dans la rue la dictature militaire. Pas lui. « Moi, je faisais des bêtises. Je suis passé très près du suicide. Mais l’ambiance violente et idéaliste de cette époque a laissé une empreinte indélébile. Ma génération garde un goût amer de la disparition de cette période, difficile mais d’une extrême vitalité. » Assis au fond d’un café, désireux de discuter de mille choses, il considère avec une distance amusée ce passé dont il affirme qu’il ne le préoccupe guère.

Ses trois premiers films, soit les trois quarts de son oeuvre à ce jour, sortent enfin en France ? « Je m’en réjouis, mais je ne pense plus à ce que j’ai fait auparavant. Cela ne m’intéresse pas de devenir un expert de mes propres films. » Et peu lui chaut qu’il ait fallu sept ans pour que le public puisse enfin rencontrer l’oeuvre d’un artiste salué dès sa première mise en scène, Le jour où le cochon est tombé dans le puits [Daijiga umule pajinnal, 1996] , comme un cinéaste de première importance. « Ce n’est pas grave, l’important est que les films finissent par être vus. Et la sortie française de ces trois premiers titres va m’aider à produire le prochain. »

Au début des années 1980, un concours de circonstances avait mené le jeune homme (né en 1961) d’une marginalité aux frontières de la délinquance jusqu’aux Etats-Unis : « Curieusement, c’est là que, à 23 ans, j’ai commencé à m’intéresser aux arts. » Et notamment à l’art du cinéma, avec lequel il ne se sentait guère d’affinités bien qu’il ait été auparavant inscrit dans cette matière à l’université de Chun-Ang. Il est tenté par le cinéma expérimental ; un passage par Paris, « la ville-référence pour ceux qui aiment le cinéma », lui fait découvrir l’oeuvre de Robert Bresson. « Le Journal d’un curé de campagne [1951] m’a fait comprendre qu’il existait une possibilité de sortir de l’alternative stérile entre films expérimentaux et films de type hollywoodien. »

Une oeuvre de détails

Durant quatre ans, il ne se déplace jamais sans un exemplaire des Notes sur le cinématographe [1975] de l’auteur de Pickpocket [1959]. Se défiant de toute imitation, le cinéaste dit qu’il ne cherche pas à retrouver les formes inventées par d’autres, Cézanne ou Bresson, mais qu’il s’inspire « de leur vie, de leur courage, de la manière dont ils ont fait face ». Depuis l’étonnant processus qui a présidé à la conception du Cochon, né de quatre scénarios distincts commandés à quatre auteurs travaillant séparément, il n’aura cessé d’inventer ses propres chemins.

Hong Sang-soo a envie de parler de Paris, des films qu’il a aimés et défendus au récent Festival de Pusan, qui l’avait révélé en 1996 et dont il a présidé le jury fin 2002.11 se laisse ramener vers ses propres réalisations, commence la plupart de ses phrases par « j’essaie de... » De ne pas se répéter ; de construire des architectures dramatiques assez fermes pour rassurer ses producteurs et assez ouvertes pour procéder, en cours de tournage, à toutes les explorations que lui inspire le plateau ; de filmer les scènes de lit comme des scènes de table, « sans rien esquiver de ces situations qui font partie de la vie », mais en refusant tout voyeurisme.

Poétique à force de précision, attentif aux durées, aux incertitudes de l’instant, aux mouvements esquissés et à ce qu’ils trahissent ou réfrènent, le cinéma de Hong Sang-soo semble n’être constitué que de détails, de moments contingents, qui soudain dérapent ou explosent. « Je ne vise jamais la généralisation ; le point de vue global sur la société n’est jamais à l’origine d’un film, ou même d’un plan. Il me semble que la réalité ne peut apparaître qu’entre les interstices d’éléments discrets, hypothétiques, incertains. Je me méfie des clichés et des grandes phrases, je ne crois pas, par exemple, qu’il existe ce qu’on pourrait appeler “la” Corée contemporaine. Je ne cherche jamais à faire partager une vérité, mais des approximations. »

Travaillant dans le vif du tournage, écrivant chaque matin les dialogues du jour, épurant au maximum – « J’essaie de me débarrasser de tout ce qui n’est pas indispensable » – et parfois modifiant toute la scène au moment de tourner, il travaille avec des comédiens peu connus ; « Les stars prennent trop soin de leur image pour accepter ce que je demande à mes interprètes. »

Depuis le bon accueil obtenu par son premier long métrage, il a forgé un lien solide avec la société qui le produit, Miracin. Une confiance bien placée : bénéficiant d’un soutien critique qui ne s’est pas démenti, Le jour où le cochon est tombé dans le puits a fait 50 000 entrées en Corée, Le Pouvoir de la province de Kangwon [Kangwon-do ui him, 1998] 70 000, La Fiancée mise à nue [Oh! Soo-jung, 2000] 120 000, et le magnifique Turning Gate [Saenghwalui balgyeon, 2002], encore inédit en France, a déjà attiré dans son pays d’origine 180 000 spectateurs.

Ces « petits chiffres » en progrès constant donnent espoir à Hong Sang-soo de poursuivre dans la voie qu’il s’est choisie et pour laquelle il vient de renoncer à l’enseignement du cinéma qu’il dispensait à l’université depuis dix ans. Mais il ne vise aucun gigantisme, se reconnaissant comme principale qualité la frugalité. Il accepte même d’envisager de devoir un jour tourner en vidéo légère s’il devait rencontrer des difficultés de financement. Pourtant, les nouveaux outils n’ont guère de charme à ses yeux : « Je préfère les machines à écrire aux ordinateurs et les avions à hélice aux jets. Je me sens plus près de l’époque précédente que de l’état contemporain du monde. » Ce déphasage, cette distance sont devenus les ressorts d’une des oeuvres les plus fécondes du cinéma contemporain.

Ce texte a été publié dans Le Monde, 26 Février 2003.

Un grand merci à Jean-Michel Frodon

17.01.2018
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.