Passage : Herman Asselberghs

En discutant avec JLG à l’automne 1979, Marguerite Duras déclarait : “Ce que j’appelle ‘le spectateur premier’, c’est là-dessus que j’ai écrit quelque chose, ce matin : le plus infantile, le mineur du cinéma, celui-là, il reste dans sa zone, il est autistique, il recherche les violences de l’enfance, la peur de l’enfance, et il n’y a rien à faire pour le faire bouger.”1 Six bons mois plus tard, les Cahiers du Cinéma publiaient ce que l'écrivaine-cinéaste avait couché sur le papier ce matin-là.2 En deux pages, Duras exposait dans “Le spectateur” ses idées acides à propos du spectateur lambda de cinéma : dit “premier”, ce “spectateur enfantin” va souvent au cinéma pour se détendre, et s'abandonne volontairement à l'événement cinématographique pour pouvoir fuir et oublier.

Duras voit dans cette évasion futile une mauvaise habitude, prise dès l'enfance et devenue une idée fixe : le cinéma aurait un penchant pour la répétition et le fait de reconnaitre, de retrouver encore et toujours les mêmes choses L’écrivaine arbore son côté le plus venimeux en jetant sans gêne son spectateur immature et l'électeur de droite dans le même sac. À ses yeux, tous deux partagent un conservatisme militant, sûr d'être dans son droit et peu éloquent à ce propos, mais qui exprime régulièrement son dégoût pour les opinions qui diffèrent des siennes.

Je n'ai pas lu assez de livres de Duras pour savoir si les personnages de ses romans vont de temps en temps au cinéma, mais cela ne me surprendrait pas. Son rejet vif du spectateur primaire de cinéma est basé sur la solitude absolue des personnes que j'associe à son travail. Cette solitude, je l'ai entendue dans le cri du consul dans India Song et dans celui de l'homme paléolithique dans Les mains négatives. Je l'ai vue dans l'errance du camion dans Le camion et dans le néant de l’image noire dans L'homme atlantique. Pour Duras, le cinéma semble constituer l'endroit idéal où montrer la solitude existentielle, où la vivre, la regarder droit dans les yeux et soutenir ce regard : “C'est peut-être là, dans la salle de cinéma, que ce spectateur trouve sa seule solitude et cette solitude consiste à se détourner de lui-même.” Duras assimile donc la relaxation et la distraction au cinéma à un comportement de fuite. Sa foi dans le dispositif cinématographique dépasse sa confiance en l’utilisateur. Le contrat non écrit qui lie le spectateur à son siège de cinéma pendant toute la durée de la projection peut et doit le conduire à l'ultime confrontation avec lui-même, face à la puissance de l'image projetée sur le grand écran. Bien sûr, Duras sait mieux que quiconque qu'il est possible de s’en aller pendant la projection. Mais quitter la salle avant la fin, serait-ce un signe de résistance ou la preuve d’un renoncement ? Jusqu'à nouvel ordre, pour Duras, c’est le spectateur qui jette l'éponge tandis que le film (son film à elle ?) triomphe : le spectateur immature a perdu le jeu de regards.

L'oracle de Duras sur le cinéma en tant que jeu de pouvoir, son empressement à trancher entre les bons et les mauvais films, à creuser un fossé entre les spectateurs intelligents et les idiots, les forts et les faibles, me dépasse et me semble appartenir à une ère passée du cinéma. Pourtant, ces deux pages d'il y a quarante ans ne me lâchent pas. Sans doute parce que je les ai eues sous les yeux il n'y a pas si longtemps que ça. Plus c'est dépassé, plus c’est pertinent ? Le regard venimeux  et polarisant que pose Duras sur le spectateur touche pourtant à des questions urgentes, telles que : le fait regarder un film du début à la fin (en une seule fois), celui de se rendre au cinéma (avec ou sans masque), la nostalgie (convulsive) du connu et du familier, le rejet (ouvert) de l'invisible et de l'étrange, la solitude de l'utilisateur de l'écran (en quarantaine ou non). Et, certainement aussi, la nécessité d'une critique qui relie.

  • 1Duras/Godard Dialogues, Ed. Post-éditions, 2014, pp. 30-31.
  • 2Marguerite Duras. Les yeux verts, Cahiers du cinéma, 312-313, juin 1980, pp.11-13.

Image de Chelovek s kino-apparatom [Man with a Movie Camera] (Dziga Vertov, 1929)

PASSAGE
20.11.2024
NL FR EN
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.