Notes sur le sujet
Ce qu’il y a de beau dans les films d’Anne-Marie Miéville, c’est cette façon qu’ils et elles ont, tous, d’être toujours fâchés (elles surtout). Fâchés d’aimer, fâchés de ne pas aimer, de ne pas être aimés, fâchés que les parents soient là à les tarabuster, fâchés qu’ils ne soient plus là, fâchés que les autres ou, plus souvent, que l’autre ne les comprenne pas. S’il fallait donner un titre à cette œuvre dans son entier, ce pourrait être, comme Marivaux parlait de surprises de l’amour : « Les Fâcheries de l’amour » ; mais à condition de ne pas l’entendre comme des accès d’humeur, des passages d’un état non fâché à un état fâché, de ne pas l’entendre comme un marivaudage, justement (ou comme sa variante rohmerienne) : non, une fâcherie permanente, peut-être de nature, peut-être ontologique ; une fâcherie que l’on peut trop aisément prendre pour de la « fierté ».
Il y a les mots de la fâcherie, qui en sont la menue monnaie signifiante : les « ah ! merde ! », les « bon dieu ! » ; ou cette émission, violente d’être si empêchée, lorsqu’au téléphone, pour se débarrasser d’un de ses hommes (Hans, sans doute, l’amoureux indiscret), Agnès lance : « je peux-te-pas-je-te-peux ». Il y a surtout le ton de la fâcherie, qui dans ce film est toujours un ton retenu : « écoute, on avait dit : pas tous les jours » (à Hans, aussi) – cela est dit un peu comme, dans Muriel, les reproches de Delphine Seyrig à son beau-fils ; les histoires du cher sujet sont toujours des histoires d’exaspération retenue, dominée par l’affection ou la tendresse, ou peut-être la lassitude ou la peur.
Retenir la fâcherie, la protéger de l’explosion, cela affecte forcément le corps : il y a dans ce film un burlesque du corps en proie à la fâcherie, et qui le contraint ou le maîtrise. Scènes burlesques plus ou moins pures – mêmes sinistres ou grinçantes : les rencontres pendant le « jogging », l’automobiliste mécontent de n’avoir plus de graves sur sa radio, le grand-père qui laisse tomber qu’il « s’emmerde » devant les sourires lisses d’Odile. Culmination du burlesque, en même temps que culmine le sinistre (et qui serait odieux s’il n’était burlesque), dans la clinique de l’avortement. « Alors, elle prendra du potage, la petite « interruption » ? : on ne voit pas la femme de service qui adresse la question à Angèle ; mais on comprend bien qu’elle provient d’un monde absurde, révoltant sans doute, comique à coup sûr ; Angèle aurait pu rire ; elle se fâche. Angèle est au centre de la fâcherie ; c’est sur une conversation tendue, off, entre elle et Agnès, sa mère, que celle-ci mime un combat de boxe avec François, au ralenti (outil majeur du burlesque).
Au registre encore de la fâcherie : tous ceux qui ne sont pas, et presque, ne peuvent pas être fâchés. Le professeur de chant : l’homme au sourire (l’homme qui sous-rit) ; ce n’est pas lui qui s’emporterait et prophétiserait, comme le maestro de Kane ; on ne saura jamais ce qu’il pense vraiment de la Reine de la nuit d’Angèle. Les amants amis d’Agnès, Hans qui « ne voit pas pourquoi elle est fâchée » lorsqu’il refuse d’aller diner avec Odile, François qui a choisi l’infantilisme des petits jeux au lit et des petits surnoms ridicules : tous ceux qui ne sont pas de la famille (François, fugitivement, devient capable d’un acte de violence lorsque, à l’enterrement du grand-père, il met fin au nom du clan à trop de comédie sociale).
Les dialogues sont des luttes, et la dénégation de ces luttes. Lou comme le personnage de Mon cher sujet, passe son temps à dire non, mais ce n’est qu’une propédeutique : « pour apprendre à dire oui, il faut commencer par savoir dire non » ; le film s’appelle Lou n’a pas dit non et se termine par un dialogue de statues qui est une suite d’acquiescements (d’un homme aux propositions d’une femme) ; le rapport des hommes et des femmes est le sujet de ce film : comme le rapport des âges, celui des genres de l’humanité est douloureux et nécessaire, parce que les femmes et les hommes n’ont pas le même rapport à la subjectivité. Lorsque Lou et Pierre vont faire un pèlerinage sur la tombe de Rilke, il faut à un moment quitter la grand-route ; de l’arrière de la voiture on nous les montre : Lou : « il faudra prendre à gauche » – Pierre : « non, à droite » ; au plan suivant, une voiture, filmée de face et de loin, quitte posément la nationale, vers la gauche du cadre – mais sur la route de droite. Relativité des directions, selon l’objectivité adoptée ; Lou a raison, mais au prix d’un double renversement : c’est sa dialectique à elle.
Le possible et l’impossible sont aussi ce qui sépare les hommes des femmes : ils n’en ont jamais la même définition. Les plans aussi ont l’air fâché les uns avec les autres, et l’image avec le son. Les enjambements de la bande sonore, les circonvolutions et les tressages qui la font croiser et recroiser l’image, tantôt la précédant ou la suivant, tantôt la doublant de loin, ne sont pas de simples partis pris stylistiques, mais une espèce d’exacerbation de l’irréconciliation des uns avec les autres. L’homme qu’elle aime – elle, Agnès, cher personnage de Mon cher sujet – ne l’aime pas comme elle voudrait : leur conversation au téléphone n’a pas l’air d’une conversation mais d’un parasitage. Le téléphone dans Mon cher sujet fonctionne toujours ainsi : on entend, on voit. On voit l’un des interlocuteurs et on l’entend, ou pas ; on entend l’autre, l’invisible, ou on ne l’entend pas. Le téléphone est ce carrefour des non-réponses, ainsi qu’une longue scène de Lou n’a pas dit non en fait la théorie : voix instituées, pourtant posées ; voix au timbre soigneusement recherché, certaines reconnaissables ; « sa voix me dessine sa bouche, ses yeux, sa figure, me fait son portrait entier, intérieur et extérieur, mieux que s’il était devant moi » (Bresson).
Dans la brouille de l’image avec le son, le chiasme est la figure récurrente. D’Angèle à Carlo, on passe par des mixages de musique : de Mahler à l’improvisation au saxophone, en même temps qu’à l’image, on passe d’Angèle en gros plan à la bouche de cuivre de l’instrument. Si Angèle est d’abord musique, Carlo est d’abord exclamation (il coïncide assez longtemps avec sa première réplique, son « ah ! merde ! »). Ou bien, plus tard, la chanson de Léo Ferré qui passe de l’espace insitué de la musique de film à celui du walkman qu’Angèle avait, on s’en aperçoit trop tard, à l’oreille. Seules images à n’être pas fâchées avec leur son : celles du chant, en son direct, visiblement.
Que peut un plan ? S’il ne cherche pas a priori la réconciliation (avec les autres plans), il peut tout, puisqu’il ne dépend plus que de lui-même, de sa capacité à écouter, à regarder, à faire l’image (Beckett : « ça y est, c’est fait, j’ai fait l’image »). Pour filmer les statues, Lou ne veut surtout pas connaître leur « histoire » (pour entrer en rapport avec l’image, le point de vue génétique n’est pas le bon, il faut la prendre par l’immanence). Le plan est une solitude, et l’on voit bien que s’il y a un modèle musical à cette façon de monter (Anne-Marie Miéville est sa propre et remarquable monteuse), c’est en effet Mahler, cette musique fâchée avec elle-même ou mieux, sur elle-même, qui ne cesse de faire advenir le motif, mais comme découpé, jamais fondu dans les autres motifs, toujours en lutte avec eux, toujours éclatant de sa solitude essentielle (et que Mahler, c’est son génie et sa limite, transforme sans cesse en explosion : on comprend bien le petit acting de Pierre, le héros de Lou, insultant le vieux musicien, ou se révoltant contre lui).
Le plan n’est pas une unité d’une chaîne, il n’est pas une unité fragmentaire non plus, le « petit hérisson » clos sur lui-même cher aux romantiques. Le plan dans Mon cher sujet est une solitude ; sa mise en chaîne est souvent troublée, à moins que, plus souvent encore, on insiste sur l’intervalle d’un plan au suivant. Le début du film expose, de ce montage, la règle ferme et définitive ; une apparente alternance mêle des plans d’une sortie d’enterrement et des plans d’Agnès marchant avec décision ; mais l’alternance est, en fait, ambiguë : la jeune femme se dirige-t-elle vers le temple ? Doit-on plutôt comprendre qu’elle évoque en marchant un souvenir d’enfance, dans un style un peu buñuelien ? ou que, ni l’un ni l’autre, elle marchait seulement, décidée comme elle sait l’être pour faire tout ? Ce qu’elle rencontre : la mort, la tristesse visible d’une petite fille en cravate qui, dans une vie différente, aurait pu être elle. Le rapport est bien constitué, et là où il devait se constituer : entre les plans ; il s’agit bien de nous introduire au plus vite dans le « cher » sujet, la vie la mort ; mais cela ne passe pas, ou pas seulement ou nécessairement, par les mises en chaîne et les certitudes du regard et de la conscience. À la séquence immédiatement suivante, elle tape un texte que sa voix intérieure nous communique – genre tuyau-de-poêle : les enchaînements entre les syllabes sont de hasard ; sauf qu’il n’y a pas de hasard dans le signifiant. La séquence d’ouverture trouve aussitôt sa clé : aucune rencontre n’est de hasard, deux regards croisés suffisent à faire travailler le signifiant. Deux regards, ou bien sûr deux paroles, même si le croisement des paroles est plus codé (à la troisième séquence, les chiasmes et les déhiscences des paroles échangées à contre-rythme de part et d’autre du téléphone perturbent davantage encore que l’échange de regards ambigus avec la fillette).
Le plan n’en finit pas d’être en lutte contre soi, image contre image et image contre son. Les dialogues sont parlés sans recherche de vraisemblance dans l’intonation (mais sans le ton monotone et « droit » de Bresson). Les citations littéraires qui les émaillent ou les tressent sont dites comme les phrases banales de la vie sentimentale quotidienne.
Qui est le sujet de Mon cher sujet ? Deux femmes, au moins ; l’une écrit mais de son écriture ne nous viennent que des bribes, et personne n’a l’air de désirer la lire, sinon au futur (« je me réjouis de lire ton article », dit François, l’air gourmand comme s’il s’agissait d’un gâteau, ou du pain que plus tard pétrit Odile) ; l’autre chante, à cela il n’est pas possible de ne pas prêter attention. Celle qui écrit voudrait être aimée des hommes, ou de certains hommes, et y parvient difficilement ; celle qui chante est dans la compagnie des hommes. « Ô sombre nuit ma mère vois-tu ce qui se passe », dit Angèle en route pour la clinique ; le chant de la Reine de la nuit – prématuré peut-être au regard de sa maturité vocale – fait d’elle une mère en puissance, fait d’elle la protagoniste définitive. Quant au petit Louis, il s’ajuste exactement à la place de l’arrière-grand-père qui retombait en enfance : homme pour homme, fermant la boucle.
Quel est le sujet de Mon cher sujet ? Les amants d’Agnès y sont distincts (au lit surtout) – mais interchangeables, ou jamais entièrement là. À François comme à Hans, elle passe du temps à raconter surtout d’autres amours, plus anciennes, finies, sans doute un peu ratées. L’union des corps sont vêtus, attentifs à être polis et propres et présentables ; pas de laisser-aller, pas de mortalité sensible dans ces corps. Comme le dit un morceau de dialogue platonicien, il y a ceux dont la fécondité réside dans les corps, et ceux qui recherchent plutôt la Beauté. L’union de l’homme et de la femme, l’union des corps n’existe que dans l’union par l’esprit : par la main, par le regard, par ce qui engage sans procurer la jouissance – comme dans la fiction du couple sculpté qui termine Lou n’a pas dit non.
Le sujet de tous les films du monde, c’est : je t’aime-tu m’aimes, ou alors, je t’aime-tu ne m’aimes pas ; je et tu, répartis entre amants et parents. Ce film a pour sujet le sujet de tous le films : mon « cher » sujet, mon cher « sujet ». Un sujet qui mêle et fait se répondre en miroir ces deux séries du je et du tu : les enfants les amants, les parents les amours. Angèle et Carlo sont pris entièrement dans la pensée du lignage, de la transmission ; d’où que le temps ait si peu de prise sur eux, sur leurs corps et sur le sujet qu’ils incarnent ; l’histoire racontée dure, au moins, cinq ou six ans, mais plutôt que d’un vieillissement on a l’impression d’une translation dans le temps : les générations qui se meuvent, solidaires. L’histoire de Pierre et de Lou est un peu autre, ils n’arrivent que laborieusement, incertainement, à se rejoindre dans une acceptation mutuelle, dans la pacification des différences, parce qu’ils restent avant tout les enfants de leur enfance (rôle clé des deux scènes initiales – moins des clés psychologiques que des emblèmes : Freud pris à la lettre ?).
Et, pour finir, le sujet de tous les films du monde c’est : « raconte une histoire ». Mais l’histoire est toujours la même, on en connaît déjà les courbes et les caprices avant qu’elle s’invente : ce qui est essentiel c’est seulement la fin des histoires. Les histoires doivent finir, parce qu’elle ne sont que le fait de raconter une histoire. Le vieux le dit bien dan Mon cher sujet : « ? Comment pourrait-on supporter toute cette histoire sans la certitude que ça finira ? »
Ce texte a paru dans Anne-Marie Miéville, édité par Danièle Hibon (Paris : Galerie nationale du Jeu de Paume, 1998).
Un grand merci à Jacques Aumont
Image (1) et (2) de Mon cher sujet (Anne-Marie Miéville, 1988)