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Boris Lehman, singulier cinéaste / cinéaste du singulier

Rédigé par Claire Angelini

Ce texte est issu d'une rencontre avec Boris Lehman le 31 août 2015 à Paris dans l'appartement de Gérald Collas, producteur à l'INA, et de Ginette Lavigne, monteuse des films de Jean-Louis Comolli. Au fil d'un entretien amical, nous avons évoqué les questions de la singularité, de l'indépendance, et sommes revenus plus en détail sur sa méthode de travail à l'origine de ses films.

(1) Babel - lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman 1991)

Singularité ?  

N'est-ce pas le propre de tous les cinéastes, écrivains ou artistes, d'inventer leur place ? Il faut bien se trouver une place, un public, une forme viable, et les contraintes sont énormes. En outre il faut vivre et c'est la vie même qui est faite de contraintes, de compromis, de semi-libertés, selon les choix que l'on fait, selon ce qu'on accepte ou pas.  

Moi, j'ai trouvé une façon de fonctionner dans les interstices de ce qu'on appelle « le monde du cinéma ». Je suis toujours resté à la marge avec un pied ou un doigt dans le système parce qu'il faut bien survivre, trouver des subventions, être presque comme les autres.  

Je ne dirais pas que je suis entré dans le cinéma par vocation. C'est venu d'une façon plus naturelle : tout d'abord, en allant voir des films, puis en faisant du journalisme et de la critique, et en fréquentant les cinéastes que je rencontrais dans les festivals. Et finalement j'ai fini par faire des films. C'est un parcours proche de celui des cinéastes de la Nouvelle vague.

Je ne suis pas entré dans le système, mais j'ai tout de même fait une école de cinéma. Cependant, à une époque où tous ceux qui sortaient de cette école entraient massivement à la télévision, j'ai voulu faire mon chemin tout seul, rester à part, tâtonner certes, mais trouver ma voie à moi. Ce qui m'a pris des années, avec beaucoup de détours.

Après l'école, je suis rentré dans un centre psychiatrique pour handicapés nerveux, appelé à l'époque centre de réadaptation. Nous étions en pleine antipsychiatrie, c'était donc très avant-gardiste. Dans ce cadre, j'ai pu expérimenter avec le cinéma ; ce fut comme ma deuxième école, après l'INSAS. J'y suis resté 18 ans. Nous avons fait plus d'une centaine de films, certains réalisés par les malades, d'autres par moi, certains individuels, d'autres collectifs, avec des animations de quartier, etc. Toutes sortes de formes cinématographiques, mais toujours avec des non-professionnels, des amateurs, des gens qui ne se destinaient pas au cinéma. Ce fut pour moi une expérience fondamentale qui exerce encore maintenant une influence sur ce que je fais aujourd'hui.  

C'est ensuite seulement que j'ai commencé à faire des films disons plus personnels, des films axés sur moi, mes amis, mes voyages, une espèce de journal filmé, mais qui est aussi l'étiquette que l'on me colle sur le dos, celui d'être le cinéaste de l'autobiographie.

(2) Babel - lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman 1991)

Indépendance?  

Être indépendant, cela veut dire d'abord pour moi ne pas dépendre des autres, c'est-à-dire être autonome matériellement parlant, avoir son propre matériel d'enregistrement, de prise de vue et de montage, de projection, être maître de l'œuvre, de son idée, du début jusqu'à la fin c'est-à-dire jusqu'à la projection, la diffusion. On me demande parfois si mes films sont distribués. Non, ils ne l'ont jamais été, je n'ai jamais vendu de films puisque mon travail se fait en dehors d'un circuit marchand, de rentabilité, avec une équipe. En cela ce travail est plus proche de ce qu'on peut appeler le cinéma amateur mais aussi du cinéma des pionniers, puisqu'aux débuts du cinéma il fallait bien inventer quelque chose. Et cette démarche est proche par certains côtés du cinéma expérimental. Mon travail traverse toutes ces formes, et même celles du cinéma documentaire, parce qu'il est moins cher que le cinéma de fiction. Mais je considère toutes ces frontières comme poreuses et je ne me pose jamais la question de savoir si je fais un type de cinéma plutôt qu'un autre. Je pense que je fais du cinéma, cela suffit. Finalement un film est un objet de fiction qui a des rapports avec le réel et l'autobiographie, mais une œuvre d'art a toujours un statut fictionnel.

(3) Babel - lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman 1991)

Un système en marge du système ?  

Comme un film coûte toujours beaucoup d'argent, on cherche des producteurs, des subventions. Développer un système qui ne soit pas fondé sur celui du cinéma marchand, cela ne va pas de soi. Par exemple, je me souviens être allé voir Michel Thévoz, l’« héritier » de Jean Dubuffet au Musée de l'art brut de Lausanne, parce que j'avais fait tous ces films dans le cadre de ce groupe Antonin Artaud dont j'ai parlé précédemment. Je voulais les lui proposer. Il m'a répondu que le cinéma brut, ça n'existait pas. C'est une chose trop sophistiquée, ce n'est pas comme les cailloux qu'on ramasse, des morceaux de bois, des algues, ou encore le crayon d'Aloïse sur du papier de récupération. Il ne croyait pas qu'on pouvait faire de l'art brut avec le cinéma. Je pense que c'est faux mais cette idée n'a fait son chemin que beaucoup plus tard. Quant à moi j'utilisais effectivement des matériaux pauvres, c'est-à-dire le 8mm ou le Super 8, et d'une certaine manière aussi le 16mm. On peut même dire que le 35mm à ses débuts était aussi un matériau pauvre puisque les amateurs des débuts du cinéma n'avaient que ce format à disposition et que leur outil était une boîte contenant de la pellicule dont on tournait simplement la manivelle.  

A mon époque, le 16 mm représentait ce qu'il y avait de plus facile et de plus économique. On mettait des bobines de trois minutes dans une caméra extraordinaire, la Bolex, qui avait été adoptée par tous les cinéastes de l'underground américain et de la Nouvelle vague à ses débuts. Les plans étaient muets, bien sûr.  

Le père d'un camarade d'école possédait une Bolex et tous les dimanches nous partions faire des petits films.  

En continuant de réfléchir sur l'économie du cinéma au sortir de l'école, et comme nous étions en rapport avec certaines institutions, nous avons découvert que l'évolution des techniques du cinéma conduisait les grosses institutions à jeter le matériel qu'elles considéraient comme périmé et qui ne leur servait plus. Nous étions très forts pour récupérer ce matériel déclassé, d'autant que la TV ne pouvait ni le vendre ni le donner. On appelait ça les objets tombés du camion. C'est grâce à ce matériel récupéré auprès de la TV, de l'Unesco, ou même de l'armée, que j'ai réalisé la plupart de mes films.  

Aujourd'hui il est difficile pour les jeunes cinéastes de faire la même chose. Le matériel de tournage est très différent, il se périme au bout de deux ou trois ans, ils ont l'impression qu'il leur faut sans cesse acheter des outils nouveaux tandis qu'une Bolex est encore utilisable aujourd'hui. Évidemment la pellicule et les laboratoires disparaissent aussi.    

Durant une période de ma vie, j'ai aussi eu un laboratoire où j'ai pu faire du développement de pellicules. J'ai construit une chaîne allant de la pellicule à la projection, au fur et à mesure des années. Je n'avais pas besoin des autres et je pouvais aller projeter moi-même et à tout moment ce que j'avais fait. J'ai toujours fonctionné comme cela jusqu'à aujourd'hui, transportant pellicules et projecteur dans des lieux privés pour montrer mes films. Bien sûr, parallèlement à cela je me suis intéressé aux festivals, cinémathèques, bibliothèques et centres culturels et eux se sont aussi intéressés à moi. J'ai donc eu une diffusion double, dont l'une « professionnelle », qui a eu son âge d'or et qui est dans son déclin.  

Je ne sais pas si le passage du cinéma sur pellicule au numérique a joué un rôle dans cette désaffection. C'est possible, mais c'est peut-être tout simplement une coïncidence. On pourrait même souligner le fait qu'auparavant l'usage du 16mm vous confinait dans un type de circuit particulier, alors qu'un fichier numérique permet a priori de diffuser partout son travail, dans une salle Gaumont aussi bien que dans un espace underground.  

En réalité, je crois qu'il est plus difficile de montrer un film parce que tout le monde fait des films aujourd'hui, et qu'il existe des milliers, voire des millions de films de toutes sortes. Le paradoxe, bien sûr, c'est qu'on a l'impression qu'il n'y a plus vraiment de films à voir, ou qu'on n'a plus le temps de les voir.  

Est-ce que tout ceci vient avec le numérique ? N'est-ce pas plutôt la relativité de ce qu'on appelle grossièrement « la célébrité » ? Des modes existent, on en tient compte. Quant à moi j'ai eu la chance de rencontrer des gens qui ont vraiment regardé mes films et qui ont eu à cœur de les programmer : Freddy Buache en Suisse, Ulrich Gregor à Berlin, Adriano Aprà à Rome, Dominique Païni en France. Ces personnes ont aujourd'hui quitté les institutions qu'elles dirigeaient, il n'y a pas eu de transmission, et les nouveaux programmateurs ont d'autres préoccupations liées à d'autres types de films.  

Pour en revenir à l'économie du cinéma, je dois ajouter enfin que c'est grâce à mes amis que j'ai fait beaucoup de mes films, beaucoup plus que grâce à l'argent ou à mon statut de cinéaste.  

Mais j'ai fait aussi mes films parce que j'ai pris le temps de les faire. Le temps et les amitiés ont façonné mon cinéma. Certes on emploie beaucoup de temps à chercher les moyens de faire les films, mais le temps de réalisation proprement dit est en réalité très court. Dans le système du cinéma, un film réalisé permet ou non d'en faire un autre en fonction du succès rencontré ou non par le précédent. Quant à moi, me trouvant hors de ce système, je n'ai jamais fonctionné ainsi. Bien sûr, cela m'excluait de toute une série d'aides, mais quoique ayant fait quelques co-productions avec la TV, j'ai toujours refusé les règles édictées par les institutions et je ne me suis ni adapté ni soumis à elles.

Méthode ?  

Ma méthode consiste d'abord en cela : je sors régulièrement, la caméra est prête, on tourne des plans. C'est pour cela qu'il y a des plans qui ne servent à rien. Mais il est important de tourner car un plan sert à en faire un deuxième, qui sert à en faire un troisième. Et ainsi de suite. Et puis à un moment donné, l'un d'eux est différent, il est habité. C'est comme un entraînement, une leçon de gymnastique. Très peu de cinéastes opèrent ainsi. A part Jonas Mekas ou ceux qui pratiquent le journal filmé. Ils vont, solitaires, leur caméra avec eux. Moi j'ai construit un système où je suis un peu moins solitaire. C'est-à-dire que je suis solitaire mais à plusieurs. J'ai d'abord réalisé des films par moi-même mais à partir du moment où je me suis mis dans l'image cela devenait difficile donc j'ai eu besoin de quelqu'un. Une personne, parfois deux, à cause du son.  

Quand je dis qu'il s'agissait de filmer tous les jours, j'entends ici quelque chose de plus. C'est ce que j'appellerais la mise en scène. Elle découle de l'observation de ce que l'on filme. De l'imagination aussi. Il faut toujours mettre en scène ce qu'on voit. C'est ce qui me semble manquer à tous ceux qui font du cinéma aujourd'hui, qui font des plans comme les touristes qui filment la Tour Eiffel. Tout le monde fait la même image. Ce qui ne donne pas nécessairement un film. Je veux dire qu'il s'agit de voir quelque chose de son point de vue. Sinon, cela reste des images enregistrées qui n'ont pas beaucoup de sens ni de place dans un film éventuel. Certes, la frontière est difficile à établir entre ce qui est mis en scène et ce qui ne l'est pas. On discute de cela depuis les vues des frères Lumière.  

Cela dit, je n'ai jamais vraiment eu l'impression de faire de l'art. Je n'y pensais pas. C'est un peu comme si j'avais fait des films malgré moi. J'ai acquis cette conscience de faire du cinéma après un certain nombre d'années, et aussi face aux réactions des uns et des autres. Et j'ai fini par faire du Boris Lehman comme Jean-Luc Godard fait du Godard et Jean-Marie Straub fait du Straub. Il n'y a pas moyen de sortir de ça.  

Je crois à la mise en scène, à la mise en forme. Et je crois aussi au sens. Il y a des gens qui n'y croient pas. C'est pourquoi il me semble que nous sommes aujourd'hui dans une grande confusion, induite par l'inflation des images et des caméras de surveillance. Certes, on filme tout. Mais quand on a tout, on n'a rien, le choix disparaît, la subjectivité, la vision personnelle, individuelle, puisque les images sont à tout le monde, faites par tout le monde, et ce sont toutes les mêmes images.  

J’ai participé à des tournages d'autres cinéastes, j'ai donc vu comment, pour filmer un couple qui sort dans la rue et qui rentre dans une voiture, il leur fallait trois camions, des échafaudages avec des éclairages, un cordon de police. Et soudain, si un passant qui n'était pas prévu passait là avec son chien qui aboyait, le réalisateur était furieux car son scénario ne comportait rien de tout ça. Alors que moi évidemment, je pensais que c'était la chose la plus intéressante de son film, mais qu'il n'avait pas réussi à la mettre dans son film. Tous ne réagissent pas ainsi, bien sûr. Un cinéaste comme Raoul Ruiz, pour lequel j'ai travaillé, est capable d'intégrer l'imprévu à son scénario. Au contraire, cet imprévu peut lui convenir voire lui donner des idées. Ou Rohmer, parce qu'il travaille avec une petite équipe.  

Quant à moi, de ma façon de travailler, de mes moyens, de mon rapport au temps, de mes principes, découlent évidemment mes films. Je ne fais pas La guerre des Gaules ni Astérix, ni non plus une adaptation d'une nouvelle de Kafka, toutes choses que je pourrais certainement faire mais qui ne m'intéressent pas. Le cinéma qui est le mien s'adapte à mes possibilités, à mes moyens. Il y a des films qui adviennent, sans décision préalable de ma part. C'est le cas de mon Journal filmé. Il y en a d'autres qui suivent un scénario, même si celui-ci est simple. Par exemple Muet comme une carpe, qui suit, une à une, les étapes allant de la pêche d'une carpe à sa préparation, au repas, etc. D'autres encore, à partir d'un projet personnel, se nourrissent d'un certain nombre de rencontres sur les lieux même du tournage. Ainsi A la recherche du lieu de ma naissance. J'avais avec ce film, le projet de retourner à Lausanne, ville où je suis né pendant la guerre où mes parents s’étaient réfugiés. Quelques documents tels que des lettres de mes parents, des indications de lieux, la maternité, la gare, le lac, etc., constituaient ma première trame narrative. C'est sur place que j'ai trouvé les personnages que j'ai mis dans mon film. Par exemple, en me promenant j’aperçois une dame assise sur un banc avec son enfant : je lui demande si je peux la filmer. Ainsi elle jouerait le rôle de ma mère, et son enfant ce serait moi à cette époque. Et ainsi de suite, au fil des rencontres. Plus tard, tombant sur une carte postale représentant une skieuse nautique sur le lac d'Ouchy, j'ai eu envie de filmer la même scène. Il m'a fallu trouver une personne qui pratiquait le ski nautique et qui était d'accord pour être filmée. Son maillot était rouge, comme sur la carte postale. Le film s'est construit comme cela, au fil de ces petits fragments, de ces bribes.   

Je pense qu'un scénario doit s'écrire de cette manière, parce qu'on a trouvé quelque chose dans un livre ou que l'on a observé quelqu'un dans la rue. Alors que la norme veut qu’on l'écrive d'abord, puis qu’on le tourne. Moi je fais un peu tout en même temps. Cette liberté que je m'accorde, est possible parce que je commence à travailler avant de chercher de l'argent pour le tournage. Bien sûr, une fois que j'ai ma skieuse nautique, l'enfant qui joue mon rôle, des plans de la gare, etc., je finis par écrire quelques notes qui deviennent un petit projet que je peux déposer dans une commission. Tout avance en même temps, le scénario, la production, le tournage. Surtout, il faut être prêt à prendre un peu de temps pour le film. On ne peut pas faire une journée de tournage comme si l'on avait un script planifié : la gare lundi matin, le lac l'après-midi, avec le bateau réservé pour le lendemain, etc. Naturellement cette méthode pose des problèmes de raccords : il m'arrive parfois de devoir tourner un raccord trois ans après avoir réalisé un film. Mais chaque fragment singulier est tourné dans un seul mouvement, il a son autonomie propre, en quelque sorte. Et tous ces petits fragments finissent à la fin par dessiner un film, ce qui implique aussi un gros travail de montage. Est-ce que telle scène vient avant telle autre ? Je reviens sur mes lieux de tournage autant de fois qu'il est nécessaire. Jusqu'à ce que je sente que tous les matériaux du film sont là, même si le film lui-même est encore à construire. Le tournage résulte donc de la lente accumulation de matériaux. Puis vient le montage, souvent très long, qui est une phase très importante du travail. Pour cela je fais beaucoup de projections test.  

Souvent il m'est arrivé de tourner plusieurs films à la fois. Non pas parce que j'avais le projet de faire cinq films à la fois, mais comme ma méthode réside dans cette accumulation de matériaux, ceux-ci n'entrent pas tous dans un même film, et cela peut en induire un autre. Par ailleurs, comme il y a des motifs que j'ai filmés 20 ans durant, cela a fini aussi par faire un film. Homme portant s'est fait comme cela : je me filmais beaucoup en train de porter mes bobines, mon appareil d'enregistrement, et en rassemblant tous ces plans j'ai compris que cela pouvait devenir un film. Il a fallu compléter par quelques plans supplémentaires mais le film est advenu de cette façon, sans réelle intention de le faire.  

Avec cette méthode, il y a beaucoup de plans qui n'entrent pas, qui n'entreront jamais dans un film. Faut-il le regretter ? Ces plans non utilisés n'ont pas trouvé de place dans tel ou tel film alors que je pensais qu'ils serviraient. Parfois, des plans qui ne fonctionnent pas dans un film peuvent être transférés dans un autre. J'aime beaucoup cette circulation d'un film à l'autre. Ce n'est sans doute possible qu'avec cette méthode : l'usage du même support et format, le 16mm, le même dispositif ou presque, une caméra cadrant à ma façon, sur pied, parce qu'ainsi je maîtrise mieux l'espace et mes opérateurs, et qui donne une unité à la vision. Des plans réalisés il y a dix ou vingt ans peuvent se mélanger car ils font partie d'une même chose. Parfois le temps joue pour moi, parfois contre moi. En rapprochant par le montage des plans réalisés à dix ans de distance, je crée ce qu'on appelle dans la profession des faux raccords mais il faut accepter ces temps qui se mélangent quand un dénominateur commun les rassemble. Ceci implique aussi qu'en partant de Bruxelles on arrive à Lausanne à la recherche du lieu de ma naissance par mille détours et déviations. Je me rappelle de Thierry Garrel me disant : « le cinéma, c'est la ligne droite ». Mon cinéma, au contraire, est à l'image de ma méthode, ce n'est pas la ligne droite, c'est la déambulation, et je ne sais jamais bien où il m'entraîne.  

Un film se fait au rythme de la marche, des retours en arrière, car c'est ainsi que je rentre dans mon sujet. La première fois où j'arrive dans un lieu, je filme à la façon d'un touriste ce que je vois en premier, la cathédrale ou le lac si on reprend l'exemple de Lausanne, et ces premières images seront forcément très superficielles. Mais quand je reviens une deuxième fois, mon regard s'est déjà affiné, je vais un peu plus loin, et la troisième fois je suis vraiment dans mon sujet. Et finalement, c'est quand le film est fini que tout commence. C'est pour cela aussi que je suis toujours insatisfait, car ce qui a importé le plus aura été la recherche du film. Cette recherche, c'est le brouillon du film.    

Les films sont proches de moi. Ce n'est pas parce que je suis dans le film, mais le film fait partie de moi biologiquement, corporellement. Comme si j'avais un enfant.  

Mais peut-être que tous les cinéastes vivent avec leur enfant.   

(4) Babel - lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman 1991)

Ce texte est rédigé par Claire Angelini, à partir d'un entretien avec Boris Lehman

Un grand merci à Boris Lehman.

 

Images (1), (2), (3) et (4) de Babel - lettre à mes amis restés en Belgique (Boris Lehman 1991)

ARTICLE
11.09.2019
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.