Vu d’ici

Dans le rétroviseur

 

Ma passion pour le cinéma est le fruit d’une amitié : celle du grand cinéaste et photographe hollandais Johan van der Keuken. Elle naquit à l’occasion du séminaire que j’organisai, en collaboration avec Micheline Créteur et Jacqueline Aubenas, autour de son œuvre en novembre 1981, à l’INSAS. L’intérêt porté aux films de Johan van der Keuken qui n’était alors connu que par les cinéphiles en Europe coïncidait avec le renouveau du cinéma documentaire de création en Communauté française. Un quart de siècle plus tard, son œuvre est montrée dans toutes les cinémathèques du monde et enseignée dans les écoles de cinéma. Le texte d’introduction rédigé par le cinéaste au livre publié trois ans plus tard, témoigne de manière vivante et spontané du plaisir partagé pendant cette semaine riche de regards et de réflexions. En voici de larges extraits : 

Une semaine à Bruxelles.

Une rétrospective : la quasi-totalité de mes films serrés en un long week-end... Ensuite du lundi matin au samedi soir, analyse de fragments : regarder, parler, écouter, en compagnie d’un groupe de cinéastes, de réalisateurs de vidéogrammes, de peintres, de travailleurs socio- culturels. Un auditoire qui varie entre dix et trente-cinq participants... 

Michel Khleifi nous présente son film La mémoire fertile. Je reconnais en lui l’un des deux Palestiniens originaires d’Israël qui, voici trois ans, étaient venus me demander conseil à Amsterdam, dans leur périple à travers l’Europe pour trouver l’argent destiné à financer leur film. Voici donc le résultat de ces voyages et de leur travail. Le programme s’élargit. Plusieurs participants présentent leurs films. La nuit, après les projections, nous en discutons dans les bistrots.

Boris Lehman, discret, « cool », et en même temps plein d’empathie, nous montre un moyen métrage Le centre et la classe » qui traite d’institutions – les Centres PMS (psycho-médicosociaux) dans lesquelles les enfants qui éprouvent des difficultés scolaires sont  « orientés » vers une forme de ghetto à l’intérieur du système scolaire où ils risquent fort d’être réduits à l’état d’objets. C’est un film d’une précision cruelle. Ce travail de commande fut refusé par l’institution qui l’avait suscité.  

Jean-Pierre et Luc Dardenne, parmi les plus actifs des participants au séminaire, présentent avec leur bande sur les radios libres, R. ne répond plus, un travail de montage vidéo très poussé.

Il y eut des discussions intenses autour du film de Manu Bonmariage, Du beurre dans les tartines, concernant la tension qui s’établit entre liberté du regard et prise de position politique. Cette discussion se rattachait aux notions de dedans et de dehors...  

De Paris sont venus nous rejoindre Claude Ménard et Jean-Jacques Henry. D’Amsterdam nous viennent Herman Hertzberger et Willem Breucker avec ses musiciens qui sont chacun des solistes fantastiques. Sur place, il y a Serge Meurant.  

Claude est économiste et historien. Il est originaire du Québec et, en 1975, a ramené mes films de Montréal à Paris. A Montréal, mon travail était déjà connu d’un petit cercle grâce aux efforts de la Cinémathèque québécoise. Depuis cette époque, j’ai travaillé avec Claude sur un projet de film et j’ai subi son influence. ...  

Jean-Jacques, programmateur de salles de cinéma et ancien animateur du circuit culturel des films en France, a commencé, vers la même période, à s’intéresser à mon œuvre et à s’efforcer de la distribuer.  

Herman est depuis 1965 une source d’inspiration pour moi. Cette année-là , j’étais allé le voir pour lui demander conseil au sujet d’une brève introduction à l’urbanisme que je voulais réaliser pour mon film Quatre murs. Au lieu de quelques renseignements, j’eus droit à un monologue « extérieur-intérieur » : il se poursuit aujourd’hui encore. ...  

Quant à Willem, je l’entendis pour la première fois en 1966 se démener furieusement avec des saxophones et des clarinettes, lors d’un vernissage dans une galerie d’Amsterdam. Il avait alors vingt et un an. Je lui demandai de composer la musique pour Un film pour Lucebert et nous avons, depuis lors, poursuivi notre collaboration tout au long de sept autres films.  

Serge qui a mis sur pied ce séminaire avec Micheline Créteur et Marie-Hélène Massin. Il est, outre ses fonctions au Ministère de la Communauté française, un poète, un créateur de figures linguistiques denses et musicales, limpides et secrètes. Un homme d’un humour à vous faire perdre l’équilibre que j’ai continué à rencontrer régulièrement pendant l’année qui a suivi ce séminaire : ensemble, nous avons rédigé ce livre, nous avons transformé un langage « audible », enregistré sur les bandes, en un langage « lisible ».  

Au fur et à mesure que progresse la semaine, l’enthousiasme nous gagne et nourrit notre énergie commune. Il nous devient alors possible de reconnaître quelques rapports qui nous étaient restés cachés jusque-là, de formuler des pensées pour lesquelles nous n’avions pas encore trouvé de mots. Pendant le concert donné par le Willem Breuker Kollektief qui termine le séminaire, plusieurs participants s’exclament : « Voilà encore du montage ! ». Un tel processus de découverte est, me semble-t-il, ce qu’il y a de plus important dans la fabrication d’un film : pendant quelque temps, un petit groupe d’individus partage une démarche commune.

Nous sommes le soir du samedi 21 novembre 1981. Chez nous, à Amsterdam, 400.000 personnes viennent de manifester contre une crucifixion nucléaire européenne ! »  

Les suites du séminaire furent nombreuses et fécondes. Depuis lors, Johan fut à chaque édition l’invité d’honneur de Filmer à tout prix. Son projet Face Value fut coproduit par l’atelier d’accueil Wallonie Image Production. Dans la foulée, Michel Kleifi, Éric Pauwels et Thierry Odeyn décidèrent de créer, en 1984, à l’INSAS, une section de cinéma documentaire où l’œuvre de van der Keuken est analysée pour son exemplarité. Des liens profonds et durables d’admiration et d’amitié furent noués entre le cinéaste et les participants au séminaire. Le livre qui en rend compte fut l’un des premiers ouvrages parus en français consacrés au cinéaste. C’est pourquoi il me paraissait si important d’évoquer ce séminaire comme un moment remarquable de l’histoire du documentaire en Communauté française. Merci Johan ! Toi qui nous quittas bien trop tôt, le 7 janvier 2001.

La pièce de Johan van der Keuken a été publiée à l'origine dans Johan van der Keuken : cinéaste et photographe (Bruxelles, Ministère de la Communauté Française, 1983). 

Image: Johan van der Keuken, Boris Lehman et Michel Khleifi

ARTICLE
19.02.2025
FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.