Conversations à bâtons rompus avec Boris Lehman
pour dégager quelques absurdités et aussi quelques vérités (et contre-vérités) autour d'une certaine façon de concevoir le cinéma
Juliette Achard : On ne peut pas parler de ton cinéma sans parler de renencontres et d'échanges.
Boris Lehman : Oui. Tout commence par là. Tu viens me voir, tu vois mes films. Tu as entendu parler de moi et tu veux en savoir davantage. J'ai tendance à me méfier des étudiants qui veulent faire un stage avec moi ou me poser des questions sur mon travail pour une thèse ou un mémoire. Il y a beaucoup de questions auxquelles je n'aime pas répondre parce que je ne sais pas vraiment ce que je fais ni comment ni pourquoi. Pour comprendre ma façon de concevoir le cinéma et de le pratiquer, il faut faire l'effort de m'accompagner un bout de chemin. À Denys Desjardins, Québécois venu à Bruxelles pour faire un « documentaire » sur moi, j'ai dit : « Tu dois entrer dans mon quotidien et ma vie, dans ma façon de faire et d'être, et te mouler dans mes manières et mes itinéraires. Ce n'est pas trop compliqué, je suis tout le temps en tournage et/ou en montage. Il ne faut pas venir voir passivement mais participer, porter un pied, faire du son, aller jusqu'au laboratoire, chercher un accessoire. » Je pense que c'est comme ça que ma collaboration avec Ariane s'est faite aussi, et maintenant elle est devenue ma monteuse attitrée. Elle est venue, au début, timide et gentille. On a directement synchronisé des plans, classé des bobines. Et progressivement, sans presque rien nous dire, elle a continué à venir. Il faut une bonne raison, un intérêt, une passion, mais surtout un consentement tacite. Ce n'est pas une question d'argent ni de contrat. Avec toi, Juliette, j'aurais fait deux allers-retours en voiture à Paris. C'est déjà un beau début.
Outre les gens qui t'entourent et t'assistent, tu as aussi une certaine proximité avec ceux que tu filmes.
Il y a l'exemple tout récent de Mario Brenta. Il est à Bruxelles. Je lui demande de venir voir ma table de montage, l'endroit où je travaille, où je « fais » mes films. Il vient, juste le temps d'un plan, pour me faire plaisir : il n'est pas très consentant, il n'aime pas ça. Il est quand même cinéaste lui aussi. Je le filme. Je lui tends ma casquette. Il doit m'imiter, jouer à Boris Lehman. Ensuite, je lui propose de faire un plan de moi, avec ses lunettes. Il n'y a pas de scénario, c'est improvisé. La casquette, les lunettes, c'est venu comme ça, sans y penser. Il y a eu échange de plans. Tu me donnes un plan, je te donne un plan. L'échange est cinématographique, il est fait par le cinéma. Le tournage est ludique, on s'amuse, c'est un jeu, ce n'est pas sérieux mais en même temps c'est très professionnel : tourné en 16 mm sur pied avec du son fait au Nagra. C'est comme un film d'amateur, je ne sais pas si ça fera un film, si ça entrera dans un film, pour le moment l'important c'est de filmer, de conserver quelque chose dans la boîte, sur la pellicule. On n'a pas parlé de projet, de budget, de scénario, de film. Le tournage a servi à consolider notre amitié, notre relation, notre « connaissance » comme on le fait plus facilement avec l'appareil photo. Mais on peut le faire aussi avec une bouteille de vin, avec une cigarette, avec une chanson. Je veux parler du lien, de l'acte de filmer qui permet de parler à l'autre, de le connaître, de l'aimer. La cigarette, le vin, la chanson, le sport, la littérature, la caméra... c'est chaque fois le médium. Certains n'ont pas besoin de tous ces prétextes, de ces prothèses, la communication se fait directement, par le regard, la parole, le toucher des corps, le sexe.
En filmant tes amis tu entretiens la relation et, en un sens, cela vous rend plus proches. En même temps ça te donne des idées de film, ça nourrit ton cinéma.
Mon cinéma dit mon désir de voir, d'approcher l'autre, de le connaître. L'acte de filmer ce n'est pas faire un film, devenir célèbre, gagner beaucoup d'argent. Ce n'est même pas s'exprimer, exprimer des sentiments et des idées, simplement un acte d'amour : c'est faire l'amour. Sans doute la raison pour laquelle on ne voit jamais de représentation sexuelle dans mes films. À ce titre, l'acte de filmer compte davantage que le film. Je partage avec la personne que je filme mais, d'une manière générale, j'ai toujours besoin de quelqu'un à côté de moi, un opérateur, une monteuse, un observateur extérieur. Je fais du cinéma pour ne pas être seul. Mais c'est vrai que, pour revenir à Mario Brenta, la casquette, les lunettes, c'est déjà les prémisses d'un scénario, d'un film. On se dit oui, c'est une bonne idée, il faudra y revenir, y réfléchir, faire quelques autres plans. Très souvent, l'idée est oubliée ou abandonnée. Parfois, elle resurgit avec d'autres personnes dans d'autres situations. Il m'est difficile de dissocier le fait de rencontrer les gens et de les mettre dans le film. J'avais dit à Christian Boltanski : « Je ne veux pas vous voir et ensuite vous filmer. Vous voir et vous filmer ne font qu'un, c'est la même chose, la même opération pour moi, ça se fait en même temps ». Garder le souvenir de la rencontre et, ensuite, entretenir cette amitié, revenir de temps en temps et réfilmer. Avec Boltanski ça ne s'est pas produit, il n'est pas assez intime ou complice.
Cela signifie que tu ne filmerais pas des personnes pour qui tu n'as pas d'affection ?
En effet, c'est très rare que je filme des gens que je n'aime pas ou que je règle mes comptes avec quelqu'un. Il y a bien quelques contre-exemples : dans l'épisode 1 de Babel – lettre à mes amis restés en Belgique, il y a une séquence avec Raymond Ravar. Il était directeur de l'INSAS, l'école de cinéma où j'avais fait mes études. Je m'y présente alors vingt ans après mon passage à l'école pour chercher du travail et, en tête à tête dans son bureau, il m'explique gentiment à coups de lieux communs que mon cinéma a bien sa place dans leur programme mais qu'il n'a pas de travail pour moi. Dans le commentaire, je dis « supporter les logorrhées des autres, voilà ma punition ». Cependant, le directeur était d'accord pour jouer ce « mauvais rôle », il ne m'en a pas voulu.
Parce que tu transformes la réalité en cinéma, tu mets en fiction ce et ceux qui t'environnent réellement. Le jeu se situe peut-être ici : ce que l'autre donne à la caméra il ne le donne, d'ordinaire, à quiconque. À mon sens, les décalages sont nourris par la pudeur d'une part et l'humour, l'autodérision, d'autre part. Il me semble qu'il y a aussi comme un jeu de pistes, avec des indices : des éléments sont donnés comme des repères. Le spectateur peut prendre plaisir à retrouver ces balises.
En fait mes films sont faits d'images, de signes, de mots, de jeux de mots, de mots-clés, de mots-images, comme on en voit parfois dans les tableaux ou les poèmes des surréalistes. Il y a pas mal de leitmotivs. Les clés, les sacs, les appareils photos (mon Nikon, mon Polaroïd). Les femmes, parfois enceintes. Le corps, souvent le mien, en morceaux. Et le corps examiné sous toutes ses coutures. Les mains, qui écrivent, feuillettent, cachent le visage ou le sexe, tiennent des sacs. Les pieds, qui marchent, se trempent dans le lavabo. Mes yeux, examinés par l'oculiste ou cachés par un bandeau et ceux des aveugles, dans leur dysfonctionnement. Mes cheveux... Le sucre et la nourriture en général, le chocolat, les crêpes, les repas pris seul et les pâtisseries partagées. Mes trajets, les lieux que je traverse (la poste, la banque, le laboratoire, la cinémathèque, les cafés...), mes déménagements...
Ces listes peuvent être longues et expriment une tendance à l'encyclopédisme.
Je suis collectionneur dans l'âme. J'accumule et je ne jette rien. Cette obsession de filmer tout le temps découle de ma peur de laisser échapper le moindre détail et aussi d'une recherche de la perfection, à l'instar des alchimistes. Je veux toujours corriger, amplifier, mieux filmer ou filmer ce qui n'a pas encore été filmé. C'est pour ça que je dois toujours revenir aux mêmes endroits, refilmer les mêmes personnes. Je le dis dans Babel : « Quand j'aurai été partout, je serai enfin moi ».
Cela produit-il une urgence et un besoin de vitesse ou nécessite-t-il, au contraire, que tu prennes ton temps ?
Et bien, je me vois plutôt comme un cinéaste lent : pas étonnant que mes films soient souvent longs, et qu'il y en ait beaucoup ! J'ai besoin de beaucoup de temps, de revenir mille fois sur le métier. Je suis comme la tortue, mais j'avance un peu tous les jours et c'est ça qui fait que je fais tant de films, sans même m'en apercevoir.
Au fil du montage ?
Bien entendu, c'est le montage qui donne tout son sens au filmage. C'est d'abord une redécouverte de la matière, ensuite une réorganisation des éléments. Il faut beaucoup de temps et de la distance par rapport au tournage. Je procède par élimination, par décantation et aussi par association. Il y a une grande quantité d'images et de sons, il faut prendre le temps de les visionner plusieurs fois, de les mémoriser, de les oublier, de les redécouvrir. Tout est affaire de rangement d'abord, ensuite de manipulation. Je fonctionne davantage par intuition qu'avec des intentions. Je me sers souvent de la chronologie du tournage, que je finis par bouleverser mais ça reste une base, un peu comme « l'histoire » du tournage. C'est la raison pour laquelle il y a de temps en temps des claps, des éléments hors-cadre, des choses qui se sont passées parfois avant le début du plan et encore après que j'aie dit « Coupez ! ». Surtout, je regarde fréquemment les images. Il faut passer de la vision à la table de montage à la projection en salle. À chaque nouvelle vision, on découvre des choses que l'on n'avait pas vues, il faut ne garder que ce que l'on aime, les images qui résistent à l'usure. Certaines images que l'on aime bien au début nous ennuient après quatre ou cinq visions, elles n'ont plus rien à nous dire, elles ne montrent rien d'autre que ce que l'on voit immédiatement. Or, ce qui est intéressant c'est ce que les images cachent, c'est ce côté mystérieux et magique du plan. C'est très subjectif, je ne jette jamais rien, je mets de côté, en réserve, ce que j'élimine, mais on peut toujours revenir sur cette matière momentanément écartée. Par conséquent, je dois toujours faire de nombreuses projections tests avant de « décide », c'est un travail lent, étalé dans le temps et que je ne peux pas faire seul. J'ai besoin du spectateur - encore une rencontre et un échange. Il doit aussi travailler et pas seulement subir le film, le consommer : regarder et écouter avec attention est un travail.
Tu dis que tu prends le temps mais il faut bien arrêter à un moment. Et puis la longueur de pellicule est comptée - l'enjeu est plus sérieux qu'en vidéo. Comment détermines-tu la durée de tes plans, le temps que tu filmes ?
Au début je filmais volontiers en plan séquence (Magnum Begynasium Bruxellense). C'était sans doute à la mode dans les années 70 (Wim Wenders, Chantal Akerman, Philippe Garrel) avec un certain cinéma tourné vers l'errance et la contemplation, l'influence d'Andy Warhol, d'Antonioni. Il y avait aussi l'héritage du « cinéma vérité » de Jean Rouch et des premiers films tournés en son direct et en « temps réel ». Je refusais le découpage à la Hitchcock et évitais les plans de « coupe ». Ensuite, cette notion de durée a évolué avec la quantité de matière étalée dans le temps puisque j'ai commencé à filmer mon quotidien. La durée même des films sortait du schéma conventionnel du 90 à 120 minutes : Babel dure 380 minutes, c'est-à-dire 6 h 20 ! Le plan fondateur de ce film, le premier tourné le 18 juin 1983 sur la butte du lion à Waterloo, dure environ 8 minutes. Il contient en ferment tout mon cinéma à venir, toute ma théorie, ma problématique et ma poétique cinématographique.
Cette scène d'ouverture est en grande partie improvisée et tu te revendiques partisan de la prise unique : la première est la meilleure.
J'essaye de faire en sorte que le film ne soit pas trop éloigné de l'idée, que « l'idée coïncide avec le film », ce qui est littéralement impossible. Il y a tellement de paramètres, d'imprévus, de difficultés pour réunir le matériel, les gens, le beau temps, la lumière, la bonne humeur... Je pense que mes films ne sont plus que des projets de films, que des propositions ou des brouillons d'un film possible, d'un film en devenir. Cependant, je considère ces brouillons, ces « pas-encore-un-film » ou ces « non-films » comme les films. Ces propositions peuvent être continuées par le spectateur qui en devient co-auteur, tout comme les « actants » qui sont dans le film, parce que je les filme souvent chez eux, avec leurs objets, leurs vêtements, leurs dialogues. Certes, ils ne sont pas totalement libres d'improviser, mais tout de même je leur donne le temps d'exister, d'être eux-mêmes. Je vais très vite pour m'empêcher de trop réfléchir, de faire des plans inutiles, des raccords ou des effets. On va à l'essentiel : un cadre fixe, un éclairage minimal, une seule prise. Je déroge parfois à cette règle -je ne suis pas dogmatique ni puriste - mais ça m'embête de devoir recommencer parce que très souvent c'est moins bon. Je finis presque toujours par garder les premières prises même si c'est griffé, voilé, flou, quelles que soient les imperfections.
Ces imperfections participent à un aspect un peu amateur ?
Oui et non, ça rappelle plutôt le travail des pionniers, comme celui des frères Lumière. Mon dispositif est pareil, simple et primitif. On invente tout au fur et à mesure. Évidemment, en allant vite, on oublie toujours quelque chose. J'essaye alors de revenir, de compléter. Le « scénario » s'écrit comme ça, pendant le tournage.
On voit bien à ce que tu dis de ton rapport au temps que les contradictions nourrissent tes films et conditionnent ta démarche de création. D'ailleurs, pour en revenir au début de notre discussion, le dispositif même que tu installes fonctionne sur un paradoxe. Tu travailles avec des amis, souvent des amateurs. S'ils composent une équipe plutôt réduite et mobile, tu tiens quand même à un dispositif installé alors que tu ne t'entoures pas souvent de professionnels.
Je pars d'une situation réelle mais, pour que ça prenne sens, il faut que je la mette en scène. Il faut un plus, une composition, une forme : un cadre, un découpage, une mise en scène ou du moins une mise en situation. Pour cela, je dois gérer les paramètres techniques et organiser mes idées, le concept. J'ai donc besoin du dispositif un peu lourd pour imposer qu'il s'agit bien d'un film : une équipe d'au moins deux personnes voire trois et une caméra 16 mm sur pied. C'est difficile, entre autres à cause de cette lourdeur : on est souvent en deçà de l'idée, il y a toujours frustration et déception, ce que l'on a voulu faire est devenu banal, autre chose, pas nécessairement mauvais, mais si on attend trop longtemps l'envie disparaît, l'idée a déjà été jugée inutile ou mauvaise. Cette insatisfaction fait que je dois toujours recommencer, revenir sur les mêmes lieux, réfilmer les mêmes personnes etc.
Est-ce que la vidéo pourrait te soulager de ces préoccupations ou est-ce qu'elle est, au contraire, un leurre de simplicité ?
À un moment donné, je tourne un plan, et ce premier plan en entraîne tout de suite un second, puis un troisième et ainsi de suite ; ils forment un ensemble prêt à être monté. C'est vrai que souvent le tournage ne suit pas la pensée, ça dévie, ça bifurque et la pensée du plan est toujours plus rapide que son exécution, que sa réalisation. Pourtant, je ne crois pas que la caméra digitale résolve le problème. Il faut tout de même décider du plan, le composer, le tourner, il y a tout un ensemble de choses à synchroniser, trouver le bon moment et le bon endroit, l'instant décisif. Il y a toujours une frustration, je ne peux pas tout tourner. Je tourne tout le temps : plein de films défilent devant mes yeux sans qu'ils soient fixés sur un support, ce n'est pas uniquement ce que je vois, ce que j'observe en face de moi, c'est aussi mon imagination qui se met en marche. Il suffit que je voie des gens attendre l'autobus, un personnage qui m'intrigue. J'imagine ce qu'il va faire, où il va aller : il a peut-être quitté sa femme ou s'en va rejoindre son amie. Les images déclenchent quelque chose et on se laisse entraîner dans l'histoire ou le rêve.
Dans les films dont tu es le personnage principal, il y a forcément les questions de ta position par rapport à la caméra - ce qui est montré et ce qui est caché - et de distance par rapport à toi-même. Peux-tu préciser les singularités de ton cinéma autobiographique ?
N'oublions pas le slogan de Babel : « Ma vie est devenue le scénario d'un film qui lui-même est devenu ma vie. » C'est clair, la caméra s'est retournée sur moi. J'occupe à la fois les deux places, devant et derrière la caméra : situation « impossible » maintes fois évoquée. La caméra est placée sur un pied, le cadre est composé, souvent fixe. Une fois que ce dispositif est placé, chacun joue, avec plus ou moins d'improvisation. Souvent le schéma est énoncé ou trouvé juste avant : c'est la « fictionnalisation » de la scène et du plan. Sauf exceptions, il n'y a jamais de texte à apprendre, de préparatifs, d'essais préalables. Il y a aussi la voix, très importante, la voix off, qui parle à la première personne et qui atteste que c'est moi qui joue Boris Lehman. D'ailleurs toutes les personnes jouent absolument leur propre rôle et gardent leur véritable nom. Il n'y a pas d'acteurs à proprement parler, je veux dire d'acteurs professionnels qui jouent avec un texte à dire.
On peut parler d'une dimension documentaire ?
Oui, en un sens : les éléments que je filme sont en effet de nature documentaire puisque je ne recours pas à des décorateurs, costumiers, maquilleurs etc. Je ne fais pas de repérages ni de casting. Ce que je filme, c'est ce que je connais, c'est là où je suis, où je vais, avec les personnes que je fréquente ou que je viens de rencontrer.
Mais il y a bien une part de calcul : il me semble que tu as une idée plus ou moins précise et que tu travailles à la mettre en oeuvre.
Il y a bien une direction à suivre : je donne des indications de texte, de mouvement, d'action, un peu comme un chef d'orchestre. Jamais de psychologie, de jeu au sens théâtral : c'est très minimal, presque abstrait. Je vois ça comme un peintre qui compose avec ses couleurs, la matière, les pinceaux. Comme Bresson le faisait avec ses « modèles ». J'essaye de capter quelque chose que j'ai vu ou ressenti et c'est très difficile parce que ça t'échappe tout le temps et tu veux faire plier le monde pour ça. C'est ici que mon travail rejoint la fiction.
Pourtant tu insistes bien pour garder la vraisemblance et aussi manifester la continuation du film dans la réalité puisque le spectateur te voit sur l'écran, t'entend dans la voix over et peut s'assurer de ta présence, dans la salle.
À la fin, c'est la fiction qui prime, la narration et le sens. Malgré tout, il y a toujours un peu de la coulisse, de ce qui s'est passé au tournage qui atteste une certaine authenticité. Un cinéma de la preuve comme j'aime à dire. La preuve par le film c'est ce que j'ai toujours fait pour dire que j'étais là, que j'avais rencontré cette personne, mangé ceci, que cela s'est réellement passé, je suis allé au Mexique, j'étais chez le dentiste, j'avais mal au dos, vous en avez la preuve dans et par le film.
Pouvons-nous dire que ton cinéma autobiographique est une démarche documentaire qui part de toi pour mener à une fiction dans laquelle tu existes réellement ?
Le tournage se constitue par une pure description de ce qui m'arrive, de mon itinéraire, de mes trajets, des lieux que je traverse, que je reconstitue comme je peux, sachant très bien que ce n'est qu'une singerie de la réalité. Il ne s'agit pas de faire un reportage sur ma vie, ni de décrire mes états d'âme. C'est par la poésie que je m'exprime, à l'aide d'images et de sons. On est donc très souvent dans la mé-taphore. Par exemple, j'ai perdu certains films, je ne les retrouve plus. J'ai évoqué ce sentiment de la perte dans Tentatives de se décrire. Dans Mes sept lieux, le film que je suis en train de monter, je mets cela en scène et en fiction : je porte une tenue de scaphandrier et je plonge dans la boue pour aller rechercher mes films. Je détourne le réel en disant dans la fiction du film que tous les chantiers que j'ai filmés auparavant auraient été menés uniquement pour retrouver mes films. Voilà comment se transforme l'idée en véritable rêve. Dans Histoire de ma vie racontée par mes photographies, j'ai évoqué ce qu'était ma vie quand je ne filmais pas. Le jour où je ne filme pas est un jour en moins, un jour où je n'existe pas. Ce qui me donne de l'existence c'est le film : je filme donc je suis.
Avec une telle imbrication de ta vie et de ton cinéma, il y a une certaine prise de risque, non ?
C'est que le scénario se travaille au fur et à mesure pendant que le film se réalise, ce n'est jamais une mise en boîte d'un scénario préalablement écrit, même s'il y a bien sûr un projet à la base, une ligne, des notes. C'est très difficile de partir du vide, de la page blanche. J'ai beaucoup de notes, écrites ou en mémoire, et ça finit par former des listes de choses, de gens, de lieux ou de situations à filmer. Après il faut organiser, passer quelques coups de téléphone et déambuler dans Bruxellês pour voir mes amis ou retourner aux endroits que j'ai repérés sans pour autant les chercher : au fil des hasards et en observant ce qui m'entoure. C'est un peu contradictoire parce que ces notes sont assez précises : je sais qu'il faut filmer telle ou telle situation. En même temps, je n'envisage pas le récit du film dans son en-semble et je n'ai pas souvent d'idée figée sur les plans, les axes de caméra et autres considérations techniques. Je ne sais rien, même une minute avant de filmer. Je le trouve, ou ne le trouve pas, au moment même de filmer. À chaque fois, il y a une mise à l'épreuve de moi : comme si je devais me jeter à l'eau. C'est la caméra qui me donne cette audace, cette naïveté, ce courage.
En ce sens, il y a un aspect thérapeutique à ta démarche ?
Oui, c'est vrai que je me sens bien seulement dans un état créateur, c'est-à-dire quand je filme. Le plus souvent, ce que je filme importe peu. Ce qui prime est mon besoin de tourner.
Pourtant tu passes ta vie à filmer. N'as-tu pas également besoin de faire des films, de les achever ?
Chaque chose filmée est un fragment du grand oeuvre. Ce que je filme s'inscrit dans un projet global et dans ce sens ce n'est pas tout à fait exact de parler d'un cinéma d'amateur, sans scénario ni narration.
C'est sûr. Il y a un grand sens du récit dans tes films : tout s'enchaîne avec fluidité en échappant pourtant au didactisme.
Chez moi, la narration finit par l'emporter et il y a des emprunts à tous les genres du cinéma « conventionnel », de la comédie musicale au film fantastique. Parfois même le suspense peut s'installer comme dans Babel où il est légitime de se demander si mon personnage finira par partir au Mexique alors que ce voyage est précisément l'enjeu central du film, l'élément prégnant de l'histoire que je raconte.
Le voyage est d'ailleurs un thème récurrent au cinéma mais tes films ne sont pas des road-movies : on éprouve tes déplacements qui motivent des événements donnés comme fortuits. Il me semble que tes trajets sont souvent des prétextes.
Dans la vie, la marche à pied est mon mode de locomotion le plus utilisé. Je ne conduis pas de voiture. C'est vraiment ma façon de voir, c'est comme ça que je vois les choses. Je marche et je m'arrête. Ça me permet aussi de rencontrer les gens. C'est comme ça que je réfléchis, que mon cerveau fonctionne et que mon imagination se met en marche. Je suis un péripatéticien, un philosophe de la marche. Mais je n'en fais pas un exploit, comme Herzog ou Chatwin, c'est un simple exercice journalier. C'est comme une prière, une mise en train.
L'errance et l'état nomade participent également à une problématique religieuse avec le mythe du juif errant.
Pas seulement : c'est aussi la solitude du promeneur (Walser, Rousseau et même Rimbaud). L'état vagabond, marginal, hors-la-loi, me place d'emblée à la frontière, à la tangente, à la périphérie des choses et du monde, et c'est bien vrai que je suis toujours à la recherche d'un centre.
N'est-ce pas plutôt l'inverse : ton sentiment d'exclusion qui motive tes déambulations, comme pour tenter justement de t'intégrer à un espace organisé et architecturé par la société, à laquelle tu es parfois comme étranger ? C'est-à-dire que ton sentiment d'être « hors » du monde t'amènerait à t'y confronter physiquement, en l'explorant à pied et en filmant cette marche. Tes films expriment souvent la quête d'un paradis perdu. Les références à la religion sont nombreuses et évoquent la culture judéo-chrétienne. S'agit-il d'un héritage qui te constitue ou d'une véritable croyance ?
Babel, rien que le mot indique un projet mégalomaniaque, monumental, voire architectural avec une connotation biblique explicite. Le Paradis est présent dans Leçon de vie, où deux adolescents interprètent Adam et Ève dans un jardin où le temps n'existe pas, où il n'y a ni dedans ni dehors, ni passé ni futur, juste l'instant qui est l'éternité, avec le plaisir et l'innocence. La curiosité, le désir de voir et de savoir les conduiront à leur expulsion. Dans Tentatives de se décrire, le paradis c'est le Québec : à nouveau inaccessible puisque l'administration canadienne me refuse le droit à l'immigration.
Et Dieu dans tout ça ?
Pour faire du cinéma il faut une croyance. Il ne s'agit pas d'être pieux ou religieux mais de croire à la puissance et à la magie de l'image, du cinéma.
Ta démarche est singulière jusque dans la projection même de tes films. Ils ne peuvent pas être vus sans toi : tu dois toujours les accompagner, les porter, les apporter, être présent et les projeter toi-même. Qu'est ce que cela signifie pour toi ? Est-ce qu'on peut dire que ce sont chaque fois des « performances » ?
Oui, je crois que le film est différent à chaque fois. Le lieu change, le public change et le film d'une certaine manière change lui aussi. J'essaye de ne pas le fixer, de ne pas le figer. C'est un peu compliqué et coûteux de modifier le film à chaque séance, mais je le fais quand j'en ai la possibilité. Il y a ainsi de nombreuses versions de mes films, dont certaines n'ont été projetées qu'une seule fois. Elles sont ensuite détruites et remplacées plus tard par de nouvelles versions. Toutes mes projections sont en quelque sorte des « premières mondiales », des premières et aussi des « dernières », des séances uniques donc des performances. J'ai souvent un micro et, pendant la projection, je peux commenter, donner des précisions, des anecdotes. Je suis le bonimenteur, parfois le bruiteur ou le disc jockey quand le film n'est pas encore tout à fait sonorisé ou mixé. Dans ce sens, ça ressemble fort au théâtre puisque je suis l'acteur sans lequel la représentation ne peut avoir lieu. Comme j'apparais dans la majorité de mes films, je fais coexister plusieurs Boris : celui en chair et en os dans la salle et dans la cabine de projection et celui dans l'image, forcément plus jeune et pris dans une histoire. Cela produit un curieux mélange des réalités et des temps. Parallèlement, un rapport singulier s'instaure entre le spectateur et moi. Certains spectateurs n'aiment pas que je sois là, ils pensent que je les surveille et ne se sentent pas libres de voir le film ou de s'en aller s'ils le trouvent mauvais ou ennuyeux.
Mais tes films sont en quelque sorte là pour ça : secouer un peu le spectateur et le stimuler pour qu'il participe lui aussi à la création, avec toi.
Oui, le film se travaille ainsi, avec les spectateurs. J'essaye une voix over, une musique, une façon d'enchaîner les bobines. Il arrive même que je projette deux images en même temps. C'est un work in progress, une expérimentation en cours. C'est pourquoi je dois être là : le film est incomplet sans moi. C'est aussi une marque de respect pour le spectateur parce que regarder un film comme je l'entends, c'est un travail en même temps qu'un plaisir et une jouissance. De toute façon on fait un art éphémère et volatil. Il n'a lieu que dans l'instant et disparaît aussitôt, ce qui reste et ce qui se transmet dans les mémoires et les consciences de ceux et celles qui sont là c'est quelque chose de très mystérieux, à la fois invisible et indicible.
Tu pointes ici un paradoxe surprenant puisqu'une des caractéristiques du cinéma est l'enregistrement, la fixation pour une reproductibilité infinie. D'ailleurs, cette démarche participe elle aussi à inscrire ton travail en marge du cinéma conventionnel. Comment fais-tu pour projeter tes films malgré tout ?
Dans le « tout-venant cinématographique », un film est toujours pareil, il est fait pour être reproduit à des milliers, à des millions d'exemplaires, en principe identiques. Au cinéma, il n'y a pas UN original, comme en peinture ou en sculpture. Par conséquent, ce type de projection n'est guère possible dans le cadre habituel des salles de cinéma et même des festivals. Je fais donc depuis longtemps ce que j'appelle des « projections à domicile ». Je me déplace chez les gens, dans leur cuisine, leur living, leur garage, leur cave, leur grenier. J'apporte mon projecteur, ma table de projection, mon écran et, en échange de nourriture ou de cadeaux, je montre un film ou deux. On discute, on mange, on reste ensemble, on échange. Là, j'ai l'impression d'être utile, d'apporter un petit quelque chose. Évidemment, ça ne fait pas un article dans un journal, ni une émission de télévision et, pour trouver de l'argent, ce n'est pas tout à fait le bon procédé.
Outre cette production au caractère marginal, ton cinéma constitue un véritable acte de résistance. Or, tu donnes beaucoup de toi dans tes films dont tu es souvent le personnage principal. Est-ce par envie de transmettre un discours personnel ?
Il y a peu de « messages » dans mes films parce qu'ils ne traitent pas de sujets, comme à la télévision et dans le cinéma « dominant ». Ils ne sont pas ancrés dans le social ou le politique. Dans Leçon de vie, je dis gentiment ce que je pense de l'argent. Le comptable jette les billets qu'il vient de compter par la fenêtre, et ce sont des feuilles mortes qu'il ramasse pour remplir à nouveau ses poches. Il y a aussi le personnage de Jean-Claude qui met un sac sur sa tête pour se protéger de la pollution nucléaire. Ce sont des allusions explicites au système capitaliste où règne le profit, et aux dangers que court la planète. Babel est une métaphore de la Belgique. J'habite un royaume et le Roi c'est évidemment le symbole du pouvoir, mais aussi un roi de conte de fée. Je suis subversif et anarchiste dans l'âme et j'ai souvent ironisé sur les pouvoirs quels qu'ils soient. Cependant, le social existe peu dans mes films. Je m'interroge sur mon rapport au monde : on passe directement de l'individu au cosmos et à la nature (Leçon de vie).
Enfin, tu as évoqué plusieurs fois le caractère inachevé de tes films. Cela entérine ta dissidence à l'idéologie occidentale contemporaine qui pense le film comme un pro-duit fini, emballé, estampillé et prêt à consommer. Il me semble que cela participe aussi à une conception globalisante de ton oeuvre, qui se construit au fil de ta vie. J'ai cru comprendre que tu ne peux pas concevoir un film pour ce qu'il est à lui tout seul : il y a des correspondances, des répercussions, des variations sur des thèmes récurrents. Ces fragments forment un tout en devenir, avec toi.
Le film est toujours ouvert. Ce que l'on fait on peut toujours le défaire : c'est la tapisserie de Pénélope. Parfois on récupère des plans tournés ailleurs, pour un autre film ou ramassés dans des archives. Après quelques essais, une structure se découvre. Une histoire se révèle, mais elle n'est pas définitive. Achever quelque chose, mettre le mot fin, c'est tuer la chose. Un produit - bon ou mauvais, là n'est pas la question - peut être projeté indépendamment de moi, vivre sa vie seul, sans moi. Je m'y refuse car on peut toujours améliorer, modifier. Le montage a beaucoup d'intérêt à cet égard puisque la quantité de combinaisons possible est presque infinie. On peut penser la construction en termes musicaux : temps forts, temps faibles, ponctuations, liaisons - et non raccords - d'une scène à l'autre. On le voit bien quand on établit la feuille de mixage, ça ressemble fort à une partition de musique. Tressages d'images et de sons. Je vois le cinéma comme du tissage ou de la couture. On peut voir mon cinéma comme un développement à partir d'un thème - et beaucoup de sous thèmes. Oui, j'aime bien les mots « correspondances » et « variations ». Tous mes films sont connectés. Mes personnages se retrouvent souvent dans l'un et dans l'autre comme s'ils traversaient un film pour entrer dans un autre. C'est un travail d'arpenteur. Il se fait un peu comme font les fourmis. Ou comme le maçon qui met ses briques les unes au-dessus des autres. Un travail qui avance imperceptiblement chaque jour : on ne voit le résultat que longtemps après mais ça devient une chose, une chose si énorme que l'on se demande comment elle a pu se faire. Même moi j'en suis étonné, parfois effrayé, car le film me dépasse, m'échappe. Il a l'air de pousser tout seul.
Finalement, qu'il s'agisse de les faire, de les voir ou d'en parler, tes films sont toujours le prétexte à un échange, à une rencontre, à un bon moment partagé mais qui appellent systématiquement une distance, des décalages et des contradictions, au moins en creux.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il y a souvent des malentendus à propos de mes films : on les prend pour des documentaires, pour des films expérimentaux, marginaux, autobiographiques, ce qu'ils ne sont pas vraiment mais ils le sont partiellement. Surtout, ils en ont l'apparence. Ce ne sont pas non plus des fictions « classiques » parce qu'ils conservent toujours un côté « cinéma brut ». Ses taches, ses rides, ses erreurs et ses maladresses. J'aime que le film raconte sa propre histoire, l'histoire de sa fabrication. On pourrait voir là-dedans une distance brechtienne. Je ne veux pas qu'on prenne mon film trop au sérieux, ni trop à la lettre. L'humour et l'ironie m'en préservent. La situation -ma situation - dans mes films est souvent grave, tragique, déprimante ; je suis déprimé, mal dans ma peau, dans mon être et donc il faut de l'humour pour faire passer ça ; il faut que le spectateur rigole de moi, en reconnaissant en moi ses propres problèmes, qu'il n'ose pas avouer, et donc qu'il rigole de lui-même. Ce qui compte, c'est la réciprocité, comme dans toute rencontre.
Ce texte a été publié dans Art Presence, 61 (2007).
Un grand merci à Boris Lehman.
Images (1), (2), (3) et (4) de Mes entretiens filmés (Boris Lehman, 1989)