Andy Warhol, inventeur du cinéma
Ce texte, destiné au numéro anniversaire de la revue Positif, devrait par définition relever du plaisir et de la spontanéité. Le retard avec lequel je l’achève tient à quelques raisons qui a posteriori m’intriguent quant à l'ambivalence de la relation que j’entretiens avec l’écriture. Ou plutôt avec l’écriture sur le cinéma. Il aurait dû m’être plus facile qu’à d’autres – dont ça n’a jamais été le souci et encore moins l’occupation – d’écrire ces lignes. Or pas du tout, et le plaisir a aussi à y voir.
Comment écrivais-je durant ces années où j'ai partagé mon temps entre la pratique et la théorie (je le dis pour simplifier, je ne crois bien sûr pas à cette opposition) ? Quels souvenirs est-ce que j’en garde ? D’avoir sué sang et eau sur des questions qui m’obsédaient, d’autres dans lesquelles je m’emberlificotais et desquelles je ne parvenais à m’extraire qu’au prix d'acrobaties m’ouvrant parfois, accidentellement, de nouvelles perspectives ? Bref, beaucoup de mots pour dire cette chose très simple que l’écriture était alors pour moi l’outil de fortune qui me permettait de progresser non pas vers le cinéma, mais contre le cinéma vers moi-même à travers le cinéma.
Au jour le jour il s’agissait de répondre à mes doutes, à mes hésitations et, le plus souvent, à mon ignorance. En tout cas, de ce point de vue, jamais rien d’autre n’a été en jeu que le présent le plus immédiat d’un itinéraire, le mien. Et du jour où j’ai fait des films, face à l'évidence que ces films n’étaient rien d’autre que la continuation – par d’autres moyens... – de cette démarche, le prolongement de cette réflexion, l’écriture sur le cinéma ne pouvait plus m’apparaître comme autre chose qu’une régression.
Je me souviens d’avoir entendu dire par Jacques Rivette, qui après Paris nous appartient était revenu à la rédaction en chef des Cahiers, qu’il avait alors retrouvé le chemin de l’écriture grâce au premier jet : il se mettait à sa machine et écrivait. J’ai mis un moment à comprendre la vérité de cette observation ; elle est pourtant évidente : dès lors qu’on a délaissé l’écriture du cinéma pour l’usage de ses outils, eh bien, il ne demeure plus que l’écriture. Je m’exprime mal, on ne revient ni à la théorie ni à la critique, on accepte enfin d’écrire.
Cela justifie-t-il de formuler ici mes scrupules et mes appréhensions, sans doute pas, sinon pour dire combien je suis troublé par l’absolu sentiment d’insuffisance que j’entretiens désormais vis-à-vis des mots qui me permettraient de parler du cinéma ou, pis encore, de dire ce qui, en lui, m’importe.
On me demande de rendre hommage à un cinéaste. Comment faire son chemin à travers l’inextricable fouillis de ses propres admirations, choisir entre les œuvres étrangement contradictoires qui m’accompagnent depuis que je désire faire du cinéma, celles encore – et qui ne sont pas forcé ment les mêmes – où je puise énergie et conviction chaque fois que le découragement pourrait prendre le dessus, ou bien aussi celles qui à un moment ou à un autre, violemment, ont traversé très vite, vite ou moins vite, ma pratique, mes préoccupations, mon chemin ?
J’aurais aimé parler d’un vivant, d’un proche, faire un pari sur aujourd’hui, saisir une image en mouvement, si fugitive soit-elle, plutôt que d’aller rendre mes respects à l’autel des ancêtres, déposer une gerbe de roses sur telle ou telle plaque commémorative. Je tâcherai de ne faire ni l’un ni l’autre et d’évoquer une de ces œuvres habitées par cette qualité que je mets par-dessus toutes les autres : celle de saisir l’instant dans sa fragilité, dans sa mobilité, dans ce qu’il a de dérisoire mais qui en fait tout le prix puisqu’une fois l’instant passé, c’est ce dérisoire-là qui est irrémédiablement perdu ; celle d’en faire un présent éternel, non pas figé, mais pour toujours rempli par son mouvement.
C’est le propre des époques où le cinéma a pu s’affirmer non pas en tant que cinéma mais en tant qu’art, au sens le plus élémentaire, comme lecture du monde, comme outil pour en révéler une perception nouvelle, et contribuer par là à le transformer. C’est le propre des avant-gardes (il n’y en a pas eu beaucoup), de toutes les nouvelles vagues (il n’y en a eu qu’une seule, sous différentes latitudes). Ce pourrait être Robert Bresson ou Guy Debord.
Mais c’est à Andy Warhol que je pense, dont l’étrange destin fut d’être simultanément l’un des artistes les plus illustres de notre temps et son cinéaste le plus méconnu. L’histoire de son œuvre, qui m’apparaît centrale pour le cinéma américain, demande à être entièrement récrite. Ce n’est sans doute pas le moment de le faire, ni même d’en poser sérieusement les repères.
Il faudra pourtant bien un jour lui rendre la place qui est la sienne, celle d’un pionnier du cinéma. L’inventeur brouillon et généreux qui en très peu d'années – quatre, cinq – d’une activité boulimique, enthousiaste, entièrement nourrie par l’évidence et la simplicité du désir et de rien d'autre, a recréé à son propre usage tout un univers de cinéma, dans sa pratique concrète comme dans sa cosmogonie, imposant qu’on pourrait réinventer toujours, tout le temps, toutes les règles du cinéma.
Débutant avec sa caméra 16 mm dans le champ restreint de l’expérimentation, il est parti du noir et blanc, du silence des primitifs, puis pas à pas, étape par étape, il a redécouvert, selon ses propres termes, les jalons de l’évolution du cinéma. Le son d’abord, la couleur ensuite, la fiction enfin, et c’est là, je crois, que se situe le noyau le plus passionnant de son œuvre.
Comme on a parfois pris Cocteau à la légère, on a pris Warhol à la légère. On a vu du dérisoire dans ce groupe de marginaux qu’il avait constitué en famille autour de lui et qui s'appliquait à reproduire comme l’aurait fait une troupe de cabaret les rites et les manières de l’industrie hollywoodienne d’alors, en plein doute, en pleine remise en question.
Le cinéma classique agonisait, de quoi agonisait-il sinon de s’être asphyxié de maniérisme, d’avoir exploité jusqu’à l’autodestruction le factice, le factice des genres, le factice des « stars » et Warhol semblait en proposer la caricature obscène, comme s’il avait récupéré à vil prix les junk-bonds d’un Hollywood dont personne ne voulait plus. Comme s’il se l’était approprié pour le subvertir et faire basculer dans le visible de la pornographie ce qui prenait soin jusque-là de rester caché dans l’invisible de la syntaxe du désir.
Tout cela était l’aspect le plus superficiel de la démarche de Warhol et chacun sait que même si l’écran de fumée, protomédiatique, derrière lequel il aimait se dissimuler suscitait cette image-là, ses films, quels qu’ils aient été, ne dialoguaient en rien et à aucun niveau avec Hollywood et encore moins avec le mélo hollywoodien dont le pathos est viscéralement étranger à son monde.
Cette dimension s’est pourtant révélée déterminante dans son influence sur le cinéma européen. En particulier par l’intermédiaire de Fassbinder et de ses multiples épigones du cinéma marginal des années 70, et jusqu’à Almodóvar aujourd’hui, sous une forme qu’on aurait dite alors « récupérée ». (Cela dit, c’est bien Warhol lui-même qui a franchisé son style auprès de Paul Morrissey et d’autres, lorsque après la tentative de meurtre dont il a été victime en 1968 il s’est désintéressé du cinéma – de toute façon il était arrivé au terme de son parcours.)
La seule véritable incidence de ce rapport ludique avec le cinéma classique est d’avoir contribué – en partie – à permettre à Warhol de résoudre le problème le plus difficile auquel il se sera trouvé confronté dans son entreprise de réinvention du cinéma, celui de la fiction. Je n’ignore nullement combien la pesanteur de la théorie sonne faux dès lors qu’elle est appliquée à Warhol et à quel point elle ne rend pas justice à la grâce et à la légèreté avec lesquelles il a abordé ces questions qui ne deviennent pesantes que si l’on tient à tout prix à les formuler, ce qu’il s’abstenait de faire.
Son invention a été d’inverser le problème : non pas s’approprier le pathos de la fiction et le donner à mimer à ses personnages, mais au contraire inscrire le pathos dans le réel. Il pose que les acteurs, ses superstars, doivent d’abord réellement devenir des personnages de fiction, c’est-à-dire dans leur existence, pour qu’il puisse ensuite les filmer, et non pas les mettre en scène.
En effet, l’objet du cinéma de Warhol, cadreur de ses films, il serait plus juste de dire voyeur derrière son œilleton, la main collée à la bague érotisée du zoom, est de constituer un dispositif où des personnages, qu’il veut aussi véridiques que ceux d’un documentaire, s’exhibent aux prises avec des situations certes fictives mais dont la vérité est légitimée par la superposition de l’individu et de sa projection fantasmée. L’arbitraire, celui de l’invention dramaturgique, aura été intégré, intimement, par l’acteur ou l’actrice – tel que suscité par Warhol (le plus souvent) – de façon antérieure et constitutive de l’acte de filmer.
Et le mauvais pathos, celui qui mendie auprès du public la compassion et les larmes dans la convention du cinéma de genre – et les obtient parfois –, en devenant, par cette transmutation, véridique, en devenant réel, en se faisant le polaroïd du monde, en exhibant l’autodestruction, en exhibant – complice de ses objets – leur authentique déchéance, se révèle dans sa vérité crue et dans sa vérité crue révèle le spectateur : il le démasque, dans son indifférence (Hypocrite lecteur...), dans sa cruauté, mais aussi dans sa complicité, dans sa connivence avec le processus de destruction – auquel ailleurs il fait mine de s’émouvoir – qui est le pouls du monde, le témoin de la vie.
Ce texte a été publié originalement dans Olivier Assayas, Présences. Écrits sur le cinéma (Paris : Gallimard, 2009).
Un grand merci à Olivier Assayas
Ce texte apparaît dans le contexte du State of Cinema 2020 / Olivier Assayas, vendredi 26 juin 2020 à 20h00 sur Sabzian. Plus d’informations sur la soirée ici.