Au dos de nos images
Partie 2
Le 24/02/2000
Réunion toute la journée à Liège avec Jean-Pierre. Nous revenons au récit du père et du jeune assassin de son fils devenant lui-même le « fils » d’un « père » tenté de le tuer. Un titre qui apparaît : Le fils. Comment le jeune assassin peut-il arriver à une conscience du mal qu’il a commis et comment le père peut-il ne pas céder au désir du mal ? Qu’est-ce que tuer ? Qu’est-ce qui peut nous sortir de cette fatalité ? Deux solitudes presque absolues. Affrontement de deux corps. Le métier d’Olivier serait la menuiserie, métier de la mesure. Mesure des longueurs, des largeurs, des épaisseurs, des angles et mesure de la distance entre lui et l’assassin de son fils.
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Le 06/04/2000
Ils nous demandent pourquoi nous avons arrêté de faire des films documentaires et chaque fois nous répondons de manière évasive en disant que nous ressentions une limite, une résistance venant des gens que nous filmions et de la manière dont les événements se déroulaient. Résistance que l’on peut en partie vaincre par une certaine mise en scène et par le montage mais résistance quand même et perpétuelle tentation de manipuler. Perpétuelle insatisfaction aussi. Ce n’est pas inexact de dire cela, mais je crois qu’au fond la vraie résistance était pour nous l’impossibilité de filmer le meurtre, dans sa préparation ou dans sa perpétration. C’est cette mort face à laquelle le documentaire perd son droit de regard que nous désirions filmer. Elle nous permettrait, pensions-nous, de révéler une vérité plus essentielle. Droit de regard que peut perdre aussi la caméra de fiction face à la réalité de la mort dans les camps d’extermination. Le film Shoah de Claude Lanzmann est unique car son regard ne montre rien de ce qui est passé, non parce qu’il n’y a pas d’image mais par principe. Il montre des traces, des lieux et des visages qui parlent. De leur mise en rapport, qui est mise en absence de l’image, montent une parole, un poème, une vérité qu’aucune fiction et aucun documentaire ne peuvent révéler. Pas vues en images les exterminations des hommes, des femmes et des enfants juifs. Au-delà de l’image. Dans la parole. À écouter par-delà toute image. La parole. Leur sanctuaire.
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Le 13/04/2000
La main, les mains seront les personnages du film, sa matière.
« Ne lance pas ta main vers l’adolescent, ne lui fais rien. » – Genèse 22, 12.
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Le 14/04/2000
Les possibilités des mains sont innombrables, imprévisibles, contradictoires. Pattes qui griffent et déchirent. Ailes qui frôlent et caressent. Rien n’est jamais dit d’avance. Chaudes et larges dans l’étreinte. Froides et serrées dans les coups. Donner, prendre, ouvrir, fermer, protéger, étrangler, lâcher, tenir, pousser, retenir, lancer, montrer, cacher, lier, délier, prier, frapper. Éternel et inquiétant suspens des mains.
Face à la duplicité inextricable des mains, le membre viril est d’une candeur désarmante.
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Le 16/04/2000
Le réseau de sens qui rassemble le film se compose de nombreux éléments (cadres, jeu, couleurs, vêtements, accessoires, mots, décors, sons, …) qui agissent par contagion et ne doivent pas se réifier en symboles. Ils sont comme des poissons dans l’eau et la vision que nous en avons est trouble, floue. S’ils sortent de l’eau pour bien se montrer, ils meurent.
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Le 17/07/2000
Demain, départ pour quinze jours en Estrémadure avec la famille. Je laisse le scénario dormir. J’espère pouvoir aussi dormir sans trop y penser. Qu’il pense à moi secrètement et me réserve une bonne surprise pour mon retour.
Deux questions dans ce scénario : Que s’est-il passé ? Que va-t-il arriver ?
Comment pouvons-nous croiser ces deux questions ? Comment les dérouler ensemble sans occuper la place du cinéaste aiguilleur qui combine, conjugue depuis son savoir ? Comment rester dans l’innocence de ce qui se passe ? Ou encore, comment éviter toutes les manières, toutes les constructions d’intrigues, tous les coups scénaristiques subtils ? Ou encore, comment rester endormi ? Trouver la position du dormeur qui pressent et laisse venir son rêve et en modifie imperceptiblement le cours par un léger, involontaire et anodin changement de position de son corps.
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Le 14/01/2001
Jorge Luis Borges aurait écrit : « Je n’invente pas de fictions, j’invente des faits. »
Je lis Chalamov. Sa critique des procédés de la fiction a un rapport avec ce que nous essayons de faire.
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Le 05/03/2001
Nous retravaillons la troisième partie du scénario. Nous introduisons quelque chose à faire, quelque chose qu’ils devraient faire à deux. Ne pas seulement aller dans la scierie pour voir les essences de bois. Jean-Pierre propose qu’ils transportent des planches, des madriers qu’un homme seul ne pourrait transporter. Ça permettrait de continuer à distiller le rapport père/fils à travers les gestes du travail. Transmission d’un savoir dans l’apprentissage des gestes de la menuiserie. Ne pas craindre de filmer ces gestes, de les enregistrer, de les voir et, en les voyant, voir la genèse d’un lien invisible, d’une paternité, d’une filiation. Pour nous qui filmons, l’image n’est pas incarnation d’un invisible ni désincarnation d’un visible, elle est visible qui à force d’être visible parle l’invisible.
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Le 11/03/2001
Nous avons terminé la huitième version du scénario Le fils. Déjà d’autres possibilités de construction apparaissent, notamment pour la fin. Nous essaierons au tournage. On laisse le scénario. Il est bon pour la lecture. Il est temps d’aller s’imprégner des lieux, des décors.
Je lis Le Double de Dostoïevski.
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Le 02/04/2001
Deux corps séparés par quelque chose qu’on ignore. Des gestes, des mots, des regards qui ne cessent de mesurer la distance qui les sépare en même temps que la puissance du secret qui les rapproche. C’est cela qu’il faudra tenter de mesurer avec notre caméra.
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Le 29/10/2001
Nous filmons Olivier de dos. Souvent. Peut-être trop souvent ? Je ne sais pas exactement pourquoi mais Jean-Pierre et moi sentons que c’est comme ça qu’il faut le filmer. Ce n’était pas prémédité. C’est venu du tournage du premier plan du film qui était aussi le premier plan tourné (et que nous venons de retourner pour avoir un tempo plus lent dans le début et permettre d’écrire le générique sur le dos d’Olivier non identifiable dans un premier temps). Ce que nous espérons avec ces plans de dos, de nuque, ces allers-retours par le dos et la nuque d’Olivier pour construire les plans, c’est placer le spectateur devant le mystère, l’impossibilité de savoir, de voir. Le visage, les yeux ne doivent pas tenter d’exprimer la situation qui est suffisante pour provoquer la projection du spectateur. Cette expression viendrait trop diriger, limiter ou même empêcher cette projection, alors que le dos, la nuque lui permettent de s’enfoncer, comme une voiture s’enfonce dans la nuit. Autre chose aussi que nous avons ressenti dès le premier plan : la menace, celle d’Olivier pour celui qui se trouve dans le créneau de son regard et, inversement, la menace pour Olivier lui-même dont le dos, la nuque s’offrent au coup qui peut venir par-derrière.
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Le 16/12/2001
En filmant Rosetta nous pensions aussi à filmer son dos, à être dans son dos pour donner l’impression au spectateur d’être derrière un soldat en guerre. Sans doute aussi pour ne pas filmer le visage trop vu, trop cadré, trop codé, trop vendu, trop « publicisé ». Contre les images qui n’arrivent plus (quelle que soit la qualité de jeu de l’acteur ou de l’actrice) à briser l’image déjà vue et sue par le spectateur, l’image du visage qui sourit, du visage qui a peur, du visage absorbé, etc. L’unicité de chaque visage n’arrive plus à vaincre les stéréotypes. C’est terrible.
Pour le dos d’Olivier, il me semble qu’il y a aussi la possibilité de le voir comme un visage, comme si ce dos, cette nuque parlaient. Plusieurs fois au cours du tournage, j’ai eu cette impression et encore maintenant au montage, notamment la scène du vestiaire lorsque Olivier ferme son armoire et que Francis (off) sifflote dans les toilettes puis sort et passe dans le dos d’Olivier.
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17/12/2001
Un point commun entre Olivier et Rosetta : le secret. Lorsque nous filmions Rosetta regardant par l’entrebâillement de la porte de la baraque à gaufres, nous tentions de placer l’œil de la caméra de manière à ce qu’il ne puisse pas voir tout ce que pouvait voir Rosetta tout en étant très proche du point de vue de Rosetta, voyant presque ce qu’elle voyait. Entre voir ce que voit Rosetta et voir presque ce que voit Rosetta, il y a l’écart qui crée chez le spectateur la tension du secret. Plus les bornes de cet écart se rapprochent sans pouvoir se rejoindre, plus le courant du secret qui les relie s’intensifie. Quand Olivier, dressé sur la pointe des pieds, regarde à travers la fenêtre du bureau de la directrice, il voit Francis, sa main en train de signer un document, son bras, sa poitrine, son visage. L’œil de la caméra, qui ne peut occuper la même place que celle occupée par les yeux d’Olivier parce qu’un montant de la fenêtre ou la masse de la tête d’Olivier font obstacle, peut voir un morceau du corps de Francis mais pas son visage. Lorsque l’œil de la caméra parvient à faire le point sur la main de Francis en train de signer le document, la tension du secret chez le spectateur augmente car de voir nettement ce que voit Olivier sans pouvoir voir le visage qu’il voit augmente le désir de voir ce visage. Trouver la « mauvaise place » pour la caméra, faire en sorte que tout en essayant de la placer à la bonne place, à la place du regard du personnage, elle ne puisse s’y tenir à cause de la position du personnage, d’un obstacle, d’un retard, c’est notre façon de créer du secret pour le spectateur en même temps de donner du secret, donc de l’existence, à nos personnages. Kieslovski, avec Le Décalogue et son court métrage L’Appartement [Dekalog, szesc, 1990], nous a initiés à ce regard.
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Le 09/09/2002
Retour de Suisse où Le fils a connu ses premières projections pour un public qui ne soit pas un public de festival. Les réactions ont témoigné de la capacité qu’a le film de faire vivre une expérience intense. Certaines personnes ont été irritées par les mouvements de la caméra. Elles nous ont dit : « Regardez Oliveira ou Kiarostami, c’est intense et ils n’ont pas besoin de ces mouvements. Pourquoi faites-vous ces mouvements » Que fallait-il leur répondre ? Ils avaient évidemment raison. Il n’est pas nécessaire de faire des mouvements de caméra pour atteindre une intensité. Des plans fixes, proches ou larges, le permettent aussi. Nous avons répondu : « C’est comme ça, c’est notre façon de voir, de filmer, de mettre en scène. Il n’y a aucune explication à donner, surtout pas venant de notre part. » Je pense en effet qu’il n’y a aucune explication à donner. Et pourtant leur question me poursuit… Impossible de répondre au pourquoi. Peut-être possible d’élucider le pour quoi, ce que nous cherchons à traduire dans et par ces mouvements… Un plan est d’abord un flux d’énergie passant sur et entre les corps et les objets, non pas pour les mettre en place, non pas pour composer un cadre, mais pour les encercler, les mettre dans un même état de tension, de vibration, pour que le film entier soit un corps vibrant et pour que le regard du spectateur, pour que le spectateur tout entier tremble de cette vibration. Énergie, flux, vibration, mouvement continu, tendu, parfois filé, proche, parfois presque contre les corps et les objets, pour provoquer un affolement, une perte repères spatiaux, pour happer le spectateur dans les spirales d’un mouvement qui le colle, le plaque aux corps, aux objets filmés, un mouvement trop rapide, trop complet pour qu’il ait le temps de prendre une quelconque distance. Quelque chose de physique qui voudrait s’échanger, une expérience, une épreuve, une danse, une fièvre. La caméra est comme un chalumeau. Chauffer les corps et les objets. Être tout près pour atteindre un état d’incandescence, une intensité qui brûle, met hors de soi, en état d’accéder à ce qui serait la pure vibration humaine. Le sexe n’est pas filmé par notre caméra. Notre caméra est sexuelle. Elle filme branchée sur la pulsion des corps, la communiquant aux objets, cherchant dans ses mouvements ce qui apaisera son état d’excitation, de tension exacerbée. Une transe en quelque sorte. Une transe morale. Si par morale on vise ce qui répète l’ancestrale et actuelle et inextricable lutte entre nos pulsions et la loi. Lutte au cours de laquelle l’être enfermé, brûlé, excité, sort vers un autre, passe dans un autre état.
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Le 10/01/2003
Nous parlons du prochain film. Laborieux. Peur de se répéter, de faire système. Danger d’autant plus grand que nous sommes deux, que nous fonctionnons comme un système ? Changer mais ça doit correspondre à quelque chose de senti, à une forme de nécessité qui ne soit pas feinte. Attendre tout en parlant.
Fragments du Luc Dardenne, Au dos de nos images (Paris: Les éditions du Seuil, 2005).
Un grand merci à Luc Dardenne
Ce texte a été publié ici à l’occasion d’une série de séances que Sabzian a organisé au KASKcinema à Gand, Seuls. Moments singuliers de l’histoire du cinéma belge. Seuls: Le fils a eu lieu jeudi 1er mars 2018 en présence de Luc Dardenne.