Ce n’est pas … une blague !
Jean Harlez, cinéaste belge de 30 ans avec pour tout fortune son courage… tourne un grand film de fiction dans les quartiers pauvres de Bruxelles.
Ses artistes ? – Cueillis dans la rue et les taudis
Nous l’avons rencontré dans une petite impasse glaireuse, drainant une kyrielle de bambin tapageurs. Il n’est pas difficile à trouver, il suffit d’interroger les gens des « Marolles », ces quartiers lépreux et pittoresques de la capitale, dans lesquels l’étranger s’aventure avec appréhension.
– Vous n’avez pas vu M. Harlez qui tourne un film dans les environs ?
– Celui-qui-fait-du cinéma ? Oué, y doit être dans l’impasses des Escargots.
Il y était. Un grand garçon échevelé, broussailleux, mal rasé, en « duffel-coat » et regard clair…
Un sourire accueillant le présente. Il s’ébroue, se débarrassant des gosses qui l’agrippent, l’escaladent. M. Jean, comme ceux-ci l’appellent, dépose sa lourde caméra pour nous tendre une main large et franche, une main fièrement sale, une main de travailleur.
Les meilleurs acteurs, glanés dans la rue
Nous sommes donc allés boire un verre au café du coin, pour y procéder au supplice de la traditionnelle interview.
– Mais vos acteurs, vous ne devez pas les prévenir ?
– Mes acteurs ? Ils vous entourent. Ce sont les gosses que vous avez vus tout à l’heure, ce sont leurs parents, c’est l’homme qui en ce moment vous sert votre « export » …
Derrière son comptoir, le patron de l’estaminet – qui a compris que l’on parlait de lui – redresse fièrement sa panse épanouie et sa truculente trogne, tout en écumant ses verres avec amour.
– Mais alors vous travaillez seul ?
Non, je suis secondé par mon ami Gabriels, qui m’aide pour les prises de vues.
– Plus âgé, plus jeune… ?
– Le même âge que moi, une trentaine d’années. Seulement, lui fait d’autres films, pour la télévision notamment. C’est par amitié et en dehors de ses heures de travail qu’il me donne un coup de main.
La Belgique, aura-t-elle bientôt un Voleur de bicyclette ?
– Mais dire que nous travaillons seuls serait erroné. Nos « acteurs », comme vous dites, fournissent un magnifique effort. Leur patience est à tout épreuve. Quand on pense que ces gens, après une lourde journée de labeur, consentent à s’assimiler un personnage, à répéter cent fois les mêmes gestes, et à mettre leur logis sens dessus dessous pour nous permettre de tourner une séquence de cinq minutes ! Leur bonne volonté et leur dévouement forcent l’admiration.
– Et croyez-vous que leur jeu soit efficace ? Qu’ils peuvent donner l’illusion de la réalité ?
– Oui, parce que, autant que possible, je ne les fais pas vraiment jouer, mais répéter des gestes qui leur sont familiers, des habitudes qui leur sont une seconde nature. Si l’histoire est une fiction, chaque image est le reflet de la stricte réalité.
Les couples mis à l’écran sont des couples réels, leurs enfants au cinéma sont aussi leurs propres enfants…
La guerre des gosses
– Parce qu’il y a aussi des gosses dans votre film ?
– Il y a surtout des gosses. C’est même eux qui sont le véritable sujet de mon scénario.
– Oui, à propos, cette histoire ?
– Assez simple, dans son ensemble. Le cadre : un quartier pauvre. Dans ses rues étriquées surpeuplées, misérables, grouillent des gosses. Leur refuge, leur coin de paradis, d’illusions, c’est un terrain vague encombré de bidons et de buissons rachitiques. Un beau jour arrivent des hommes en chapeau mou et d’autres en salopettes. Ils déploient des papiers, ils parlent entre eux… Ça sent le danger. Effectivement, bientôt on barricade le terrain. Des machines arrivent qui l’éventre, le défigure. Des maisons alentour sont expropriées, abattues. Lentement s’élèvent de grands murs de briques et de béton. Le marteau-pilon fait frissonner tout le quartier. Les gosses sont atterrés de voir ainsi volée leur part de ciel. Puis, doucement, leur stupeur se change en révolte. Ils décident de livrer une guerre sans merci à entrepreneurs et architectes. C’est la guerre des gosses qui nous permet d’entrer dans leur petit univers indompté. On nomme un chef. On se confectionne des armes avec les bretelles de son père, les extenseurs de son frère et la complicité des chats de gouttière…
Une histoire rose et grise
– Dans ce film, je veux mêler la drôlerie à l’amertume. Ce n’est pas une œuvre à thèse. Elle prétend montrer la réalité sans parti-pris, côté gris comme côté rose. Et, pour la plupart des spectateurs, le comique semblera l’emporter, même s’il cache une douloureuse prise de conscience… Suite et fin à l’écran.
– A quelle date ?
– J’en ai encore pour un an de travail au moins, et puis il s’agira de sonoriser le film, de lui donner une partition musicale, d’essayer de le vendre…
– Il me semble que, compte tenu de votre travail, de vos difficultés…
– Le travail et les difficultés n’entrent pas en ligne de compte. Le public juge un bon film dans l’absolu, sans se soucier des circonstances qui l’ont vu naître. Et le public a raison. Mon film sera bon ou mauvais, accepté ou non. Et c’est très bien ainsi.
Cette foi mêlée à un serin réalisme fait l’originalité de Jean Harlez. Il sait parfaitement ce qu’il risque. Il ne se berce d’aucune illusion. Mais rien ne semble pouvoir l’empêcher de réaliser le travail de titan auquel il s’est attelé.
L’admiration qu’il suscite, Gabriels, son opérateur la partage. « Jamais, dit-il, je ne me serais engagé moi-même dans pareille aventure. Mais Jean est armé d’une telle volonté qu’il parvient à électriser les autres. Parfois, je n’entends plus parler de lui pendant des mois. Je me dis : c’est fichu, il aura dû abandonner. Et puis, un jour, je reçois un coup de téléphone m’invitant à venir tourner le soir même… »
De la suite dans les idées
Nous avons demandé à Jean Harlez comment il était arrivé à faire du cinéma. Son père était forgeron. Il avait des idées bien arrêtées et dures comme le fer qu’il martelait. « Mon gars, » répétait-il sans cesse, « dans la vie, il faut un bon métier. » Ainsi Jean devint-il mécanicien de précision. Il habitait alors Erquelinnes avec ses parents.
Mais l’idée de faire du cinéma le rongeait déjà. Pendant trois ans, il travailla dans les studios de Charles De Keukeleire, s’attelant indistinctement à tous les boulots. Se disant que quelques éléments de dessin et de décoration ne pourraient que lui être utiles, il suivit en dilettante les cours de l’Académie des Beaux-Arts. Ainsi devint-il le décorateur du théâtre de l’Équipe, travaillant en étroite collaboration avec Roger Piette, dont il est resté l’ami.
Jean Harlez aurait évidemment pu continuer à travailler chez De Keukeleire. « Ça m’aurait permis, dit-il, de gagner confortablement ma vie, et de faire du cinéma… sur commande. Seulement, mon but à moi, c’était d’être indépendant, et de pouvoir tourner un vrai grand film. »
Le matériel est malheureusement très cher. Harlez alors, grâce à son métier de mécanicien, se construisit entièrement sa propre caméra. Travail énorme, qu’il parvint à terminer en un peu plus d’une année. C’est grâce à cet outil, entièrement manufacturé, qu’il peut aujourd’hui tourner son film.
Un premier film
La machine faite, il fallait la mettre à l’épreuve. Harlez avait un excellent sujet : faire un film sur les coopératives agricoles indépendantes qui luttent à la fois contre les gros propriétaires et le « Boerenbond ».
Il se documenta au ministère et tourna son film à Solre-sur-Sambre, où existe et se développe une telle coopérative depuis trois ans. Soigneusement, il retraça les étapes qui menèrent à la création de la société.
Là aussi, les paysans jouèrent leur propre rôle, montrant comment leur vint l’idée de s’unir pour acquérir un matériel moderne, dénonçant l’hostilité des gros propriétaires fonciers.
Cette « demi-heure de vérité », intitulée Quand chacun apporte sa part, vaut tous les plaidoyers. Adroitement, commentée par Omer Ducarme, illustrée d’une fraîche partition musicale de Armand Croi (harmonica et guitare), elle fut acquise avec enthousiasme par le ministère de l’Agriculture, et tirée en de nombreuses copies.
« C’était le résultat d’un travail souvent difficile, » nous confie Jean Harlez. « Il fallait encore transporter le matériel sur des charrettes à bras (aujourd’hui je possède une jeep), faire des kilomètres à pied pour récupérer nos acteurs disséminés dans les champs. Là aussi, nous rencontrâmes chez l’habitant une excellente compréhension. Toutefois, j’imagine que s’il avait connu nos véritables conditions de travail, il se serait montré plus méfiant. »
Mais, comme dit notre cinéaste, c’est le résultat qui compte. Et celui-là est tangible, irréfutable ; c’est sa première victoire sur des difficultés apparemment insurmontables.
Une femme admirable
– Mais, même avec des moyens limités, un film coûte de l’argent. Comment avez-vous osé entreprendre un long métrage ?
– En y consacrant tout ce que m’a rapporté mon premier film.
– Mais il faut vivre… ?
– Heureusement, ma femme est là qui travaille. Sans elle, ce que je fais est impensable. Elle s’occupe à la fois d’élever notre enfant (3 ans) et de subvenir, en grande partie aux besoins du foyer.
Nous avons vu Mme Harlez. Dans la minuscule cuisine-cave où vit le ménage, et qui sert aussi de laboratoire au marie, cette admirable femme ne perd pas le sourire, suit avec confiance les travaux de son époux.
Les enfants, ces acteurs-nés
– Vous tournez avec des gosses. Obtenez-vous facilement d’eux ce que vous voulez ?
– Mieux que cela. Les grands jouent, mais les enfants vivent leur rôle. Avec eux, le terme naturel perd de son sens, ils ne pourraient être autrement.
– Et sont-ils dociles ?
Jean Harlez part d’un bon rire.
– Ça dépend. Parfois, ils prennent vraiment leur rôle de vedette très au sérieux et deviennent aussi intraitables que les vrais acteurs. Un jour, Francine, la pin-up du film (9 ans), nous signifia carrément qu’elle en avait assez, qu’elle se refusait à tourner une image de plus. La scène devant être filmée sur un escalier, la mise en place de la caméra avait été laborieuse. Mais Francine ne voulait rien entendre. Je parlementai longuement et la persuadai enfin après une demi-heure. C’est le moment que choisit la pluie pour tomber. Il fallut tout remballer en hâte et remettre le tournage au lendemain.
Mais de tels accrocs ne parviennent pas à entamer l’enthousiasme de notre homme. « Un autre jour, poursuit-il, huit de mes « acteurs » exploraient ma jeep de fond en comble pendant que je travaillais à quelques pas. Soudain, j’entends des cris, des galopades. Ma bagnole descendait la rue toute seule. J’eus juste le temps de me précipiter, ces galopins avaient desserré le frein à main. »
Du cinéma fait en Belgique qui ne soit pas du « cinéma belge »
Nous avons vu travailler Jean Harlez. Nous l’avons vu tituber le soir dans des escaliers abrupts et pour lesquels l’électricité est restée une légende. Nous l’avons vu arpenter les toits pour installer ses conduites électriques dans des chambres minuscules encore éclairées au gaz. Nous l’avons vu, dans les mêmes pièces, se livrer à d’invraisemblables, acrobaties pour pouvoir tourner son film.
Entre deux séquences, nous avons mangé un cornet de frites avec lui et il nous a dit : « Je ne veux pas faire du folklore, je ne veux pas filmer une curiosité. Je montre un quartier pauvre que rien ne distinguera des autres quartiers pauvres du monde… »
Et nous nous sommes dit que vraiment, si un jour le cinéma belge sort de sa médiocre ornière, si un jour il parvient à peindre l’universel, comme l’ont fait les Italiens dans le Voleur de bicyclette et autres Païsa, ce sera sûrement grâce à des hommes de cette trempe, qui n’attendent ni subsides ni mécènes pour « oser » faire un bon film…
Ce texte a été originellement publié dans Germinal, 1 avril 1956.
Un grand merci à Marcelle Dumont, Jean Harlez, Raf Wollaert et Philippe Branckaert (Nova Cinema)
Ce texte est publié à l'occasion de Seuls: Le chantier des gosses, demain soir à 19h30 sur Sabzian. Plus d’informations au sujet de la projection ici.