La récréation
Un jeune garçon est puni, dans le couloir de l’école, pour avoir brisé une vitre avec son ballon. À la fin de la classe, il est sur le chemin du retour lorsqu’il est arrêté, dans une rue, par un match de foot qui lui bloque le passage. Il réussit à passer mais emprunte un chemin accidenté qui le conduit à la périphérie de la ville...
Pour l’essentiel, on pourrait considérer que les deux premiers films de Kiarostami – Le pain et la rue et celui-ci – sont deux variations sur la même structure : un jeune garçon se rend d’un point à un autre par un chemin tout à fait familier, survient un obstacle qui l’oblige à s’arrêter (un chien, un match de foot). Il finit par franchir l’obstacle. Le premier par un agencement de rythmes, en faisant un bout de chemin avec cela même qui a été la cause du blocage et de la détresse. Le second, on va voir comment.
La récréation, cependant, est plus ample et plus universel. Car il ne met pas seulement en jeu la détresse d’un enfant et l’obsession kiarostamienne de l’agencement des rythmes, mais déjà le sujet de l’unique objet de la passion (l’idée fixe) et du rapport à la communauté des semblables.
Dans La récréation, c’est bien d’une passion qu’il s’agit. Croix et délices du ballon. Peu importe son objet : il n’y a pas d’objet dérisoire s’il s’agit d’une vraie passion. Comme dans toute passion, ce qui sauve est aussi ce qui perd. Le garçon a été perdu, puni, battu, et il finira par s’égarer à cause de son ballon (il a cassé une vitre de l’école), mais c’est grâce à un autre ballon (celui des enfants dont la partie de foot obstrue la rue qu’il doit traverser) qu’il réussira à franchir l’obstacle. Le ballon est sa clé du monde. C’est aussi sa croix.
Kiarostami retravaille dans ce court métrage rien de moins que la question universelle du rapport de l’individu à la communauté, en tant qu’elle se joue à la frontière de la passion. Le moment le plus grand de ce « petit » film est celui où le garçon se trouve arrêté dans son trajet, figé par le spectacle d’une partie de foot que jouent des garçons de son âge. Le goulet (la rue est formée de grands murs continus) est d’autant plus obstrué et infranchissable que sa fascination elle-même pour ce qu’il voit le paralyse de l’intérieur. À l’école, sa passion lui a valu l’exclusion temporaire de la communauté de la classe : toute passion isole de la communauté sociale. Il a retrouvé ses congénères à la sortie de l’école avant que leurs chemins ne bifurquent. Il se retrouve à nouveau seul lorsqu il entend le bruit même qui fait signe entre tous à son attention et à sa passion : des enfants jouent au foot. Commence alors une des plus belles scènes jamais filmées par Kiarostami, où son cinéma fonctionne déjà à plein régime. L’obstacle est constitué de la chose désirable entre toutes. Ce qui fait obstacle est ce qui fascine. Dans ce temps d’arrêt, le garçon est en état de suréveil sensoriel, mais exclusivement focalisé sur la partie. Tout se passe comme s’il supprimait sélectivement les cris dans le son ambiant pour n’entendre plus que les sons techniques du match. Par son regard, il est à la fois radicalement séparé et au cœur même de la partie qui se joue. La communauté des semblables est à la fois très proche (par empathie, identification) et inaccessible au petit héros kiarostamien. L’acte non prémédité, contingent (l’occasion de faire une tête s’offre à lui sans qu’il la sollicite) par lequel il va réussir à franchir l’obstacle, est un acte qui lui permet de s’inscrire pendant une seconde dans la partie mais qui l’exclut radicalement, dans le même temps, de la petite communauté sociale des joueurs. Il va se faire courser par un grand pour avoir osé intervenir dans cette partie qui ne le regardait pas, même si nous savons que le ballon est précisément ce qui le regarde le plus.
On pense inévitablement à un autre garçon qui croisait lui aussi d’autres enfants, plus petits que lui, en train de jouer au foot. C’était au lendemain de la guerre dans une rue de Berlin en ruines. Le petit Edmund d’Allemagne année zéro ne parvenait pas à entrer dans la partie, une petite fille emportait le ballon en signe de refus de le voir intégrer cette minuscule communauté d’enfants. Quelques minutes plus tard, son chemin le conduisait au suicide. Le garçon de Kiarostami, lui, va traverser tranche par tranche les cercles qui vont de la ville à la périphérie : les déchets, les chèvres sur un terrain vague, le flux continu et infranchissable des voitures sur une rocade. Au cours de ce parcours accidenté, où il a l’air de chercher son chemin, il s’éprouve sans doute, à la suite de cette expérience, comme « extériorité toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que comme se décomposant constamment, violemment et silencieusement ». C’est sans doute, sous la plume détournée de Maurice Blanchot, la plus juste définition de l’enfant kiarostamien.
Images de Zang-e Tafrih [La récréation] (Abbas Kiarostami, 1972) | © Kanoon, avec l’autorisation de mk2 Films
Ce texte a été publié à l’origine dans Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète (Paris : Cahiers du Cinéma, 2008)
Remerciements à Alain Bergala