Abbas Kiarostami, cinéaste de l’agencement
Ouverture : le cinéma-Kiarostami
Aux enfants qui ne peuvent exprimer leurs détresses
Qu’est-ce qu’un grand cinéaste ? C’est quelqu’un qui trouve un nouvel équilibre unique, le sien, inexploré avant lui, entre les différentes postulations fondamentales du cinéma.
Quand les films de Kiarostami ont commencé à être visibles en France – au moment de Où est la maison de mon ami ?, vers 1987 – le talent du nouveau venu iranien a été repéré comme une résurgence du vieux cinéma moderne en voie de disparition en Occident. Comme une repousse inattendue dans un pays inattendu, l’Iran, d’un cinéma de la révélation des choses, de l’épiphanie du réel, un « cinéma bazinien »1 pour le dire vite. On a voulu croire qu’un héritier de Rossellini venait de naître à Téhéran, et on s’en est félicité sans voir plus loin que le bout de notre nostalgie. C’est Close Up qui a permis de prendre la mesure de la véritable complexité et richesse du cinéaste. Ce film tourné dans l’urgence se présentait comme un documentaire, quasiment un reportage au jour le jour, mais était aussi une vertigineuse construction mentale, plus proche de F for Fake [Vérités et mensonges] (1971) d’Orson Welles que de Rossellini. Ce fut un dessillement : un cinéaste dont on avait voulu croire, jusque-là, qu’il avait sagement choisi, esthétiquement et moralement, son camp, celui de l’ontologie, de la vérité qui naît de la saisie de la réalité, se révélait tout à coup un cinéaste du grand écart entre les deux postulations réputées les plus contradictoires du geste cinématographique : capter la réalité du monde, le laisser révéler son sens, ou au contraire penser le monde comme une construction abstraite, labyrinthique, vertigineuse, à double fond, en faisant vaciller l’idée même de « réalité de la réalité ». Cette posture unique, qu’aucun cinéaste avant lui n’avait tenue avec autant de conviction et de rigueur, a fait de Kiarostami, en moins de vingt ans, l’un des plus singuliers et des plus grands cinéastes contemporains. Il y a incontestablement une formule Kiarostami, un alliage encore inconnu entre documentaire et fiction, transparence et dispositif, saisie brute du réel et cinéma mental, réalité et abstraction, réalisme et fantastique, physique et métaphysique, tradition et avant-garde, Orient et Occident. Le cinéma-Kiarostami est à lui seul un continent nouveau sur la carte du cinéma. L’exploration en est périlleuse, pleine de trompe-l’œil et de chausse-trappes. C’est l’apparente simplicité même de ce cinéma qui en fait la vraie complexité et la vraie richesse.
Abbas Kiarostami, cinéaste de l’agencement
Un grand cinéaste est souvent hanté par quelques figures autour desquelles il ne cesse de tourner, qui s’imposent à lui et à son cinéma comme les matrices fondamentales de sa représentation et de sa philosophie du monde. La grande matrice du cinéma kiarostamien est la figure de l’agencement. C’est à la fois une structure scénarique capable de générer un grand nombre de fictions, une poétique du cinéma et une réponse à la question : comment peut-on être Iranien ?
Naissance d’un cinéaste : Le pain et la rue
Le premier court métrage de fiction de Kiarostami, Le pain et la rue, contient en germe l’essentiel de son cinéma à venir. Il repose déjà sur cette figure de l’agencement qui va devenir centrale dans son œuvre. Un enfant ordinaire de Téhéran, dans lequel peut se reconnaître chaque petit (et grand) Iranien, rentre chez lui, par un chemin quotidien familier dans le labyrinthe des rues de son quartier. Il a une petite mission: rapporter à la maison le pain du repas du soir. Un obstacle imprévu va le détourner de sa route, un chien qui le terrorise et l’immobilise à un carrefour. Le film, à peine commencé, s’enlise, l’action s’arrête pour une longue stase contraire à toute dramaturgie classique. Il faut que l’histoire s’arrête pour pouvoir voir le monde : cette secousse perceptive de l’enfant perdu et inquiet nous donne à saisir ce carrefour ordinaire avec un regard aigu de première fois. L’enfant pleure et baille en même temps, bloqué dans une situation qui semble sans issue et menacer le déroulement du film lui-même. Se pointe alors au bout de la profondeur de champ, tout petit sur l’écran, un vieil homme qui avance vers la caméra. Ce plan sera décisif pour la prise de conscience de Kiarostami qu’il faut être ferme sur ses convictions, et que le style n’est ni une question de mode ni un ornement. Il décide ce jour-là de filmer en un seul plan, très long, le parcours du vieil homme depuis le fond du plan jusqu’à la caméra, c’est-à- dire le point de regard de l’enfant. Ses techniciens, qui craignent que ce plan ne soit mortellement ennuyeux, doutent de ses compétences de cinéaste débutant et lui conseillent de découper sa scène. Kiarostami tient bon, même s’il est affecté par les remarques des « professionnels » de l’équipe, et analysera plus tard le raisonnement simple qui lui donna le courage de s’entêter. Ainsi naît une conviction de cinéma :
« Les mouvements de caméra sont toujours difficiles pour moi mais, à cette époque, je raisonnais ainsi : quand nous attendons longtemps quelqu’un qui arrive de loin, nous ne cessons de le regarder. Nous attendons qu’il arrive car il n’est pas un passant ordinaire, il est si important pour nous que nous fixons notre regard sur lui et nous ne découpons pas le plan. Les découpages étranges, dont je ne comprends pas le but, n’ont jamais été à mon goût, comme ces découpages à huit ou dix plans qui ne laissent pas voir la scène. Parfois, la réalité même nous dit qu’il ne faut pas découper le film, et que pour s’approcher des gens, il ne faut pas nécessairement rapprocher la caméra. Il faut attendre, se donner du temps pour bien voir les choses et les découvrir. Parfois, le gros plan ne signifie pas être tout près; au contraire, il engendre l’éloignement. Je voyais que toutes les règles que nous avions apprises dans les livres ne marchaient pas en pratique avec ce que nous avions en face. »2
L’enfant, profitant de ce que cet homme part dans la direction qui est celle de sa maison, attend qu’il soit passé à sa hauteur et se met dans son sillage, à quelques mètres seulement derrière lui. C’est le premier agencement dans un film de Kiarostami, et il a déjà toutes les caractéristiques essentielles de ce qui va devenir une matrice de son cinéma. Dès que le garçon s’est remis en mouvement grâce à cet agencement avec le vieil homme, Kiarostami monte ses plans sur une musique heureuse, comme pour accompagner musicalement la reprise du mouvement après le danger de paralysie encouru un moment par son film. Mais le vieil homme, qui porte une prothèse auditive, bifurque et rentre chez lui, rompant sans le savoir l’agencement et la possibilité de mouvement pour le petit garçon qui se retrouve au point zéro, à nouveau immobilisé par la menace du chien. Comme aucun salut ne se présente, l’enfant décide de jeter au chien un morceau du pain familial, la part du feu en quelque sorte, et de profiter de cette diversion de l’ennemi pour franchir l’obstacle. La stratégie est efficace, plus même qu’il ne l’aurait espéré puisque c’est le chien, maintenant, qui va s’agencer joyeusement à l’enfant et le suivre dans un rythme chaloupé accompagné par une musique médiévale de flûte et de tambourin, cristalline et gaie. La peur s’est transformée en joie de ne plus être seul et l’ennemi imaginaire s’est transformé en partenaire et en allié.
Arrivé devant la porte de sa maison, l’enfant sonne. Une femme vient lui ouvrir et la porte se referme sur le chien qui se couche devant la maison. Le film pourrait s’arrêter là sur un semi happy end : l’enfant a surmonté une difficulté et l’angoisse qui l’a accompagnée, il vient de découvrir les vertus de l’agencement, et a finalement rempli sa mission de ramener le pain du soir. Tout laisse à penser qu’il a accompli un progrès sur lui-même, un début de conquête dans l’autonomie. Mais la caméra reste dans la rue au bout de laquelle on voit arriver un autre garçon, du même âge, qui porte un bol de lait. Lorsqu’il arrive devant le chien, tout recommence, il prend peur et l’image du film se fige sur sa grimace crispée.
Cette fin constitue l’aspect « politique » du film. Cette histoire n’est pas aussi anecdotique qu’elle en a l’air. Ce n’est pas un enfant qui doit affronter l’angoisse, inventer pour son propre compte la solution de l’agencement, mais chaque petit Iranien, et pour un de sauvé combien de perdus ?
Les quatre caractéristiques de l’agencement kiarostamien
Première caractéristique : un agencement est un couple de forces purement mécaniques. Un être immobilisé peut rompre l’inertie et se remettre en mouvement s’il réussit à s’agencer à un objet, un animal, une personne eux-mêmes en mouvement. C’est une chance à saisir à la pointe de l’instant d’entrer dans une synchronie rythmique qui libère du blocage.
Deuxième caractéristique : un agencement ne demande aucune connivence entre les deux figures, ce n’est pas une alliance (qui nécessiterait un minimum d’intersubjectivité), même si ça peut le devenir, mais une pure question de dynamique. On comprend maintenant pourquoi le vieil homme devait être sourd : il ne saura jamais qu’il a servi de force motrice à un agencement aléatoire et qu’il a aidé le garçon à résoudre provisoirement la situation de blocage qui était la sienne. On peut donc s’agencer à n’importe quoi et à n’importe qui : à quelqu’un qui n’en a pas conscience, à une boîte de conserves (dans le générique du même film), à un objet sans âme (une roue de secours dans Solution), à un ballon, à un camarade de classe (Devoirs du soir), à un ennemi (dans Où est la maison de mon ami ?), à un inconnu (Le goût de la cerise, Ten).
Troisième caractéristique : l’agencement, chez Kiarostami est affaire de rythme, de musicalité, de fluidité, de bonheur de la forme, bref de pur cinéma. L’agencement, pour Kiarostami, est toujours quelque chose de très cinématographique, une synchronisation de deux rythmes qui permet d’avancer. En général, dans ses films, dès qu’un agencement se met en place, la musique commence et crée de l’harmonie. Tout se passe comme si, pour entrer dans un agencement, on était guidé par une musique des sphères, et du coup, même si on est en territoire ennemi, inconnu, on est à l’abri, provisoirement sauvé, protégé par la musique et par l’agencement lui-même.
Quatrième caractéristique : l’agencement est réversible. L’agencé peut devenir, comme ici, celui à qui l’autre s’agence, les places sont vicariantes dans le couple de forces dynamiques que constitue l’agencement.
Déclinaisons d’une figure fondatrice
Kiarostami cite souvent ce poème de Mawlana3
: « Tu es ma balle de polo poursuivie par ma crosse. Je cours sans cesse pour te suivre bien que ce soit moi qui te pourchasse. » C’est peut-être la meilleure définition de l’agencement selon le cinéaste, qui n’est pas sans rappeler la définition de la relation à l’acteur selon Godard: « Je cours derrière quelqu’un et je lui demande quelque chose. En même temps, c’est moi qui ai organisé la course. »
La forme la plus épurée de l’agencement constitue le sujet même du court métrage le plus heureux de Kiarostami, Solution. Un homme qui a crevé sur une route de montagne se retrouve dans la plaine, sa roue réparée, et tente de faire de l’autostop pour retourner à sa voiture. Mais personne ne le prend, le temps passe et la situation semble irrémédiablement bloquée, comme dans la scène du carrefour du Pain et la rue. Il va finir par partir à pied en poussant la roue devant lui, comme un cerceau d’enfant, d’abord résigné, puis amusé, et enfin exalté. Il y aura beaucoup d’enfants au cerceau saisis au vol dans les plans documentaires des films à venir de Kiarostami. Là, entre cet homme et sa roue, dans ce paysage de montagne, commence un des agencements les plus jubilatoires de l’histoire du cinéma, accompagné d’une musique de joie et de triomphe. La roue semble lui obéir au doigt et à l’œil, il suffit d’une pichenette pour qu’elle reprenne le bon chemin. Elle lui obéit et le guide en même temps. Elle semble exonérer de tout effort l’homme qui est dans son sillage. Une euphorie contagieuse gagne l’homme, le montage et le spectateur. Pris dans la jubilation de cet agencement, il ira jusqu’à refuser le secours d’un automobiliste charitable. La roue finira par venir se positionner elle-même, toute seule, à sa place, devant la voiture immobilisée qui va pouvoir repartir. Triomphe de la fluidité de l’agencement sur les empêtrements dans la rugueuse réalité. C’est le plus beau des films sur le bonheur qui saisit le cinéaste et sa monteuse lorsque le film trouve miraculeusement son rythme après des semaines de laborieux tâtonnements.
Dans Où est la maison de mon ami ?, Ahmad va curieusement trouver la force et l’énergie de braver l’interdit et d’aller à Pochté en s’agençant à un ennemi, un exploiteur qui récupère les belles et vieilles portes en bois ouvragées pour les revendre à la ville, celui-là même qui a arraché une page du précieux cahier de l’ami pour faire ses comptes d’escroc. C’est en se mettant dans le sillage de l’âne qui transporte cet homme mauvais qu’il va trouver l’élan suffisant pour emprunter le chemin en Z interdit. Une musique entraînante accompagne de façon jubilatoire cet agencement imprévu dont l’homme est à son insu l’élément moteur. Plus tard dans le film, Ahmad va entrer dans un agencement à deux temps, réversible, avec le menuisier. Dans un premier temps c’est le garçon qui s’agence au vieil homme dans les rues du village, à la recherche de la fameuse maison, puis lorsque la nuit est tombée, c’est le vieillard, fatigué, qui s’agence à l’enfant impatient de retourner chez lui.
Au début du Goût de la cerise, un homme cherche visiblement quelqu’un à qui s’agencer, mais on ne sait pas encore dans quel but : veiller sur sa mort, qui est décidée, techniquement prête, mais pour la mise en scène de laquelle il lui faut un deuxième acteur. Le film est en quelque sorte le casting de cette scène post-mortem où le comparse viendra vérifier que Monsieur Badi est bien mort et le recouvrira de terre. Mais cette idée fixe, le cinéaste ne nous en donnera la clé qu’à la 25e minute de son film. Jusque-là, il ne filme que la vacance fébrile d’une quête d’agencement, sans objet défini, à laquelle le spectateur peut prêter toutes sortes de sens flottants: drague homosexuelle, repérage de sa prochaine victime par un serial-killer, enquête journalistique, recherche. d’une main d’oeuvre à bon marché...
Cinq ans plus tard, dans Ten, c’est une jeune femme de milieu aisé qui sillonne les rues de Téhéran à bord de sa voiture. Mais sa balade est sans but et sans idée fixe. C’est sans fièvre qu’elle s’agence à ses différents passagers provisoires. Certains font partie de sa vie (de son scénario). Pour d’autres, au contraire, c’est le hasard, et sa disponibilité, qui fait qu’ils se retrouvent assis à côté d’elle, dans la voiture, dans un agencement beaucoup plus aléatoire mais tout aussi important pour elle, sinon plus, que celui avec son fils. Elle a beaucoup à apprendre des ces inconnues, dont elle ignore la vie et qu’elle ne reverra sans doute jamais plus. Cet agencement avait pour origine, dans un premier scénario où cette femme était psychanalyste, la situation analysant/analysé. Dans le film abouti, ces agencements sont réversibles : chacun des deux personnages y trouve son compte à tour de rôle, et s’y révèle à la fois analysant et analysé.
L’homme du Vent nous emportera est empêtré dans un agencement professionnel obligé avec ses assistants, dont le caractère de feux follets facétieux rappelle les aides de K. l’arpenteur, dans Le château de Kafka. Kiarostami ne nous donnera jamais à voir ces « aides » qui deviennent vite pour son double un encombrement et un poids moral supplémentaires. Il s’agence, dès son arrivée au village-château à un enfant avec qui il ne va cesser d’arpenter les rues de ce village qui sont, comme dans certains dessins d’Escher, en même temps, dessus et dessous, sol et toit. Cet agencement est paradoxal : c’est l’adulte, ici, qui s’agence à un enfant, et cet agencement, contrairement à celui qui le lie à ses aides, est électif. Il sera rompu unilatéralement par l’enfant qui a compris que cet homme, qui désire la mort rapide de sa vieille parente, est animé de mauvais sentiments. Le demandeur, à partir de ce point de rupture, va être l’adulte, mais il va devoir finir avec un autre (le vieux médecin) le travail de conscience qu’il a entrepris sur son métier, sa morale, son identité. Aussitôt après l’éboulement, où la vie d’un homme est en danger, ce qui préoccupe le plus le cinéaste, c’est le refus du petit Ahmad de monter dans sa voiture pour aller à l’école. C’est l’enfant qui est devenu le maître dans cette relation initiatique et qui signifie à l’adulte : « Maintenant je ne peux plus rien pour toi, c’est à toi de trouver ta vérité. » Comme le menuisier de Où est la maison de mon ami ? qui abandonnait l’enfant au seuil de la place, dans la nuit, pour qu’il finisse tout seul d’aller au bout du chemin de l’erreur (localiser l’ami) et trouve la vraie solution, plus inventive réparer lui-même la faute en faisant le fameux devoir pour deux.
Heureusement pour lui, le hasard et le scénario vont mettre sur le chemin de l’homme de la ville abandonné par l’enfant un vieux sage, le médecin, qui a un air de famille évident avec le vieux menuisier de Où est la maison de mon ami ? et le taxidermiste du Goût de la cerise. Ce dernier agencement providentiel sera salvateur et lui permettra in extremis de sauver son âme. Dans les trois cas, il s’agit de se déprendre quelque peu, en fin de parcours, de l’idée fixe et de retrouver une attention au monde afin de ne pas tomber dans la perte de réalité, même si la frontière est fragile entre l’idée fixe et la paranoïa.
Mais fondamentalement, chez Kiarostami, l’agencement initial est au service de l’idée fixe. Si l’on est tout seul, trop soumis à la pression du monde extérieur, sur-réceptif à tous les bruits et tous les dangers, dans un rapport poreux au monde, on est menacé. Le monde est tellement énigmatique, dès lors qu’on est sorti du territoire connu, qu’on risque d’être terrorisé, perdu, paralysé. Pour arriver à re-bouger, il suffit d’un petit rien, mais il est capital de le trouver. Le fait de donner un coup de pied dans la boîte de conserve, comme au générique du Pain et la rue fait que l’étendue n’est plus à parcourir dans son infinité, qu’elle cesse d’être angoissante dès lors qu’on la réduit à un intervalle de deux mètres. L’obsession ou l’idée fixe, c’est un peu la même chose dans les films de Kiarostami : il faut se constituer une petite bulle mentale et s’y borner. Il ne faut surtout pas regarder au-delà ni en arrière, vers l’horizon de la Loi, pour pouvoir avancer par petits pas en avant dans la direction de son propre désir, tout en étant protégé par l’agencement des menaces et des dangers du monde.
S’agencer n’est pas secourir, c’est la pure mise en branle d’un couple de forces dynamiques, où l’intention et le point de vue moral ne jouent aucun rôle, et qui n’a pas besoin de rapports intersubjectifs pour être efficace. L’implication morale transformerait l’agencement en relation d’entraide et de secours. Mais cette forme consciente d’agencement est-elle vraiment supérieure, aux yeux de Kiarostami, à celle purement mécanique et rythmique dont on vient de parler ? Rien n’est moins sûr. Le cinéaste de Et la vie continue, qui représente une des facettes de Kiarostami, n’est pas très empressé pour venir en aide à ceux qui sont en difficulté dans cette région blessée par le tremblement de terre. Il prétexte un mal de dos pour ne pas aider la vieille dame à exhumer son tapis pris sous les décombres. Il se comporte finalement de façon plutôt égoïste lors de ce voyage en terre de détresse, en homme de regard, voire en pur contemplateur. À la toute fin du film, il ne s’arrête pas spontanément pour aider l’homme au pansement sur l’oeil qui porte sa bonbonne de gaz. Il faudra tout un jeu complexe d’agencements mécaniques entre cet homme et la voiture pour que l’automobiliste se décide enfin à l’aider, sous un regard non humain qui les observe depuis le haut de la colline.
Qu’est-ce qu’un auteur ?
Qu’est-ce qu’un auteur véritable ? Ce n’est pas un cinéaste qui impose ses obsessions à son œuvre, mais quelqu’un qui finit par rencontrer ses images obsédantes dans le monde sans même l’avoir cherché, comme un cadeau du réel. C’est Buñuel tombant dans la réalité la plus brute et la plus archaïque – la région déshéritée de Las Hurdes – sur des images qu’il avait inventées de toutes pièces dans ses premiers films surréalistes. La preuve par la réalité est la meilleure preuve intime pour un cinéaste, peut-être la seule qui vaille. C’est en tournant un documentaire, Devoirs du soir, le plus émouvant peut-être de ses films, que Kiarostami rencontre la preuve par le réel que cette question de l’agencement, qui était au centre de ses fictions, est la bonne pour comprendre la situation iranienne de l’époque. Vers la fin du film, le cinéaste « tombe » littéralement sur un agencement imprévisible, dans la réalité, celui d’un petit garçon très perturbé qui entre dans une détresse pathétique chaque fois que le camarade auquel il a choisi de s’agencer (un être doux et angélique, plus petit que lui) s’éloigne de quelques mètres ou franchit la porte de la classe dans laquelle Kiarostami les interroge. La question de l’agencement cesse d’être celle d’un auteur, qu’elle travaillerait et qu’il travaillerait dans son imaginaire de créateur, elle lui revient comme un bloc de réel, inattendu, insistant, indiscutable. Kiarostami va « profiter » de cet agencement, qu’il n’a pas eu à inventer, pour conduire pas à pas l’enfant en détresse, par une pédagogie dont la cruauté est un moteur puissant, à commencer à surmonter son angoisse sous le regard de la caméra.
Une telle chance – rencontrer par hasard son sujet de prédilection dans la réalité – se mérite. Cette grâce ne peut advenir qu’à un cinéaste de la croyance dans un cinéma plus fort que sa propre maîtrise.
- 1Pour une approche de la conception de cinéma selon André Bazin, fondateur des Cahiers du Cinéma et initiateur de la Nouvelle Vague, on lira Qu’est-ce que le cinéma ?, aux éditions du Cerf.
- 2Abbas Kiarostami, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1997, 30.
- 3Le poète Mawlana Djalal Od-Din Rumi (1207-1273) a écrit en persan une somme poétique considérable, dont les Odes mystiques.
Images de Mossafer [Le passager] (1974), Nan va Koutcheh [Le pain et la rue] (1970), Rah Hal-e Yek [Solution] (1978), Ta’m e guilass [Goût de la cerise] (1997), Khane-ye doust kodjast? [Où est la maison de mon ami ?] (1987), Bad ma ra khahad bord [Le vent nous emportera] (1999) et Mashgh-e Shab [Devoirs du soir] (1989)
Ce texte a été publié à l’origine dans : Alain Bergala, Abbas Kiarostami (Paris : Cahiers du Cinéma, 2004).
Remerciements à Alain Bergala