Virages

Un critique œuvre caché – dans l’ombre (de la salle, des films) et la forêt (des revues) – et Serge Daney ne fait pas exception. Que sa trajectoire soit finalement devenue exemplaire, que sa figure soit entrée dans la lumière progressive de la reconnaissance publique a modifié aussi bien la lecture de ses textes que leur adresse, en déterminant le ton et le style. Une constante, néanmoins : la vitesse. Loin du train-train dissertatif ou du ronron subjectiviste, autant que du cheminement lent, progressif et retors de la casuistique bazinienne ou de la compacité théorique de Jean-Pierre Oudart (avec qui il cosigna plusieurs textes), il privilégie un entraînement fluide, à vitesses variées, toujours ébouriffantes.

1. Prendre de l’avance. Daney répugne à traiter les films comme ils le sont habituellement : par la réfraction médiatique « de ce qui s’en dit ». Le scénario et les « sujets » traités lui semblent suspects, les objectifs politiques ou moraux toujours de faux problèmes. Ses textes les distancent et les évacuent, s’affirmant souvent comme une manière de donner tort à tout le monde, en proposant un déchiffrement inédit. Un film définit un ensemble de problèmes que ses textes attaquent sur deux versants à la fois, sur le plan théorique (ce que ça donne à penser) et affectif (ce que ça donne à sentir).

2. À chaud. Daney est, peut-être plus que d’autres critiques, un homme du hic et nunc – lui qui disait « n’avoir pas d’imagination » et qui voyait le cinéma comme un art du présent, peu nostalgique et peu prophétique. Son style est aussi direct que sa parole : l’écriture en garde la trace et le ton, précipitant chimiquement les impressions et affects donnés par le film avec ses lectures et ratiocinations du moment. Ses textes se suivent ainsi sans se répéter. Exemple : malgré les nombreux écrits consacrés (par lui et d’autres) à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Daney trouve à chaque fois une nouvelle manière de les aborder – comme à propos d’Amerika / Rapports de classe1 , où le matérialisme du film – avec ses postures visibles (figuration) et ses mouvements invisibles (hors-champ) – est comparé au jeu d’enfant « Un, deux, trois, soleil ».

3. À-coups et passes. Sa critique est un serious game, et chaque texte de Daney donne le spectacle d’une belle partie d’échecs : on observe chaque coup joué avec surprise et évidence, sans avoir eu le temps de les prévoir ni totalement de les comprendre (pour cela, il faut étudier la partie lentement, en relisant). Il y presque une idée par phrase, et chaque paragraphe se déplace sur un nouveau terrain de jeu. Jouant sur l’assertion (frappe) et l’analogie (liant), Daney privilégie les formules et les jeux de mots (comme « strauboscopique »), reconstitue des images vives (comme celle d’« Un, deux, trois soleil »), et induit quelques respirations (des incises et parenthèses), pour reprendre des forces avant un nouveau saut d’étape. Cette écriture met la gomme, et joue sur la force de conviction : pris de vitesse, on se passe d’argumentation, et le « passeur » fait passer en contrebande ses idées sans leur laisser le temps de « prendre ». On pense aux palabres des dragueurs – ou à Deleuze et Guattari qui déclaraient leur Anti-Œdipe lisible par un enfant : trouvez le bon rythme et vous comprendrez.

4. Courbures. Daney, ce solitaire, est un homme dialogique, un slalomeur : il aime poser des couples pour voir ce qui se passe entre eux, des points limites pour y ménager des entrées et des sorties. Un de ses textes les plus denses, « Le théâtre des entrées2 » (consacré au dernier film de John Ford, Seven Women), s’attache à cette notion étrange de la « courbure zéro », cette ligne droite qui, à travers les courbures baroques et les maniérismes, frappe soudain avec la concision du classicisme. Daney, ce grand « boucleur », dont les textes sont autant de manières de relier, à travers la carte d’un film, les points qu’il place sur le grand territoire du cinéma, nous apprend ainsi, par ses raccourcis autant que ses flâneries fructueuses, que la critique et le cinéma ont à voir avec les mouvements courbes de la vitesse. Comme il l’écrivait en privé : « Tout le cinéma qui me touche est celui où la nécessité d’enchaîner fait l’objet d’un vrai travail : mettre le temps de son côté, l’inventer, le dilater. L’idée du CHEMIN. Sécularisation de l’idée de l’“au-delà”. Il suffit d’un virage pour créer de l’au-delà . »3

  • 1« Franz Kafka strauboscopé », Libération, 3 octobre 1984.
  • 2« Le théâtre des entrées », Cahiers du Cinéma, hors-série John Ford, 1990.
  • 3 L’Exercice a été profitable, Monsieur (Paris : Éditions P.O.L., 1993), 61.

Image de Ohayô [Good Morning] (Yasujirô Ozu, 1959)

ARTICLE
25.06.2025
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.