Un ciel mélancolique


« Le bonheur, c’est-à-dire le passage rapide de l’intérieur vers l’extérieur. »
– Serge Daney
 

L’un des plus grands cinéphiles, mais aussi l’un des plus méfiants à l'égard de l’image. Si Serge Daney s’est toujours intéressé à l’image cinématographique, c’est justement que celle-ci n’est pas une image, mais « toujours plus et moins qu’elle-même1 ». Le critique n’adorait que deux types d’images fixes : « l’arrêt sur image » et « la carte postale », qui possèdent, elles aussi, la capacité d’aller au-delà d’elles-mêmes, de suggérer un mouvement tout en restant immobiles. En effet, pour Daney, le cinéma n’est pas une affaire d’image, mais de temps : « Si, pour quelqu’un comme moi, la première chose était le temps et la seconde l’image, c’est aujourd’hui le contraire : l’image est première2 ».

C’est sur ce point que Daney s’éloigne de Bazin et Farber, les deux autres piliers de la cinéphilie (en tout cas pour moi) : ceux-ci abordent l’image cinématographique à travers l’espace. Si Bazin voit la forme ultime du cinéma dans une seule image qui s’étend à l’infini, tant en profondeur (profondeur de champ) qu’en longueur (plan-séquence), Farber, au contraire, privilégie l’« espace négatif » et la « périphérie du cadre ». Dans les deux cas, le cinéma est avant tout un art spatial. D’un côté, la « robe sans coupure » de Bazin, où l’unité de l’espace est maintenue, et de l’autre, le ring de boxe de Farber, où les événements les plus intéressants se déroulent toujours dans les coins, grâce aux attaques et aux esquives (négatives) des boxeurs/acteurs3 .

C’est pourquoi ni Bazin ni Farber ne voient le cinéma avec mélancolie, et tous deux portent un regard favorable sur la télévision. Le cinéma n’est pas mélancolique lorsqu’on le conçoit comme un art spatial. Cela n’implique pourtant pas que tous ceux qui pensent le cinéma sous l’angle temporel soient forcément mélancoliques. Si le temps est pensé comme quelque chose d’« ouvert, qui change et ne cesse de changer de nature à chaque instant.4 », comme le propose Deleuze, le cinéma, quoique relevant du temps, échappe à la mélancolie. Mais le temps est, Pour Daney, ressenti comme passage sans retour. Ce qui le fascine, ce n’est pas le temps en « état pur », mais plutôt le passage irréversible du temps. « Partager du temps avec des personnages qui partagent l’image et son hors-champ. Passer le temps à le voir passer5 . »

Daney s’oppose à toute image qui entrave ou perturbe ce passage, qu’il s’agisse du visuel, de la pornographie, de la télévision, de la publicité, du scénario, des dessins animés ou du maniérisme. Chacune empêche un passage « entre » deux éléments (champs et contre-champs, champs et hors-champs, deux états, deux images, deux corps, l’intérieur et l’extérieur des personnages, etc.). « La crise du cinéma, c’est la crise du “entre6 ”. » Dans cette perspective, l’image cinématographique n’est pas tant une chose fixe qu’un perpétuel transit d’un état à un autre, une stylisation de ce fragile entre-deux : « le cinéma, c’était quand même : comment passer d’une chose à une autre7 ? »

Ni une « robe sans couture », ni un ring de boxe. L’image cinématographique apparaît ici plutôt comme un ciel immense, traversé sans cesse par des nuages en mouvement. Dans les derniers mois de sa vie, Daney voit cette métaphore se cristalliser à la perfection dans le Van Gogh de Maurice Pialat, qu’il décrit comme « un lieu de passage, comme un ciel où passent les nuages des personnages et les éclairs de l’hors-champ8 ». Ce ciel, animé par le va-et-vient des nuages, incarne non seulement les réflexions esthétiques et ontologiques de Daney, mais résonne également avec sa conception politique : les nuages passants représentent l’idée de la « résistance », comme l’indique le titre du film de Jean-Marie Straub : De la nuée à la résistance.

Le passage du temps porte en lui une mélancolie intrinsèque, nous conduisant inéluctablement vers la fin. Comme dit Daney : « Le cinéma m’a donné cette discipline. Et raconté des histoires de compte à rebours, sur le principe : combien de temps reste-t-il avant le mot “fin9 ” ? » Nous vieillirons avec le cinéma, tout en voyant le vieillissement des autres, rajoute-t-il : « Même dans les mauvais films, le “gimmick” du temps qui passe et de l’acteur artificiellement vieilli et maquillé me touche toujours10 . » Ce ne sont pas seulement les spectateurs, les actrices ou les personnages qui vieillissent ; le cinéma lui-même vieillit, il se meurt, il va mourir, « il n’en finit pas de mourir », ou peut-être est-il déjà mort, tout comme son fils.

  • 1« Montage obligé. La guerre le golfe et le petit écran » dans Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1993, p. 163.
  • 2Serge Daney, L'exercice a été profitable, Monsieur, POL, 1993, p. 346.
  • 3Farber était un amateur de boxe !
  • 4Gilles Deleuze, Pourparlers (1972–1990), Minuit, 1990, p. 80.
  • 5Serge Daney, L'exercice a été profitable, Monsieur, 346.
  • 6Ibid., p. 175.
  • 7« Débats un entretien avec Serge Daney : “Le cinéma a renoncé à la gestion de l’imaginaire social” », dans Le Monde, 7 juillet 1992.
  • 8Serge Daney, La Maison cinéma et le monde 4. Le Moment Trafic 1991–1992, P.O.L./Trafic, 2015, p. 128.
  • 9Ibid., p. 224.
  • 10Serge Daney, L'exercice a été profitable, Monsieur, p. 39.

Image de Trop tôt, trop tard (Danièle Huillet & Jean-Marie Straub, 1982)

ARTICLE
25.06.2025
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.