Un citoyen du monde

Introduction à ‘Serge Daney et la promesse du cinéma’

Ce texte est une introduction au Issue « Serge Daney et la promesse du cinéma ».

« Le cinéma, c’est une promesse d’être un jour citoyen du monde. »1
– Serge Daney

Serge Daney (1944–1992) reste l’un des critiques de cinéma les plus influents du XXe siècle. Ayant grandi à Paris, il développe très tôt une passion pour le cinéma. Son premier article paraît dans Visages du cinéma en 1962 et, dès 1964, il intègre l’équipe de rédaction des Cahiers du cinéma, dont il devient rédacteur en chef en 1973 ; il y contribue à réorienter le magazine vers la critique cinématographique après une période marquée par l’engagement politique. En 1981, il rejoint Libération, élargissant son champ d’analyse à la télévision et à d’autres médias, et, dix ans plus tard, cofonde Trafic en réponse à un paysage intellectuel du cinéma en plein changement. « Par revue », disait-il de la nouvelle publication, « nous entendons un lieu où l’on prendrait le temps de “revoir” et où on ne confondrait pas ce temps de la réflexion avec celui, emballé et souvent artificiel, d’une “actualité” qui est davantage celle des médias que celle du cinéma lui-même . »2

À peine quelques mois avant sa mort, en réponse à une question de Régis Debray sur « les images qui vous ont regardé » lorsqu’il était enfant, Daney est catégorique : « [L]a première image qui a compté pour moi, et l’image presque définitive, ce n’est pas une image de cinéma, c’est l’atlas de géographie . »3 Enfant, il était en effet captivé par les cartes du monde, représentant un univers bien plus vaste que le milieu parisien borné d’après-guerre dans lequel il grandissait. Pour Daney, elles portaient la promesse de devenir « citoyen du monde » — une promesse qu’il estimait avoir largement réalisée à travers sa vie dans le cinéma, déclarant à Debray : « J’en ai vécu de cette carte du monde . »4

Tout au long de sa vie, Daney fut un voyageur acharné — à la fois du monde et du cinéma — trouvant une forme de consolation dans l’idée du voyageur « sans bagages, autosuffisant dans sa dépossession. »5 Voyager signifiait embrasser la notion d’être réduit à son propre corps, l’essentiel étant que « ça ne laisse pas de traces, pas d’images : être clandestin sur ce monde-ci » ; cela explique peut-être sa réticence à prendre des photos des lieux qu’il visitait — préférant envoyer à sa mère à Paris des images préexistantes sous forme de cartes postales.6

La notion de culture chez Daney, envisagée comme un phénomène international, précédait de loin ses voyages et ses écrits. « Avant même l’amour du cinéma, l’idée existait déjà qu’il n’y aurait de culture sans une promesse qui concernerait la civilisation tout entière », écrivait-il.7 Tout en reconnaissant lui-même que « le manque, chez moi, de toute culture politique était quand même abyssal »,8 Daney incarnait un esprit d’internationalisme issu des classes populaires : « ce ne pouvait pas être la culture bourgeoise, mais celle du monde entier […] La culture, ce n’est pas ce qui me donne la société […] mais ce qui me donne le monde  », observait-il.9

Si la culture représente la promesse d’un monde, alors le cinéma, comme l’affirmait Daney, était « ce qui me permettait d’appartenir à ma classe, moins une classe qu’un statut : les pauvres. […] Le cinéma permettait de se retrouver et de manger à tous les râteliers, de contourner la société en lui volant l’une de ses productions populaires. […] Voilà ce qui explique qu’il existe une internationale cinéphilique : on se branche sans problème sur la production américaine, alors que nous ne sommes pas américains  ».10

Comme un pays qui « manquait encore » sur sa carte, le cinéma symbolisait pour Daney une promesse d’universalité profondément ressentie. Cela tranchait avec le « style global » fade et standardisé créé par le marché mondial — par exemple à travers les festivals, qui ont tendance à instrumentaliser les identités et les cultures de façon cynique. Loin de la promesse de « libération », l’effet a été d’ossifier non seulement les films mais aussi l’acte de penser le cinéma. En lieu et place de la polémique et de la poétique, la critique se confond de plus en plus avec la publicité ; elle est souvent minée par une sorte de « unanimité » qui, dans les propos de Daney, est « incapable de faire autre chose que mimer le désaccord. »11 Daney, à l’inverse, rêvait que le cinéma puisse créer un espace imaginaire commun, une citoyenneté mondiale des spectateurs, où les images nous relient sans exiger que nous nous ressemblions, nous permettant de nous situer en rapport avec le monde : une manière de prendre sans posséder, d’appartenir sans adhérer.

En dépit de sa vision et de sa réputation mondiales, les écrits de Daney sont longtemps restés indisponibles en anglais, ou n’existaient que de manière marginale à travers des traductions « non officielles »12 en ligne ou quelques recueils édités. Ce n’est qu’en 2022, avec la publication du premier volume de The Cinema House and the World, qu’une maison d’édition anglophone a pris le pari de publier son travail. Ont suivi une traduction de La rampe (Footlights), ainsi que Serge Daney and Queer Cinephilia, le premier ouvrage académique consacré à Daney en anglais. Espérons que ces publications marquent le début d’un parcours véritablement international pour sa pensée et ses écrits.

L’année dernière, Daney aurait eu quatre-vingts ans. Nous avons saisi l’occasion de réfléchir à la résonance toujours vive de ses écrits et de ses idées, à travers un numéro réunissant des contributions de critiques, d’universitaires et de traducteurs venus du monde entier — un numéro qui nous rappelle la promesse de ce pays manquant qu’est le cinéma : un lieu imaginaire, mais néanmoins habité par « de vrais habitants qui parlent la même langue. »13

  • 1De l’entretien filmé Serge Daney : Itinéraire d’un ciné-fils, réalisé par Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, 1992.
  • 2Présentation de la revue Trafic par Serge Daney au Jeu de Paume, Paris, le 5 mai 1992 (vidéo).
  • 3Itinéraire d’un ciné-fils.
  • 4Ibid.
  • 5Serge Daney, Persévérance (P.O.L., 1994), p. 117.
  • 6Pierre Eugène a récemment mis en ligne sur son site dédié à Serge Daney une carte retraçant les voyages du critique à travers le monde, documentés par des cartes postales (issues du fonds Bonaud) envoyées à sa mère et sa grand-mère.
  • 7Daney, Persévérance, p. 132.
  • 8Ibid., p. 100.
  • 9Ibid., pp. 131–132.
  • 10Ibid., p. 138.
  • 11Ibid., p. 95.
  • 12Par exemple, le blog Serge Daney in English, tenu par Laurent Kretzschmar.
  • 13Daney, Persévérance, p. 95.
ARTICLE
25.06.2025
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.