Le bleu et le rouge
C’est en nous invitant à comparer Le grand blue et Palombella rossa que Serge Daney conclut ses années 80, vécues entre le cinéma et la télévision, entre l’« image » et le « visuel ». Il s’agit de l’article paru dans Libération le 29 décembre 1989 sous le titre : « Le cinéma et la mémoire de l’eau ». Daney y présente les films de Luc Besson et de Nanni Moretti, sortis respectivement en 1988 et en 1989, comme formant un couple de propositions opposées qui résultent de la décennie en question, décennie qu’il qualifie d’« aquatique » en ce qu’elle a généralisé le « flottement » dans tous les domaines de la vie humaine : « du cours des monnaies aux flux d’images télévisuelles […], du retour olympique de la natation synchronisée à la promotion de la “glisse” », et, surtout, de la « liquéfaction (à l’Ouest) du sujet » à la « liquidation (à l’Est) du communisme ». Tout affleure et flotte à la « surface », à laquelle le « plongeur en apnée apolitique » bessonien « échappe “par le fond” », tandis que le « joueur de water-polo communiste » morettien la « squatte » en assumant — sans s’y soumettre — le fait historique qu’elle constitue désormais l’« habitat naturel » des êtres humains.1
« On a beau savoir que le water-polo se passe aussi sous l’eau, la caméra de M. se refuse à être sous-marine. Refus de la profondeur — qui fait de ce film la réponse du cinéma à l’audiovisuel (“Le grand blue”). L’eau est surface, souvent filmée de haut, comme une partie de go, mais une surface spéciale qu’il faut sans cesse reparcourir, labourer de son corps (boustrophédon) », note Daney à l’égard de Palombella rossa dans ses cahiers préparatoires, que nous pouvons lire aujourd’hui dans le livre posthume intitulé L’Exercice a été profitable, Monsieur.2 Besson plonge sa caméra dans l’eau quelques minutes à peine après l’ouverture du film, pour se sauver de l’Histoire en crise, ou pour plonger celle-ci dans l’oubli, soit dans l’épochè, en s’abandonnant, de façon « individuel », voire « individualiste », à un « spectacle » audiovisuel en milieu sous-marin. Quant à Moretti, il retient sa caméra à la surface tout au long du film qui se déroule entièrement autour d’une piscine, et fait de cette surface une « interface » métaphysique, qui met en communication le corps et le langage, le monde et le cerveau — ou la clinique et la critique — et sur laquelle le héros sportif-parlant, interprété par le cinéaste lui-même, ne cesse de multiplier les connexions avec d’autres parlêtres, afin de rassembler ceux-ci autour d’une question historiquement déterminée, sans aucune réponse préétablie : « Cosa significa oggi essere comunista? » Bref, dans la profondeur bessonienne s’isolent des individus aphasiques « auto-légitimés », alors qu’à la surface morettienne se forme un peuple « malade du langage ». (Dans son film suivant — un documentaire tourné au cours des deux derniers mois de 1989 et diffusé sur Rai Tre début mars 1990, sous le titre La Cosa — Moretti reprend ce thème de la maladie collective du langage devant la « décongélation de l’Est », en filmant une série de débats entre militants de base du Parti communiste italien, dans lesquels ceux-ci, comme les personnages du film homonyme de John Carpenter [1982], ne trouvent plus que le signifiant flottant « la cosa » pour parler de leur parti, dont le projet de dissolution avait été annoncée le 12 novembre 1989, trois jours après la chute du mur de Berlin, par le secrétaire général du PCI de l’époque, Achille Occhetto.)
« L’image du cinéma est une surface sans profondeur. C’est ce que rappel[le] le cinéma moderne, brisant le pacte »,3 remarque Daney dans le chapitre conclusif de La Rampe, livre consacré à la périodisation de l’histoire du cinéma. On se souvient, par exemple, des Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard et de sa fameuse scène de la projection du court-métrage fictif intitulé Le bain de la femme du monde, scène dans laquelle l’idiot godardien « brise » l’écran littéralement, quand il tente de plonger ses yeux dans la « profondeur désirée » du bain, qui n’est en réalité qu’une image projetée. Le grand blue marque un retour réactionnaire et « publicitaire » à ce que Daney appelle la « profondeur simulée de l’image plate ». « Plonger, battre des records, plonger plus loin, aller “voir”, suivre un dauphin, etc. » : tel est, selon lui, le « seul mouvement » que le « Mayol-Tintin » bessonien est « programmé » à effectuer, face au monde devenu lui-même plat ou superficiel. Palombella rossa, par contre, endosse l’irrévocable « constat » fait par le cinéma de Roberto Rossellini et de ses disciples, s’installe à même l’« insoutenable » planitude du monde contemporain, et la « laboure » de sorte à la transmuer en un plan de composition à double face, où la clameur des pulsions partielles du moi liquéfié et le tumulte des objets partiels du monde fluidifié se mettent en contact immédiat l’un avec l’autre, pour tresser un étrange peuple plat à la mitoyenneté clinique-critique. Pour Daney, « Palombella rossa est un grand film et Nanni Moretti le plus précieux des cinéastes. » À l’issue des années aquatiques, le film de Moretti incarne tout le « cinéma », dont il affirme qu’il est à la fois « notre seul fil conducteur et notre seule mémoire dans ce bain post-moderne ».4
- 1Texte repris dans Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à mains, cinéma, télévision, information : 1988–1991, Aléas, 1999, pp. 137–140.
- 2Serge Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., 1993, p. 168.
- 3Serge Daney, La Rampe : Cahier critique 1970–1972 (Gallimard, 1983), p. 171.
- 4Daney, Devant la recrudescence, pp. 137–140.
Image (1) de Le grand bleu (Luc Besson, 1988)
Image (2) de Palombella rossa (Nanni Moretti, 1989)