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Jean-Daniel Pollet (impressions hâtives)

Histoire de ma vie racontée par mes photographies (Boris Lehman, 2002)

Autant que je me souvienne, le premier film que j’ai vu de lui, Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) était un film simple, je veux dire parfait, fort, lucide, humain, avec un zeste d’humour grave, ou noir, qui lui donnait un ton si singulier et si unique. Il m’avait fait penser au Plaisir d’Ophuls, bien sûr, mais aussi aux Fiancés d’Olmi pour la transcription étrange et juste de l’ambiance d’un bal populaire, à la fois touchante et ironique. Maupassant, j’allais le revoir plus tard dans l’oeuvre de Pollet avec Le Horla. Exercice de haute voltige et trajet considérable que de passer de Sollers à Maupassant, de Maupassant à Ponge, de Ponge à De Foë, de De Foë à Beckett, de Beckett à Cayrol, etc.    

Voilà un cinéaste qui s’ est emparé de mythes et les a fait miroiter. Autant l’homme masqué de Pourvu qu’on ait l’ivresse (le lunatique Melki, son double keatonien) me poursuit encore aujourd’hui, autant le visage de Raimondakis (son deuxième autre, le lépreux de L’ordre ) ne me laisse pas en paix.    

C’est la force tranquille d’un cinéaste solitaire, amoureux de la Grèce – il y a tourné une bonne part de ses films – injustement rivé à sa chaise roulante suite à un accident de travail », en quête d’un ailleurs, qu’il a si bien décrit.    

De ce qui me reste en mémoire, il y a ce léger travelling sur des oranges dans Méditerranée (1963), vu à Knokke-le-Zoute lors du festival du film expérimental, sous la huée générale, ce plan d’un taureau ensanglanté et cet autre de cette femme étendue (dort-elle ? est-elle morte ?) sur un lit d’ hôpital, mais ces images qui se répétaient dans Méditerranée, finissaient aussi par traverser le film (sortir du film) pour entrer dans un autre, sans que je puisse véritablement en déterminer la place ni l’origine; elles sont revenues, comme dans un rêve, plus douces ou plus brutales, parfois sous forme de photographies, comme dans Ceux d’en face (2001).   

Pour moi ces deux films étaient les matrices, les repères ontologiques d’une oeuvre à venir, qui se construisait peu à peu, pièce après pièce, avec des développements et des variations infinies, comme une mosaïque en perpétuelle expansion. Ainsi tous ses films n’en font qu’un, chaque suivant n’étant que la relecture de ses précédents (dans Contretemps, il n’utilise que des extraits de ses autres, remontés différemment), se répondant en échos.        

Après son accident (en 1989), c’est lui-même qui se retrouvait sur la table d’opération, près de la mort et pourtant sauvé, en attente de réanimation, vingt-six ans après avoir filmé cette femme dans Méditerranée. Prémonition ? Intuition de poète ?    

Au fond les images vivent leur vie, voyagent, font le tour d’un film à l’autre, véhiculés par les postures et les mouvements de la caméra, se retrouvant parfois « de l’autre côté » ou « en face », dépassant toujours (comme le train) les intentions du cinéaste.    

De ces images emblématiques, profondément mélancoliques – il n’y a rien de drôle dans les films de Pollet, même s’il s’y glisse quelquefois du burlesque – on peut dire que toute son oeuvre – surtout après son accident, mais l’avant et l’après peuvent s’interpréter ainsi – n’aura été qu’une « entreprise de survie » (dixit Gérard Leblanc), une tentative de sortir du sommeil, de se « réveiller » littéralement, de s’éveiller à la vie, d’apprendre par le cinéma. D’où cette confrontation, très dure pour lui – et pour nous spectateurs à qui il s’adresse – avec le lépreux, violent et critique à l’égard du cinéaste qui le filme. Raimondakis n’a pas à enlever son masque lui.    

Filmer les choses (et les gens) qui vont mourir et disparaître (ou qui sont éternelles), archiver même la mémoire (Contretemps, Ceux d’en face) par la répétition du même, par l’accumulation, par l’effacement, l’enchevêtrement, le tissage, tels sont la science et le talent d’exhumation de Jean-Daniel, qui joue avec ses images comme avec des notes de musique, inventant une espèce d’ alphabet composé de signes qui tiennent à la fois du pictogramme et du hiéroglyphe.    

Jamais chez lui de psychologie à cinq centimes.  

Très symphonique (ou polyphonique), le cinéma de Pollet va littéralement contre la narration (il s’y est pourtant bien essayé dans Une balle au coeur et L’amour c’est gai l’amour c’est triste) qui, poème malgré lui, finit toujours par le rattraper (comme le train).    

Un cinéma fortement descriptif (qui le rapproche de la prose de Ponge, mais aussi du cinéma de Dwoskin), presque abstrait. Pollet sait filmer de très près les choses, les fruits, les fleurs, les objets qui l’entourent, les photos, les statues, la mer, les corps (comme un peintre feraient des natures mortes) comme s’il rentrait dans ce qu’il filme. C’est Narcisse qui s’essaye à y mieux voir, et c’est suicidaire, sans issue, désespéré, même si c’est magique.    

Enfermé dans son cinéma, inconfortablement embaumé, Pollet peuple volontiers son monde de fantômes, de morts-vivants, ou de survivants. Avec sa naïveté de regard, il y introduit une certaine violence où le sang et la mort rôdent.    

J’ai toujours perçu chez lui un travail de funambule, qui tient à un fil, toujours en équilibre instable, où l’auteur, même hors champ (je ne me souviens pas d’un film ou d’un plan où il apparaît), se met en danger, comme pour éprouver la fragilité de son film. Tout le cinéma de Pollet vient de là : de cette interpellation fondamentale. Oeuvre de philosophe ? Qu’est-ce que je filme ? Qu’est-ce que le cinéma ? Et que peut-il ?      

On peut dire à propos de Pollet, que c’est un maître dans l’art de l’assemblage, donc du montage, mais pas seulement du montage, il s’agit de réunir d’abord les éléments du film, et les personnes, les collaborateurs (Duhamel, Melki, Lonsdale, Sollers, Laffont, Forlani...) pour que de la simple juxtaposition des idées naissent, par une alchimie toute baudelairienne, la lumière, les émotions, et le film.    

S’il fut un cinéaste timide et discret, mystérieux et secret, difficile, et fou peut-être, il aura été – chose rare de nos jours– un cinéaste libre, et plus encore, un cinéaste atteint par la grâce.  

Ce texte a été publié dans Zeuxis, 16 (2004).

Un grand merci à Boris Lehman.

ARTICLE
11.09.2019
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.