La carte et le chemin
Dès l’âge de seize ans, Serge Daney voyage. Avec des camarades de lycée, il va à Londres ; il parcourt l’Espagne en 2CV ; gagne la Scandinavie en stop ; s’improvise reporter en Europe de l’Est ; visite Dublin et son usine Guinness… Il a déjà passé quinze mois sur les routes – d’après son propre calcul – lorsqu’après Mai 68 il effectue ce qu’il considérera comme son premier voyage. Il vient juste d’avoir 24 ans. Il n’est certes jamais parti aussi loin, pour aussi longtemps, et seul. Quatre mois en Inde. Le jeune homme y serait resté davantage si, à bout de souffle – littéralement – il n’avait dû être rapatrié en urgence. Diagnostic : tuberculose. Sitôt guéri, Daney repart. De 1968 à 1971 ce sont les années dites « extomaniaques ». Outre l’Inde, le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest et surtout un périple de l’Égypte au Yémen.
C’est vertigineux. Encore n’est-ce qu’un aperçu. On sait que Daney était un grand voyageur. On sait mal à quel point. Impossible de tout énumérer. On aurait plus vite fait de lister les pays où il n’a pas été : l’Argentine, par exemple. Ce sont ceux-là, rapporte-t-on, qu’il aimait désigner aux amis sur la carte accrochée au mur de son salon.
Il faut schématiser, sinon on risque de se perdre. Jusqu’en 1975 Daney voyage pour lui. À partir de 1975, et plus encore une fois qu’il a quitté les Cahiers pour Libération, il commence à voyager pour le travail. Cette partition reste toutefois artificielle. Daney continuera de voyager par passion, prolongeant volontiers un reportage ou un festival par une semaine de marche. L’expérience du voyage et celle de l’écriture seront par ailleurs toujours étroitement liées. Avant de partir, Daney informe ses amis des endroits où on pourra bientôt l’apercevoir – et tant pis s’il n’y ira pas, pas cette fois en tout cas. Sur place il envoie chaque jour des cartes postales et note chaque jour, longuement, ses impressions : une demi-douzaine de carnets remplis, rien que pour 1970. Au retour enfin, Daney raconte. Car il ne l’a jamais dissimulé : voyager lui sert aussi à construire autour de sa personne le mythe, aussi énigmatique qu’avantageux, de l’« errant stevensonien ».
Le jeu du voyage et de l’écriture n’est autre que celui de la carte et du territoire. Jeu qui, tout fascinant qu’il soit, doit prémunir contre les facilités et les romantismes. On ne voyage jamais que parmi des noms de villes ou de pays. Autre schéma, celui-ci assez connu. Proust est passé par là, tout comme Rimbaud et ce vers sans arrêt cité par les carnets, « Reprenons les chemins d’ici », que précèdent d’autres mots fameux, plus nets encore : « On ne part pas ».
Il y a, en revanche, une question qui appartient plus intimement à Daney, c’est celle du rapport entre le voyage et la critique. On distinguera cette fois le général et le particulier. Le général, c’est une identité entre cinéma et voyage – comme entre cinéma et enfance – souvent énoncée mais guère élucidée. « Voir des films, voyager. C’est la même chose… Voyager, c’est savoir qu’il faut un but pour avoir une chance de jouir du voyage lui-même, qui est d’être “entre”, c’est-à-dire protégé. Pareil pour les films : les plans, ce sont les cahots des wagons. »
Le particulier, c’est le cinéma qui parle de voyage. Aucun film n’est en l’occurrence comparable à ce qu’auront représenté pour l’enfance Moonfleet ou La Nuit du chasseur. Est-ce parce que le voyage est une expérience moins universelle et plus ambiguë ? On sent souvent Daney embarrassé. Rétif à l’idée de juger d’une réussite ou d’un échec selon son propre savoir de voyageur. Sévère – parfois trop – dès qu’il repère une trace de survivance coloniale ou orientaliste. Méfiant face à ce devenir-cinéma du monde en lequel il reconnaît plutôt une victoire de la télévision, c’est-à-dire du tourisme.
Le cinéma en général, donc, mais peu de films en particulier. Un tout de même, salué entre autres pour avoir su transcrire le « charme mortifère » du désert. Film maintes fois cité, mais toujours en passant : aucun article, juste quelques mots glissés ici et là… Film assez éloigné de la tradition cinéphilique à laquelle appartient Daney, et le caractère inattendu, voire « exotique », de la référence est en soi significatif. Il s’agit du Lawrence d’Arabie de David Lean.
Le voyage n’est donc qu’à peine un thème. Daney, de toute façon, thématise peu. Sa pensée procède par leitmotivs, voire par des obsessions qui lui sont personnelles et ne craignent pas de le rester. Aussi ne doit-on pas s’étonner si, de tous les articles qu’il a publiés – autour de deux mille – un seul inclut le mot « voyage » dans son titre. Ni si, dans cet article, il est question de tout sauf de voyage.
« Le voyage absolu » est un texte tardif – 1991 – et méconnu : sa présence dans le volume collectif intitulé Écrits, images et sons dans la Bibliothèque Nationale de France a échappé à la vigilance de POL lorsque l’éditeur a publié les quatre volumes de La Maison Cinéma et le monde. C’est également un texte assez ardu. Daney s’interroge sur ce qu’il adviendra du cinéma à l’ère de l’archivage généralisé. Ère qui, s’ouvrant alors, est depuis devenu la nôtre. Le rapport avec le voyage est donc nul. Il est également absolu, fût-ce a contrario. Pour Daney, le cinéma aura, en effet, été le contraire d’une archive : une promesse. Non ce qui garde le monde mais ce qui le rend désirable et toujours à venir.
Images de Lawrence of Arabia (David Lean, 1962)