La poétique sonore de Sergueï Loznitsa
Le sonore participe grandement à la dimension poétique de l’œuvre de Loznitsa. Sa rupture avec les pratiques instituées est sans appel. Il n’y aura ni musique, ni voix off – ce qui dans le monde du cinéma documentaire est signe d’une volonté rare. Cette approche du son fait ainsi toute la différence avec la très grande majorité des films documentaires existants. Une telle volonté met à l’arrêt toute idée de commentaire (musical ou verbal) induisant ainsi un tout autre son cinématographique. Car le cinéma sonne : Godard ne sonne pas comme Tati, qui ne sonne pas comme Bresson, Melville ou Loznitsa. De fait, c’est l’occasion de poser cette question : pourquoi devoir toujours commenter ce que l’image par son cadre, sa focale, son point et ses mouvements d’appareil désigne déjà ? Pourquoi commenter ce que les sons du monde qui accompagnent ces images nous font déjà toucher ? C’est justement ceux-là que son cinéma a choisi : des sons et des images qui n’appellent pas de commentaire. Loznitsa ne nous place face à personne en particulier et si l’on est tenu malgré tout en dialogue avec le monde, c’est avec les situations de vie d’une population qu’il nous présente avec une certaine distance. Pourtant, ces groupes ne sont pas des objets pittoresques, même si le cinéaste les tient à distance. Si de ceux-ci sortent des figures singulières, elles sont là pour inscrire ce qui, du point de vue photographique révèle la profondeur d’une intériorité des êtres.
Les visages qu’il nous présente dans L’attente (The Train Stop nommé en français L’attente..., Portrait ou Paysage) produisent une attente de quoi ? Du temps : ces situations nous poussent à faire perdurer cette écoute et ce regard écarquillés un moment de plus. Écoutez encore nous dit son cinéma. Il nous invite à nous tenir là, face à la globalité sonore du paysage, du proche au lointain, mais particulièrement face au lointain. Il nous y tient dans une sous-définition, dans le flou de l’éloignement, ajoutant au flou de la prise de son, comme il le fait dans The Letter avec le flou de la prise de vue. Un flou qui amplifie le rêve, une approximation, une incertitude du trait, pourvoyeuse d’imaginaire.
Du bruit de fond, qui charge et définit l’étendue émergent des éléments distincts. L’étendue c’est l’espace qui s’étire jusqu’à la limite du visible et de l’audible, c’est-à-dire un espace de la réalité qui ici est confronté à celui du rêve. Un bruit de fond épais et flou, dont on ne sait s’il relève du vent dans des feuillages ou de la pluie ? Ce pourrait même être de la mer, tant ce bruit est blanc ; mais Loznitsa n’est pas un marin, c’est un terrien, son espace d’expression est la ville, la campagne et la forêt. Ce bruit de fond c’est celui du cinéma direct. Il le conserve pour en faire une première couche sonore, un sédiment qui va porter les surgissements, aussi courts soient-ils, ils sont l’expression d’un lieu, d’une heure ou d’une époque de l’année. Ces éléments émergents traversent toute l’œuvre, ce sont des signes le plus souvent saisonniers, la palette reste simple, même si les occurrences sont nombreuses. Surgissements placés méticuleusement un à un, calés dans la profondeur de champ. Cris de choucas, stridences des martinets traversant l’espace, cris de hulotte ou coucou lointain : les oiseaux y tiennent une bonne place. Viennent les animaux de la ferme : vaches, taureaux, poules, coqs, oies, chevaux, indices du rapprochement d’un logis avec, toujours en annonce, l’aboiement des chiens. Ils s’appellent et se répondent de loin en loin toujours cartographiant les espaces invisibles. Ces émergences sont communes à de nombreux pays à toutes les saisons, ils nous placent juste devant la simple écoute de leur provenance dans la force d’expression qu’ils portent. Plus près ce sont les bruits de circulation : les pas sur toutes les natures de sol et par tous les temps : neige dure ou mouillée, épaisse ou fine, sur la terre gelée ou souple du sous-bois, sol boueux, caillouteux, sablonneux, pas sur branchages tombés au sol mais aussi en ville sur pavés secs, mouillés ou enneigés avec la résonance des ruelles, pas en cadence des soldats marchant en rangs. Circulations des véhicules : charrettes tirées par un cheval, moto-chenilles de Lumière du Nord, train sifflant dans le lointain mais aussi tout ce qui marque le mouvement, de l’activité lente de la fenaison aux cadences de L’usine, une trame qui s’entrebâille, laissant surgir les sons proches pour aussitôt les résorber.
Ses films sont des contes, des contes au récit simple, sans paroles, des contes ouverts sur le temps et qui nous placent au beau milieu d’un monde où des êtres souvent esseulés vivent en adéquation avec leur espace. Leurs pays s’offrent dans la force de leur désolation (Lumière du nord). De « pures fantaisies de l’imagination », dit de ses films Loznitsa, fantaisies qu’il construit patiemment, son par son, avec Vladimir Golovnitsky son comparse, son magicien du son. Des films réalisés avec la durée, c’est cette durée qui permet d’entrevoir ce qui pourrait apparaître et qui, par la force du temps, finit par émerger, par être rendu visible. À ce moment de compréhension, la reconstruction du son peut commencer. Pour Maidan comme pour Paysage, ce n’est pas ce qui est à l’image que l’on entend, c’est un autre moment du même, un autre lieu dans les sphères de perception, un ouir différent d’un voir, mais pas si éloigné pour autant, tenant un certain écart avec le cadre. On fait le son à part et on le réorganise selon des critères qui s’inscrivent d’abord « en lutte avec les images choisies », dit-il. Le son est une autre fiction qui travaille les images. Ce n’est pas un commentaire – voix off ou musique – c’est un autre terrain d’existence du vivant, la part vivante du film, « son sang », disait le preneur de son Antoine Bonfanti. Image et son ne bougent pas ensemble, voilà retrouvée l’autonomie du vivant. Loznitsa sait même arrêter le mouvement des êtres dans l’image, les figures normalement actives de l’écran, les personnages, pour laisser passer les sons (Portrait, Paysage), leur demandant de ne plus bouger pour une à deux minutes de pose dans un paysage glacé, balayé en un panoramique, d’où émergent des sons ne provenant justement pas de l’image. On dit ces sons hors-champ dans le langage cinématographique dominant, je les dirais hors-temps. La part visuelle du film s’arrête partiellement pour mieux laisser agir les sons en action, laisser du temps pour le surgissement de ce que l’on n’entend jamais : l’état sonore de l’étendue, cette architecture virtuelle toujours aussi surprenante qu’inattendue.
Un découpage en séquences du film par mises au noir, par fondu ou par l’entremise d’un volet nous force à accepter ce pas grand-chose sonore. L’on s’abandonne peu à peu à la stase jusqu’à être surpris de l’évanouissement vers le noir qui nous emporte au plan suivant.
Si quelques rares fois la musique habite le paysage (Life, Autumn, Dans la brume), elle habite l’espace comme dans la vie, quand on joue pour passer le temps – l’instrumentiste assis dehors s’essaye à retrouver une ritournelle oubliée, appuyant sur les boutons sans trop y penser et le motif se met à tourner seul, comme une source s’écoule. À ces moments, la musique habite tant les lieux que les animaux peuvent dialoguer avec elle de leurs meuh ou leurs beeeh. Les vieux chantent et dansent les quelques pas dont ils se souviennent encore.
Tout y est pauvre, tout y est riche de l’essence des sons du monde : pas, tracteurs, cris d’animaux, tout y a valeur et y tient une place centrale. L’image répond à un son au détour d’une séquence : un poème se tisse, animaux et hommes y dialoguent.
La colonie use de la même méthode, mais ici émerge parfois un son direct de semi-proximité dont on n’est pourtant jamais sûr. Dans un jour comme les autres, un hors temps s’est installé : cris d’oiseaux, cloche de collier de mouton ou de cheval, on ne sait jamais à qui attribuer ces expressions sonores, tant l’image peut contredire soudain le son. Pleurs d’une vache, la nature semble exhaler tout ce que ces êtres savent cacher de leur détresse. Pourtant pas de misère visible, on vit pauvrement mais intensément entre tondeuse électrique du coiffeur et télévision qui semble parler toute seule, une population qui ne se préoccupe guère d’un monde qui semble encore exister ailleurs. Nous sommes bien loin de cet ailleurs-là. Le climax du film se situe dans un réfectoire qui ne nous offre pourtant que des voix floues, éloignées, seules les ingurgitations et gamelles soigneusement raclées prouvent qu’ici on sait s’occuper de l’essentiel. Ces paroles incompréhensibles – le sous-titrage n’aurait rien arrangé – laissent entrevoir pourtant les sensibilités : voix de fausset, timbres et élocutions diverses. Exception à la règle de toute l’œuvre du cinéaste, pour finir : une voix accompagnée au luth puis à l’orgue tente d’envoyer dans les limbes et comme pour l’éternité ces portraits iconiques, que l’on n’avait encore jamais approchés.
Les sons peuvent aussi être surjoués dans un geste sonore d’une autre nature que cette expression musicale. Loznitsa ouvre Portrait en forçant légèrement le trait d’un simple mélange vent sifflant-corbeaux opposé à tout réalisme – dans le grand vent, où d’habitude tout se tait. Ici les sons lissés s’enchaînent et joignent les plans par des fondus mêlés dans l’épaisseur des bruits de fond. Là, les tableaux sonores saisonniers découpent le film : corbeaux d’hiver, grenouilles de printemps, insectes de l’été, etc. Pour autant, il ne force pas l’action par un découpage rapide, c’est à l’intérieur de chaque plan séquence que le rythme du film trouve sa source.
De la parole des sons de la campagne, celle des oiseaux et des chiens, à la parole des voix des habitants de la ville, Paysage part lentement à la rencontre d’une population diversifiée que seule une gare routière peut rassembler. Le dispositif se développe en trois périodes (l’approche, les paroles, les départs). On entre dans le village par les maisons isolées de la périphérie, des petites fermes avec des figures figées d’enfants ou d’adultes, comme congelées dans le paysage, seuls des chiens présents tout autour dans cette neige abondante sont indices de vie. Plus tard, quelques passages d’habitants, puis de véhicules, nous rapprochent du centre nodal où s’assemble dans le froid la population qui guette éternellement l’arrivée de bus qui viennent quand ils veulent. Alors, en attendant, ça parle – tout le monde se connaît dans le village. Le deuxième temps du film, le plus long, jouit d’une belle séquence de recomposition sonore. Là le synchronisme n’a plus cours ; seuls quelques bruitages donnent l’illusion que ces voix appartiennent bien à ce groupe dont les visages sont balayés dans un panoramique qui n’en finit pas. Ici c’est la caméra qui balaye en permanence les visages ; à la fin du film, ce seront les bus qui partiront dans un train d’autocars balayant le cadre fixe, souligné du son d’un rotor d’hélicoptère. Le face à face avec les voyageurs est engagé tout au long de la séquence.
Loznitsa leur fait face jusqu’au fond des yeux. Derrière vivent les choucas de l’hiver, devant quelques pigeons dont certains finiront à la casserole (le cinéma documentaire a ses instants de grâce). Quinze heures d’enregistrement discret des conversations de voyageurs, triées et réorganisées selon des critères de timbre, de sens et montés dans une chronologie dramatique repensée. Puis l’ensemble est associé aux images (deux mois de tournage) avec lesquelles le spectateur va tenter de faire du lien entre ce qu’il a entendu et ce qu’il vient de voir ou à l’inverse entre ce qu’il a vu et ce qu’il vient d’entendre. On est sûr du synchronisme du film, pourtant c’est le spectateur qui établit ces liens entre son et image qui n’ont rien à voir avec la construction : non, cette voix n’appartient pas à ce visage qui vient de sortir du champ, aucun synchronisme n’existe dans cette séquence, hors ceux bruités à seule fin d’augmenter la supercherie.
Au troisième temps du film, à l’arrivée des bus, la fonction du son est réorientée, quittant peu à peu les conversations qui s’y tiennent pour s’intéresser à une énergie nouvelle, celle des moteurs qui finissent par emporter tout ce monde. Une énergie finalement nécessaire à éteindre l’excès de verbe qui a précédé. Mais seul le calme induit par les deux derniers plans fixes peut nous ramener à une sensation d’éternité dans la lumière de l’aube.
Blocus, ces archives ont été merveilleusement filmées, mais leur sonorisation dérange. C’est une opération qui ne manque pas de questionner. Pour quelles raisons Loznitsa a-t-il entrepris un tel travail ? L’expérience de sonorisation d’archives muettes, comme l’on fait sur une fiction qui n’aurait pas bénéficié de bonnes conditions d’enregistrement suppose un travail colossal. Ce furent trois mois de bruitage. Est bruité quasiment tout ce qui bouge à l’image (20 à 70 pistes furent nécessaires dit Loznitsa) bruits anciens de tramway, camion et voiture, engins militaires ; pas de femmes et hommes pressés tirant vers la fosse commune des traîneaux portant les cadavres momifiés ; lourds sons de bombardements ou très petits vents légers accompagnés de grincements aigus métalliques qui oscillent doucement. Il ne bruite cependant pas ce qui conduit au pathos : ni voix de femmes insultant les prisonniers, ni les pleurs d’une femme qui y porte à la fosse son enfant décédé. Les voix sourdes des groupes qui partent en train semblent résolument laissées à l’écart. Les pas pénètrent la neige, c’est toute une palette de poids de corps qui traverse ainsi le film. On cherche à comprendre ce que cet effet de réel tente de faire surgir de ces plans muets ? Ce bruitage permet-il de mieux percevoir ce qui est arrivé, d’apporter plus de toucher, de corps à corps, c’est-à-dire de présent aux archives de l’histoire ? Serions-nous définitivement devenus incapables de regarder des archives en silence ? La coutume veut qu’on les recouvre de musiques ou de voix off, le silence des images étant soi-disant insupportable... Alors serait-ce dans un pis-aller, pour les faire exister avec du son relevant d’un autre ordre que de placer des bruits sur l’ensemble des images ?
Artel. C’est le son qui ouvre le film, celui d’un tracteur qui traverse la neige d’un bord cadre à l’autre. La matière sonore des pas foulant la croûte neigeuse est la même que celle de Blocus, les chiens arrivent en plus. Il y règne un bruit de fond intense dans lequel se glisse le son du travail des pêcheurs. Leur voix y sont parfois plus proches que ce que présente l’image. On s’affaire à la préparation, tout le son tient dans un vocabulaire étroit : bruit de fond indescriptible d’où émerge la modulation discontinue du blizzard. Comme d’autres, ce film tient son découpage des lieux et des moments en tableaux séparés par les mises au noir effectuées par des volets. Les sons font passer de lieu en lieu, ils sont des liens de transition. Les pêcheurs travaillent en groupe, le poids des filets est trop lourd pour un homme seul. Ils sont organisés pour survivre dans ces hivers infinis. La tronçonneuse coupe encore et encore la surface blanche. On y laisse les filets effectuer leur récolte et on rentre en moto-chenille. Les chiens entendent de loin les traîneaux. Vient la débâcle, les ruisseaux grossissent, les torrents harmonisent leurs bruits blancs, un bruit blanc, blanc comme neige.
Loznitsa dit toujours que les derniers plans de ses films donnent l’idée du film, que les moments les plus importants sont l’ouverture et la fin.
Dans la brume nous prouve si nécessaire, que le son du documentaire et celui de la fiction peuvent répondre aux mêmes choix : pas de musique, même traitement des bruits, seuls les dialogues confirment la fiction comme lieu de la conversation.
Le cinéma de Loznitsa est par sa construction sonore non seulement une opération d’ouverture, d’internationalisation – notamment par l’absence de voix off, mais aussi par la prise de recul qu’il opère, une incitation à nous faire préférer la distance, à nous tenir dans cet écart au monde pour parvenir à le saisir et le comprendre dans son essence. Dans le même temps, il nous invite à en jouir par l’œil et par l’oreille dans la durée qui est pour cela nécessaire, c’est la réponse qu’il a choisi de tenir face à un monde qui ne cesse de se refermer nous entraînant dans sa chute.
Image 1 de Polustanok [L’attente] (Sergei Loznitsa, 2000)
Images 2 et 5 de Peyzazh [Paysage] (Sergei Loznitsa, 2003)
Image 3 de Fabrika [L’usine] (Sergei Loznitsa, 2004)
Image 4 de Pismo [The Letter] (Sergei Loznitsa, 2013)
Images 6 et 7 de Blokada [Blockade] (Sergei Loznitsa, 2006)
Ce texte a été publié à l’origine dans Images Documentaires 88/89, juillet 2017.
Un grand merci à Catherine Blangonnet-Auer.