Le vertige du temps

VERTAALD DOOR TRANSLATED BY TRADUIT PAR Henry Colomer

The Event

La méthode
Sergei Loznitsa est l’un des cinéastes en activité les plus rigoureux et les plus exigeants sur le plan de la forme. Toujours en position d’observateur, il pousse cette attitude aux extrêmes, comme s’il testait sa capacité, mais aussi la capacité du cinéma lui-même, à rester ferme et à ne pas vaciller devant d’un soulèvement social (The Event), une révolution (Maidan), un effondrement existentiel (Blocus, Austerlitz), ou simplement devant la vacuité, le vide, l’absence de repères (Portrait, Paysage, L’Attente, The Letter). Ce stoïcisme sert d’assise morale à ses œuvres et définit son style.

La vision de Loznitsa est tout à la fois opiniâtre et exigeante. Elle se définit par la distance et le détachement, la continuité et la lenteur, le calme et la quiétude, qui aboutissent parfois au silence et au mutisme. C’est un minimaliste, aussi précis que, seul, peut l’être un vrai mathématicien. Ses documentaires sont fréquemment rattachés à mode de cinéma non-narratif, même si une touche de narration y a sa place. À elle seule, une image singulière peut être un élément narratif, susceptible d’exposer l’histoire tacite mais révélatrice qui la sous-tend. Bien sûr, ceci n’est jamais verbalisé : « pas de commentaire » est le mot d’ordre qui règle son travail. En ce sens, son cinéma est purement photographique. On peut définir Portrait comme une série de photographies. Paysage est également une série de plans continus, ininterrompus, quasiment assimilables à une installation vidéo. Constitués d’actualités et de chutes d’archives, Blocus et Revue explorent la nature même de l’image filmique en tant que “vérité documentée” en exposant les divers modes par lesquels elle ne duplique pas la réalité factuelle, mais présente toujours quelque chose qui en diffère.

Proto-cinéma 
Ses documentaires en noir et blanc (La colonie, Portrait, The Letter) donnent l’impression d’avoir été tournés au début du XXe siècle par un cinéaste contemporain qui aurait voyagé dans le temps pour explorer les origines mêmes du cinéma. Il observe la réalité comme si le cinéma venait juste de se détacher de la photographie et s’il n’avait pas été “corrompu” par la littérature, le théâtre, la musique et, même, par le montage. Comme si le cinéma n’était pas encore devenu lui-même. C’est un autre aspect de « l’archéologie de la vision » de Loznitsa qui résonne avec ses films purement archéologiques constitués d’archives au rebut (The Event, Revue, Blocus) et, également, avec son attachement fondamental au passé.

La colonie, son documentaire sur la vie rurale d’un village russe reculé, ressemble même à un film retrouvé du début du XXe siècle, comme si sa texture de 35mm, son noir et blanc rayé et ses couleurs fanées, vaporeuses, correspondaient parfaitement au style de vie archaïque des paysans, qui n’a pas changé depuis le XIXe siècle. De façon similaire, les personnages de The Letter, les patients d’un asile oublié et abandonné dans les profondeurs de la Russie, sont filmés comme des ombres dont les corps, à peine visibles, sont réduits à l’état de silhouettes, uniques traces de leur présence fantomatique. Loznitsa installe une double distance, ou une double abstraction : non seulement il dépeint le présent comme un passé infini, éternel mais, de surcroît, il le filme dans le style éphémère, mythique, que l’on peut attribuer au cinéma des premiers temps et, même, au pictorialisme qui a précédé l’invention du film comme médium. Ce n’est pas seulement l’espace qui est statique, mais aussi le temps.

Dans Portrait, Loznitsa pousse encore plus loin ses expérimentations sur le temps, l’espace, et le continuum. Le film se compose essentiellement de longs plans fixes de villageois russes, mais la fixité des images y est renforcée par l’immobilité des personnages qui se tiennent debout ou assis devant la caméra sans le plus infime mouvement. La combinaison des corps statiques et d’un espace lui aussi statique procure un sentiment singulier du temps, mouvement et immobilité à la fois. Loznitsa abolit la différence entre le temps et l’espace en les extrayant d’une continuum “documenté”, réaliste. La vie présentée dans Portrait a sa propre définition et sa propre dimension du temps, qui n’est ni le présent, ni le passé, et certainement pas le futur. D’une façon similaire, le temps de Paysage est prisonnier d’une boucle perpétuelle, formée d’une série de panoramiques qui suivent une file d’attente à un arrêt d’autobus, en renvoyant à la fois le processus de l’attente et la file elle-même à leur infinitude.

Tout au long de l’histoire du cinéma documentaire, c’est toujours le choix subjectif du réalisateur qui a déterminé ce qui était filmé en étant visible, et ce qui était maintenu hors-champ, caché ou invisible. En ce sens, le cinéma de Loznitsa se présente comme le stade ultime de l’évolution de ce choix, devenu aussi sélectif et significatif que possible. L’acte du choix est un événement en lui-même, ce qui signifie qu’il n’est jamais laissé au hasard, et qu’il n’est jamais banalisé. En même temps, le choix de ce qui est filmé et cadré renvoie au monde plus vaste de ce qui est invisible parce que dissimulé à l’intérieur d’une image. Loznitsa choisit uniquement les images qui excèdent leurs propres limites et servent à témoigner d’une image plus large, qui se situe hors-champ.

C’est ce qu’on pourrait appeler une « économie des images » : à l’époque du numérique, de la surproduction, de l’abondance et de la dévaluation des images, Loznitsa filme à l’économie, comme si les ressources du cinéma et celles de la vision humaine étaient non seulement limitées, mais sur le point de s’épuiser. C’est la panacée de Loznitsa devant « l’inflation généralisée des images » dont nous sommes contemporains, et un exemple clair de sa position morale, éthique.

L'événement comme phénomène
Les documentaires de Loznitsa ont très peu à voir avec les traditions du cinéma vérité, telles que la spontanéité, l’improvisation, le direct, une présence active et même “activiste” dans la réalité, elle même assimilée à un libre flux, une énergie incontrôlable, un courant imprévisible. À la différence des cinéastes associés au mouvement du cinéma vérité, Loznitsa entend détacher et déconstruire entièrement la réalité concrète en l’extrayant de son contexte familier et en l’installant à un niveau plus élevé, plus complexe de mimesis. Même Maidan, son documentaire politique le plus explicite tourné pendant le soulèvement ukrainien éponyme, transcende le niveau de l’urgence politique en se transformant en une fresque quasiment épique, en peignant la (re)naissance et le sacrifice de la nation, et en conférant aux événements politiques en cours un statut d’une ampleur mythologique archétypale. Par le recours aux compositions de tableaux épiques qui rappellent les peintures classiques, il ne s’attache pas à des personnages isolés mais présente plutôt le groupe tout entier des manifestants comme un corps unifié, animé par la même volonté et le sens partagé de la solidarité.

La vision de Loznitsa est si distanciée qu’elle installe une perspective sur la réalité totalement différente, sinon transcendante, en se dépouillant des clichés du réalisme documentaire conventionnel. Quel que soit le sujet, ses documentaires distendent toujours les limites du commentaire social et politique et transforment le réel en surréel, l’ordinaire en mythologique, le “cru” en “cuit”.

Les personnages assoupis, léthargiques, profondément quiets de L’attente ressemblent aux portraits classiques des peintres russes du XIXe siècle connus sous le nom de « vagabonds » (peredvizhniki) et, en même temps, ils rappellent Sleep d’Andy Warhol, l’œuvre iconique du cinéma d’avant-garde. La gare elle-même semble oubliée dans les limbes. C’est une salle où vous attendez sans fin quelque chose qui ne viendra jamais, et où vous finissez même par oublier ce que vous attendez, si vous l’avez jamais su.

Une atmosphère beckettienne du même type est palpable dans Paysage, le portrait de groupe d’une foule qui attend un bus pendant l’hiver, près d’une guérite oubliée. Ils voudraient partir, ils espèrent partir, mais ils restent où là ils sont, comme s’ils étaient destinés à demeurer dans un entre-deux : ni ici, ni là-bas. Leurs gros plans sont entrelacés avec des bribes de monologues sur leurs vies quotidiennes. Réunies, ces voix retentissent comme un chœur disloqué où chacun parle pour lui, sans se distinguer pour autant des autres. Dans ce « corps collectif » il n’y a ni différence ni distance entre soi et autrui. Une telle proximité est aliénante et met seulement en lumière l’impossibilité de communiquer.

Dans L’attente et, en partie, dans Paysage, la densité physique de l’espace et en particulier celle des corps excède la continuité du temps, en créant le sentiment viscéral d’un temps dévoré par l’espace. Incapables de se souvenir de ce qu’ils attendent, ou plutôt, ignorants de ce qu’ils doivent attendre, les personnages de ces films perdent au passage le sens du temps. Ils sont suspendus dans des limbes, dans un espace où le temps est aboli. Par là, ils semblent échapper à tout contexte défini, y compris à celui du présent et, même, de l’histoire. Voilà comment Loznitsa décontextualise et déconstruit la réalité matérielle qu’il est en train de filmer, en la présentant non pas comme un événement, mais plutôt comme un phénomène dépouillé de tous ses marqueurs ou de toutes ses étiquettes.

L'avenir archivé
Loznitsa filme les événements actuels comme s’ils appartenaient déjà à un passé lointain. A l’inverse, dans ses films composés d’archives au rebut, il exhume le passé et ses éléments cachés à manière d’un archéologue, en les replaçant dans le contexte actuel et même dans l’avenir, et il révèle les liens tacites qui les unissent. Il peut même séparer, détacher un événement du moment où il s’est produit et l’observer avec le regard distancié du phénoménologue. En ce sens, Maidan et Austerlitz, qui semblent se rapporter à des événements actuels, font pendant à Blocus, The Event et Revue, ses films réalisés à partir d’archives au rebut.

The Event aurait pu être tourné par Loznitsa lui-même, car cette chronique en archives de la manifestation anticommuniste de Léningrad, en août 1991– prélude à l’effondrement de l’URSS – résonne parfaitement avec la situation politique actuelle de la Russie et présente même la texture en noir et blanc de ses propres films. A sa façon, il utilise les archives au rebut comme les artistes contemporains utilisent les ready-made, en les plaçant dans un contexte (contemporain) différent et en révélant ainsi certaines de leurs significations cachées. La dramaturgie de The Event établit un parallèle avec les manifestations antigouvernementales qui se déroulent aujourd’hui en Russie et, en ce sens, le film oscille entre la nostalgie et la mélancolie. Loznitsa élève indéniablement un monument inoubliable à ces manifestants restés anonymes, mais c’est par un hommage à une révolution qui n’a pas eu lieu. En révélant la nature « fantomatique » de cette révolution, le film sape la croyance, partagée par beaucoup de libéraux, selon laquelle un tel événement serait possible dans la Russie d’aujourd’hui, ou encore dans un futur proche.  

Loznitsa redécouvre le matériau des archives comme un témoignage parfait qui ne révèle sa signification et son pouvoir véritables qu’après qu’un événement filmé se soit produit mais, surtout, après qu’il ait été oublié et effacé de le la mémoire collective et, même, personnelle. C’est exactement ce qui s’est produit pour la Russie du début des années 1990 que Loznitsa revisite et ressuscite dans The Event. Il se met à la place d’un témoin oculaire de ces événements, même s’il est notoire qu’au moment du coup d’État, il se trouvait bien loin de Saint-Pétersbourg. Comme un archéologue, il réveille et réactive cette époque révolue dans son authenticité et sa pureté, en la libérant des interprétations ultérieures et en questionnant leur légitimité. Du même coup, les relations complexes entre l’événement lui-même et sa reconnaissance officielle, mais aussi alternative, deviennent le cœur du film.

Le punctum
On pourrait dire à bon escient que les images de Loznitsa ont cette qualité photographique singulière que Roland Barthes a défini comme le punctum, un saisissement esthétique qui happe subtilement l’observateur. Dans La Chambre claire, Barthes insiste sur cette qualité fondamentale de la photographie qui est d’osciller en permanence entre le passé, le présent et l’avenir mais, aussi, entre la vie et la mort.

« Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. […] Ce punctum, plus ou moins gommé sous l’abondance et la disparité des photos d’actualité, se lit à vif dans la photographie historique : il y a toujours en elle un écrasement du Temps : cela est mort et cela va mourir. Ces deux petites filles qui regardent un aéroplane primitif au-dessus de leur village […], comme elles sont vivantes ! Elles ont toute la vie devant elles ; mais aussi elles sont mortes (aujourd’hui), elles sont donc déjà mortes (hier). À la limite, point n’est besoin de me représenter un corps pour que j’éprouve ce vertige du Temps écrasé.1 »

Les films d’archives de Loznitsa ont un effet similaire sur le spectateur. Ils offrent une image d’un temps et d’un monde défaits par l’incessante répétition du passé. The Event montre une révolution ratée, un thème on ne peut plus pertinent, s’agissant de la Russie contemporaine. Blocus, une chronique du siège de Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale, révèle l’archétype omniprésent de la guerre et de la banalité du mal. Revue est un montage d’actualités de propagande soviétiques tournées dans les années 1950 et 1960, négligées jusque là ou invisibles. Loznitsa les réinterprète comme un commentaire de la nouvelle idéologie de la Russie, qui emprunte beaucoup à la mythologie soviétique et utilise pratiquement les mêmes techniques de propagande. Le film explore la façon dont une utopie filmée, mise en fiction, peut se camoufler en quasi-documentaire, car les préposés à la propagande soviétique des années 1960 s’étaient appropriés le style libre des films soviétiques, souvent décrits comme “réalistes”, de cette période connue sous le nom de “Dégel”.

Les médias contemporains nous ont déjà appris que la fiction peut être plus réelle que la réalité elle-m-meme, alors qu’un faux peut être plus authentique qu’un fait. Dans Revue, Loznitsa montre les origines du phénomène connu aujourd’hui sous le nom de post-vérité. Austerlitz, son dernier documentaire, inventorie l’héritage de la Shoah à l’heure de la post-vérité. Cependant, la référence au roman éponyme de Winfried Georg Sebald, ce voyage proustien et profondément mélancolique à la recherche du temps et de la mémoire perdus, transforme le film en une tentative non-conformiste de retrouver l’introuvable vérité sur la Shoah, de solliciter le souvenir à travers l’oubli.

  • 1Roland Barthes, La Chambre claire. (Paris: Ed. de l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980), 150-151.

Images (1) & (3) de The Event (Sergei Loznitsa, 2015)

Image (2) de Maidan (Sergei Loznitsa, 2014)

Image (4) de Blokada [Blocus] (Sergei Loznitsa, 2005)

 

Ce texte a été publié à l’origine dans Images Documentaires 88/89, juillet 2017.

Un grand merci à Catherine Blangonnet-Auer.

ARTICLE
11.12.2024
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.