Une écoute active

VERTAALD DOOR TRANSLATED BY TRADUIT PAR Clodagh Kinsella

À quoi ressemble la voix de Daney ? Bien que je m’y sois plongée pendant des années, je n’ai jamais essayé de décrire la voix de Daney. La traduction se rapproche davantage d’une pratique d’écoute que de la description, ou de l’intellectualisation, et traduire La Maison cinéma et le monde a été une pratique consistant à traquer une pluralité de voix, à suivre la cadence confiante et saccadée de la pensée de Daney alors qu’elle brûle à travers toutes sortes de sujets et de formes avec une aisance presque incroyable. La Maison cinéma et le monde n’est pas seulement un recueil de critiques, d’essais, de réflexions, de commentaires et de carnets de voyage, c’est aussi un mode d’emploi de la pensée, le témoignage d’un esprit vagabond et acharné. Daney, c’est le son de la pensée.

Toute tentative de mesurer la veritable portée de sa voix doit d’abord confronter la voix du père qu’il n’a jamais connu. Pierre Smolensky était un immigrant juif qui a été arrêté par les nazis peu après la naissance de Daney en 1944, et probablement tué dans un camp de concentration quelques temps plus tard. Son metier était le cinéma : Smolensky était un acteur occasionnel qui travaillait en post-synchronisation, faisant le doublage pour l’acteur Albert Préjean. Pour son fils, « [son] corps était une chose, sa voix une autre — c’était vraiment étrange » : son père était un ventriloque de cinéma, projetant une voix désincarnée à travers l’écran. Le cinéma a toujours été le royaume du père défunt où la voix de chaque acteur lui appartenait, à un certain niveau. Et Daney était à l’écoute. « C’est quand même la voix qui compte », dit-il dans une interview tardive, tout en expliquant comment il a été « programmé » pour devenir un cinéphile, un ciné-fils ou fils de cinéma. « Il ne faut pas oublier, dit-il, que la programmation se faisait par le son, par la voix. »

Ce qui est resté plus ou moins dans le non-dit pendant l’enfance de Daney, ce sont les faits liés à la mort de son père, qui ont été remplacés par un mythe souvent répété. En plus d’être acteur, il était également un grand voyageur ; pour le jeune Daney, il semblait même « venir d’un autre monde, d’un tel ailleurs que je me voyais passer toute ma vie seul avec un atlas, cherchant cet ailleurs pour voir s’il s’y retrouvait ! » Selon la légende, Pierre avait non seulement mis les pieds dans tous les pays du monde, mais en parlait toutes les langues avec une aisance qui frisait l’omniscience linguistique. À partir de ce mythe, Daney a hérité à la fois d’un goût pour les voyages internationaux et d’une connaissance globale et en croissance constante du soi-disant passeport linguistique. À l’ailleurs omniscient de la voix de son père, il a répondu par une œuvre dont l’ampleur et le volume sont éblouissants : le premier obstacle rencontré lors de la traduction de ses œuvres complètes a été de trouver le moyen de poser les mains dessus. Et La Maison cinéma et le monde est loin de représenter la somme totale de sa production. Il existe six autres ouvrages de critique cinématographique et télévisuelle. Il y a le livre sur le tennis. Il y a les journaux intimes.

Et puis il y a le film, Itinéraire d’un ciné-fils, dans lequel Daney exécute ce qui est essentiellement un monologue de trois heures, ne s’arrêtant que pour allumer une cigarette ou répondre aux questions occasionnelles de Régis Debray, dont la voix paraît faible en comparaison. Les questions de Debray finissent par servir davantage de marqueurs temporels que de véritables directives, vu le caractère de plus en plus associatif du monologue de Daney. Il n’en est pas moins logique, affirmé ou confiant pour autant — au contraire, sa cataracte de mots partage la rigueur de composition, l’ingéniosité critique et l’élan implacable de son écriture. Ses évaluations sont sobres, impénitents, sans émotion, et évitent l’auto-glorification, bien que son projet soit, à un certain niveau, de raconter son histoire : sa trajectoire en tant que critique des Cahiers à Libération et ensuite à Trafic, la revue qu’il a fondée un an avant sa mort du SIDA. À quelques mois de la fin de sa vie, il raconte non seulement l’histoire du cinéma, mais aussi sa propre histoire en tant que critique, écrivain, voyageur et spectateur, en disant long, traçant une carte.

Traduire La Maison cinéma et le monde était comme un long pèlerinage à travers cette carte, à la découverte de nations dont les habitats, les dialectes et les attractions étaient en perpétuel changement. Daney possédait le rare talent de pouvoir se glisser dans un registre ou d’une forme et de s’éclipser d’autres selon la circonstance et le sujet, et son écriture a continué à se métamorphoser à mesure que sa pensée et la culture elle-même continuaient de changer. La seule constante : la cinéphilie, et la notion élastique et éthérée d’un ailleurs que Daney cherchait et puis reconstituait à l’aide de l’atlas des voix du cinéma. Traduire, c’est être à l’écoute, chercher la cadence, le grain, l’influence, l’importance ; le mythe du père nous rappelle que, avant tout, Daney était à l’écoute.

Image de Serge Daney: Itinéraire d'un 'ciné-fils' (Pierre-André Boutang & Dominique Rabourdin, 1992)

ARTICLE
25.06.2025
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In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.