Cinéma, vie et solitude
Les bons films, de nos jours, viennent souvent d’une capacité de solitude, plus ou moins bien subie et assumée. Cela leur confère une tonalité propre, une rage sourde ou une musique désolée, comme une obligation de « faire avec » le peu qui leur est laissé. Car il pèse désormais une menace sur le contrat minimum qui veut qu’un film soit, malgré tout, tourné vers le dehors. Un dehors qui soit le lieu de l’autre, altérité dont le « public » n’est que la forme la plus traditionnellement désirable. Autrement dit : le principe de non-suffisance reste au cœur du cinéma, même à l’époque où les auteurs se drapent trop facilement dans l’autonomie du « Ça me suffit ». Justement, ça ne suffit jamais.
Jusqu’où un cinéaste peut-il aller dans la solitude sans perdre non seulement le public, mais le cinéma ? Je parle de cela avec J.R., vrai solitaire ayant su susciter entre lui et le monde extérieur un sas peuplé d'alliés dévoués qui filtrent les menaces. Rivette dit qu’il est probable qu’une telle solitude (comparable à celle du peintre ou du musicien) ne puisse exister que dans l’hypothèse où l’on serait tous passés au tout-numérique. D’ici là, toute solitude excessive restera un fardeau légèrement contre nature et plus d’un cinéaste continuera à gémir sur son sort. Je suis d'accord avec J.R.
Il suffit en effet de faire un pas ou deux du côté des vidéastes (ceux qui ont déjà une œuvre solide derrière eux, de Viola aux Vasulka, de Paik à La Casinière), pour être plutôt frappé par leur bonne humeur obstinée, leur indépendance gaie, leur manque de pathos. Ils ne semblent pas avoir besoin de plus de reconnaissance publique qu’un chercheur en biologie moléculaire ou qu'un technicien supérieur. Ce dont ils ont besoin, c’est plutôt de financement et de mécénat.
Où est la différence ? C'est la lumière. Tant que le cinéma reposera sur l’enregistrement lumineux des êtres et des choses, il nous donnera un monde où – on aura beau dire et faire, gigoter et ruser – personne n’aura envie de rester dans l’ombre. Pas plus les cinéastes que les acteurs, pas plus le public que les critiques. Certes, il y a une histoire de la lumière de cinéma. Parfois, c’est la froide lumière de la justice qui accuse, de la science qui met à nu ou de la lucidité morale qui dit ce qui est (« faire toute la lumière sur »). Parfois, c’est une chaleur protectrice qui tourne la tête (« être en pleine lumière »). Toujours, c’est le lieu du tropisme, de l’aimantation, du peuplement et, fût-il vache, de l'amour.
À quel moment a-t-il été historiquement possible pour un cinéaste de se (faire) plaindre de son destin de cinéaste, comme l’écrivain a pu faire état d'une angoisse devant la page blanche ? Je situerai ce moment juste après la Nouvelle Vague. Celle-ci, plutôt stoïque, a su ne pas trop se plaindre, mais ce sont (pour en rester à la France) les Eustache, Pialat, Straub, Rozier, Garrel qui ont commencé à représenter à nos yeux le cinéaste sous les traits de Job et le cinéma comme un beau tas de fumier. Par la suite, on s’est habitué aux jérémiades moitout-toutmoi de cinéastes moins importants et exagérément devenus leurs propres attachés de presse. Aujourd'hui, la lassitude a gagné tout le monde.
C’est (me souffle J.-C.B.) quand la vie est devenue pour les cinéastes une sorte de valeur suprême, de divinité en soi, qu’une certaine douleur peut traverser leur travail et transpercer leurs films. Et il cite Eustache. Réduite à elle-même, la « vie » n’est jamais en effet que le spectacle du troupeau des humains vu du point de vue de la voiture-balai qui, par caprice, les pousse un à un dans le caniveau. Ce fut la beauté de La maman et la putain, d’Adieu Philippine, de Faces, jusqu’aux récents Van Gogh ou J’entends plus la guitare, d’avoir encore su montrer la vie, c’est-à-dire, stricto sensu, la mort au travail. Mais il se pourrait bien que le moment vrai de ce constat et de cette douleur-là ait fini par tourner à la pose.
Extrait de ‘Journal de l’an présent’, Trafic n°3, été 1992. Texte extrait de La Maison cinéma et le monde, tome 4: Le moment Trafic, 1991–1992 (P.O.L. : Paris, 2015), 113–114.
Image de Van Gogh (Maurice Pialat, 1991)