Le rêve fiévreux du cinéma filmé
De toutes les épithètes caustiques déployées par Cahiers du cinéma au cours de ses nombreuses disputes critiques, peut-être la plus archétypale est celle apparue à la fin des années 70 : « cinéma filmé ». Une expression dont le sens peut être presque instinctivement deviné par le lecteur. De même que des films adaptés de pièces de théâtre de manière banale, sans prendre en compte les exigences esthétiques particulières au cinéma, sont étiquetés avec dédain comme « théâtre filmé », il existe aussi des films qui donnent cette même impression de recyclage et de manque d’originalité — mais à l’égard du cinéma lui-même.
Le terme restera à jamais associé à Serge Daney, co-rédacteur des Cahiers durant la seconde moitié des années 70, puis critique à Libération dans les années 80. Il peut donc surprendre d’apprendre qu’il a en réalité été inventé par son collègue Jean-Claude Biette qui, dans un compte rendu de Wildwechsel (1972) de Fassbinder, publié en juin 1979, opposa la fraîcheur vivifiante de l’œuvre du réalisateur allemand à ces films qui tendent « à prélever les effets des vieux films, à tenter de les reproduire, à leur donner un vernis moderne en les barbouillant d’une lumière ostentatoire. »1 Biette décrit cette vague de nouveaux « vieux films » comme un « véritable corned-beef culturel » qui a donné naissance à un nouveau genre : le cinéma filmé. Daney fut aussitôt séduit par ce terme, auquel il renda hommage dans le même numéro des Cahiers — en l’attribuant à Biette — dans un compte rendu de Amor de Perdição (1978) de Manoel de Oliveira.2
Peu avant de rejoindre Libération, Daney se mit à sonder l’état général du cinéma, pressentant déjà la métamorphose imminente du septième art au tournant des années 80. Le cinéma filmé semblait hanter la forme cinématographique. En revenant sur les années 70, Daney nota que la « machine-cinéma » commença à se dérégler.3 Les discours, de plus en plus insistants, sur une « crise » du cinéma prirent alors les accents d’« un cri plaintif et aigri, nostalgique et revanchard : qu’avons-nous fait de notre jouet ? Ne l’avons-nous pas cassé ? » Mais surtout, Daney lamente ce qu’il voit comme un « embourgeoisement » du cinéma, et l’« inadéquation des vieilles revues spécialisées (dont les Cahiers) qui ne savent plus bien comment effectuer un travail dont il semble qu’il n’y ait plus le besoin ». Coup fatal pour un critique resté fidèle à « la ligne Cahiers », l’expulsion du cinéma des films aptes à déranger ou bouleverser force Daney à admettre que « c’est le goût-Positif qui gagne ».4
Ce n’est toutefois que plus tard dans les années 80 qu’il prit pleinement la mesure des ramifications de cette mutation. Dans l’avant-propos de La rampe (1982), un recueil de textes critiques de Daney des années 70, il affirme que le cinéma moderne, né des cendres du cinéma classique à travers la confrontation du médium avec la réalité des camps de concentration, a cédé la place à un nouveau mode de scénographie cinématographique, influencé par l’emprise de la télévision. « Il est possible aujourd’hui de hasarder ceci : le cinéma ‘moderne’, son image plate et sa scénographie du regard, s’éloigne ». Ayant perdu la rencontre avec le réel qui caractérisait le cinéma moderne, l’art du cinéma n’est guère plus qu’une visite guidée du musée de la scénographie où « le cinéma a désormais le cinéma comme toile de fond ».5
Sous ces conditions, les cinéastes — y compris ceux dont l’œuvre fascinait Daney — se retrouvèrent irrémédiablement pris entre les deux maux jumeaux de l’« académisme » et du « maniérisme ». Peu en sortirent, et l’un de ceux qui semblait cristalliser le dilemme fut Francis Ford Coppola, dont The Cotton Club (1984), comédie musicale mafieuse à gros budget, fut reçu par Daney comme l’archétype du cinéma filmé. Avec ce genre de film, écrivait-il dans Libération, « on ne “capte” plus le réel, on le ripoline d’une couche supplémentaire d'effets-cinéma ».6 Mais The Cotton Club ne se réduit pas à un étouffant exercice académique qui recracherait le cinéma de jadis ; il oscille de manière plutôt séduisante entre académisme et maniérisme. Tandis que « les Américains » penchent pour le Coppola académiste, ce qui sauve le réalisateur, aux yeux de Daney, c’est la persistance d’une tendance maniériste, selon laquelle il « part des détails, quitte à se perdre en cours de route, à décourager tout le monde et à rater l'ensemble ».7 En tentant trop, les maniéristes comme Coppola « exaspèrent et déçoivent » inévitablement, mais à l’ère du cinéma filmé, ils sont au moins plus stimulants que leurs banals confrères académiques.8
Cette tendance vers le cinéma filmé paraît d’autant plus accablante dans la culture audiovisuelle contemporaine. À l’ère du streaming, le cinéma filmé s’est fondu dans l’algorithme. Les images produites par des moteurs de machine-learning reproduisent la même dynamique sur le plan ontologique, étant retraitées à partir de vastes réserves numériques de matériaux visuels préexistants. Ces derniers mois, des scandales autour de l’usage de la soi-disant « intelligence artificielle » en post-production surgirent,9 mais si l’on cherche un film qui capte vraiment l’esthétique de l’ère de l’IA, alors il vient d’une source étrangement familière. Avec son mélange parodique de styles artistiques et d’allusions historiques, Megalopolis (2024) de Coppola s’impose comme l’ultime œuvre cinématographique pour l’ère de l’intelligence artificielle. Il est vrai que le cinéaste désormais octogénaire n’y a pas eu recours pour son nouveau film, mais le rêve fiévreux qu’il nous offre évoque l’expérience de plonger à l’intérieur d’un monde généré par l’IA. Encore une fois, pourtant, le film est sauvé par le plaisir intact que prend Coppola dans l’excès maniériste. Comme dans les touches baroques de son œuvre dans les années 80, c’est la folie pure de Megalopolis — sa saturation de matériaux, sa pléthore de détails, sa surabondance de références et de citations, jusqu’à son excès d’intrigues non résolues — qui le sauve finalement du piège d’un académisme IA stérile propre au cinéma filmé des années 2020.
Dans un post-scriptum à son compte rendu de Cotton Club, Daney note ironiquement que « ce n’est peut-être pas une nécessité mais en tout cas pas un hasard » que « chaque film de Coppola soit une incitation à faire le point sur “l'état du cinéma” ».10 Quarante ans après cet article, Megalopolis confirme l’intuition de Daney avec une grandiloquence tout à fait appropriée.
- 1Jean-Claude Biette, « Gibier de passage (R.W. Fassbinder) », Cahiers du cinéma, no 301 (juin 1979), pp. 50–51.
- 2Serge Daney, « Manoel de Oliveira et Amour de perdition », Cahiers du cinéma, no 301 (juin 1979), p. 71.
- 3Serge Daney, « Les films marquants de la décennie (1970–1980) », Cahiers du cinéma, no 308 (février 1980), p. 45.
- 4Ibid., p. 46.
- 5Serge Daney, « La rampe (bis) », La Rampe: Cahier critique 1970–1982 (Cahiers du cinéma, 1983), pp. 211–212.
- 6Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, tome 2 : Les années Libé, 1981–1985 (P.O.L., 2002), p. 252. Initialement paru sous le titre « Le chant du coton (Cotton Club) », Libération, 3 janvier 1985. Daney attribue cela au statut de Coppola en tant que membre de la génération du « Nouvel Hollywood », qui, ayant appris leur métier dans des universités comme UCLA, sont particulièrement enclins à « relire » les films qu’ils ont aimés plutôt qu’à les revoir.
- 7Ibid., p. 255.
- 8Selon Daney, le summum de l’académisme dans le cinéma des années 80 est l’adaptation pesante de 1984 de George Orwell par Michael Radford, réalisée la même année. Voir : Serge Daney, Ciné journal vol. II : 1983–1986 (Cahiers du Cinéma, 1986), pp. 177–181. Initialement paru sous le titre « 1984 (Michael Radford) », Libération, 15 novembre, 1984. Étant donné le mépris de longue date des Cahiers pour le cinéma anglais, le fait que ce film soit une production britannique était loin d’une coïncidence.
- 9Voir, par exèmple, la controverse autour de l’utilisation de l’IA pour modifier les dialogues hongrois des acteurs Adrien Brody et Felicity Jones dans The Brutalist, comme l’explique cet article du Guardian.
- 10Daney, La Maison cinéma, tome 2, p. 256.
Image de Megalopolis (Francis Ford Coppola, 2024)