← Part of the Collection: Chantal Akerman

En vadrouille avec Chantal

Partie 1

Ces fragments sont extraits de Een tafel voor een [Une table pour une personne seule], ouvrage publié en 1990 en néerlandais aux Éditions Sun (Nimègue).

(1) Model Shop (Jacques Demy, 1969)

Villa Alésia, Paris, début des années 1970

[…] Le dimanche, quand toute l’humanité commence à se demander pourquoi ce jour a été inventé, je m’exclama en début d’après-midi : « Et si j’allais chercher des pâtisseries ? » Sur ce, l’ennui silencieux et profond éclata : et on passa commande. Chantal et Emile attendaient apparemment ce moment, ils approuvèrent et commandèrent aussitôt : « Pour moi un javanais et une religieuse », « Et pour moi une nougatine et un exquis… Mais un exquis de Delaunay », précisa Chantal. « Mais » je bafouillai, un peu pour la forme, « Delaunay n’est pas tout près. En bas du boulevard Leclerc, et il pleut si fort. Pourquoi ne pas aller chez Lheureux, les pâtisseries y sont bonnes aussi. » « Oui, mais les exquis de Delaunay sont tellement meilleurs que ceux de Lheureux. Si tu proposes d’aller chercher des petits gâteaux, va chez Delaunay. Entretemps, je prépare du café », dit-elle, sautant de sa sieste paresseuse. Emile, lui, ne voulait pas m’accompagner : il pleuvait trop fort. Je sortis donc seul, en descendant le boulevard Leclerc jusqu’à Delaunay, où toutes les pâtisseries étaient bien meilleures, à l'exception des babas au rhum, qui étaient apparemment meilleurs chez Chormont, situé au carrefour. Je n’en raffolais pas, ni Emile. Heureusement que Chantal était plus d’humeur à préférer un petit exquis.

Oberhausen, début des années 1970

Elle marche toujours à côté des passages cloutés. Ce n’est permis nulle part, mais en Allemagne, cela relève du crime. J’essaie de le lui faire comprendre. Elle ne répond pas. Je vois bien qu’elle pense : mais je ne suis pas allemande. Je suis une jeune fille juive issue d’une famille petite-bourgeoise bruxelloise. Pourquoi je m’interdirais de marcher à côté des passages cloutés, ici à Oberhausen, quand je le fais à Bruxelles, New York ou Paris ?

De nous trois, elle était la seule à qui il restait un peu d’argent. De l’argent belge. Elle alla le changer dans une banque allemande. Nous l’attendions dehors. Au bout d’un moment, elle sortit en criant – nous craignîmes qu’il ne se soit passé quelque chose de grave – puis elle s’approcha de nous et hors d’haleine elle nous confia : « Ils ont pris mes francs belges pour des francs français. Et je n’ai rien dit ! »

Nous étions donc, soudain, à nouveau riches et dans une pâtisserie (‘konditorei’) qui rendait hommage aux années cinquante, avec un service et des clients de la même époque, pour manger des pâtisseries. Roses, vertes, blanches et brunes. Mit Sahne ? Oui, avec de la crème Chantilly.

Puis nous allâmes manger, tous les jours suivants, du poulet grillé (aux hormones) au Wienerwald. Nous sentions la graisse de friture. Nous nous aimions, nous étions amoureux l’un de l’autre, mais jamais en même temps, et jamais dans le même sens, le sens voulu. Les sentiments n’étaient pas confus (gemischte Gefühle), mais indéfinis et multiples. Les affinités n’étaient pas choisies, mais jaillissaient les unes des autres.

Un cliché, une image. Un portrait de groupe : clic. Nous étions heureux, nous étions un peu malheureux. Nous étions heureux, nous étions tristes. Tchekhov ! Clic.

J’essayais de lui faire comprendre un peu l’Allemagne. On s’égarait et, de nouveau, nous parlions de nos mères.

Et oui : cette Allemagne avec son ordre apparent et son chaos intérieur. Difficile à saisir, difficile à expliquer… Un peu comme l’indécision des sentiments amoureux, non ? Le désordre des émotions et à côté : l’ordre des corps, l’inaccessibilité des corps, si proches et si tangibles.

« Et partout ce vent couché », comme le dit Heine. Ces années cinquante révolues, bien que toujours si présentes ici. « Cela me rappelle la tristesse de mon enfance », dit-elle, « dans notre petit appartement – l’odeur sombre et moisie de la chaussée de Gand. Là aussi, ça sentait les années cinquante. »
Fascination d’un souvenir... même douloureux, ou seulement « triste » ? Se sentir proche de ce « no man’s land » qu’est la Ruhr Gebiet ?

Elle aimait ce dialogue du film Muriel ou le temps d’un retour. Un inconnu dans une nouvelle ville demande : « Pourriez-vous me dire, madame, où est le centre ? » Elle répond : « Mais vous y êtes, monsieur ! »
Est-on déjà là ? Ou ailleurs ? Y arriverions-nous un jour ? Les repères sont dissolus, les lieux fragmentés. Des débris.

Revenons vite à Paris : le lieu de la (bonne) fiction.
 
« Et toujours la lune allemande brille, aussi douce et patiente, comme au temps où Werther et Charlotte s’aimaient, tendre souvenir. »

Los Angeles, fin des années 1970

L’adresse semblait prometteuse : Laguna Drive, Beverley Hills.
Oui, en effet : Los Angeles!

Les palmiers ne manquaient pas. Ils étaient du genre dégingandé et rachitiques à souhait. (Pourquoi s’imagine-t-on toujours que les palmiers sont des arbres luxuriants et exotiques ? Il n’y a que dans les night-clubs des films hollywoodiens que les palmiers sont vraiment tropicaux. Je comprends qu’après avoir erré pendant quarante ans dans le désert, la vue d’un palmier puisse donner l’impression d’être un arbre paradisiaque, mais nous ne venions pas du désert, nous venions d’Europe. De Paris, et de l’avenue Montparnasse. Là où fleurissent les marronniers et les platanes.)

La villa appartenait à un couple d’amis qui s’était donné comme tâche d’introduire Chantal dans le monde du cinéma hollywoodien. C’était le genre de bungalow qu’on trouve dans un film noir. Pas très grand, sans caractère particulier ; précédé pareillement à toutes les autres habitations de la rue, d’une petite pelouse, flanquée des inévitables palmiers. Comme ses bungalows voisins, il était d’allure plutôt modeste. J’avais cependant le pressentiment que cette modestie n’était là que pour cacher un grand luxe – et surtout la piscine — qui devait se trouver à l’arrière.

« C’est un peu comme Knokke-le-Zoute, non ? », disait Chantal, qui n’avait pas un très bon souvenir de ses vacances d’enfance passées à la côte belge.

Le living-room était sombre et inaccueillant. Chantal devait y occuper le divan. La chambre d’amis nous étant réservée, à Léon et à moi.  La chambre en question n’était en fait qu’un tout petit cagibi, bien sombre lui aussi car les volets étaient fermés. Mais il se trouvait à l’arrière de la maison, là où une vue splendide allait nous faire découvrir la piscine à l’eau éternellement bleue à la Hockney.

Dès que les bagages furent déposés, et la porte refermée, je me hâtai d’ouvrir bien grand la fenêtre … qui ne donnait ni sur une piscine, ni sur un jardin ou un patio, même pas sur une terrasse, mais sur un mur aveugle aux briques rouges, éloigné d’à peine un mètre ou deux de notre fenêtre. Des poubelles y étaient entassées. Les volets furent vite refermés.

D’emblée c’était clair. Tout ici n’était que façade, décor, ou comme l’aurait dit Wagner : effet sans cause. Bref : l’art du trompe-l’œil. Ce qui était peut-être encore le plus authentique dans cette ville qui n’en était pas une, était le quartier chinois, China Town.

[…]

Le couple accueillant et cordial se donnait bien du mal pour pratiquer cette verrue fondamentale américaine. Elle parce qu’elle était française et n’avait donc pas été élevée selon ces principes de convivialité débonnaire (elle était la correspondante du Monde à Hollywood) ;  lui parce qu’il n’était qu’un américain de la seconde génération en n’avait donc pas encore eu beaucoup de loisir pour pratiquer cette vertu. En plus il était avocat. (Hollywood est peuplé pour un quart par des avocats, un autre quart pratique le métier d’agent, un dernier celui de comédien. Le reste est palmier).

Nos guides faisaient donc un effort particulier pour se montrer cordiaux. Ils organisaient de petites réceptions, des rencontres amicales et informelles.
C’était curieux. On vous écoutait avec une attention toute particulière. On buvait vos paroles. Cela ne durait jamais fort longtemps. Dès qu’une personne plus importante ou plus célèbre, – ou qui semblait bien pouvoir l’être, ou le serait certainement le lendemain –, faisait son entrée, l’attention fléchissait ; le regard de votre interlocuteur attentif devenait inquiet, se fixait sur un ailleurs, puis, tout à coup on se retrouvait seul. Entretemps, un petit cercle s’était formé autour du nouveau venu, qui était vraisemblablement en possession d’une étoile supplémentaire et valait le détour.

Chantal n’appréciait pas beaucoup ce comportement. J’essayais de lui faire comprendre que cela pouvait se comparer à ce qu’en sociologie on appelle la mobilité sociale. Il n’y avait pas lieu de s’en formaliser puisque le même rituel était déjà en train de se jouer autour de nouveau venu ; en bloc, les invités se groupaient maintenant autour d’un invité encore plus intéressant que le précédent … dont on se débarrassait bien vite en vous le jetant dans les bras. D’ailleurs la chorégraphie était à nouveau en train de se déplacer ; car voilà qu’arrivait un certain Jerry qui, disait-on, venait de signer un contrat avec Orion ! Et comme tout le monde était bien curieux de savoir comment on s’y prenait pour – effectivement – signer un contrat avec Orion, on se pressait autour de lui.

« Peut-être devrais-je aller chez le dentiste », me dit Chantal.
« Pourquoi ? Tu as mal aux dents ? »
« Non, mais je constate que les gens qu’on écoute vraiment ont les plus belles dentures. »

Les faux pas étaient fréquents ; le désastre imminent. Chantal qui sur l’ancien continent avait l’art de faire passer sans trop de difficultés son penchant plutôt asocial pour de charmantes gamineries, se plaignait que toute conversation ne semblait vouloir aboutir qu’à une seule chose : découvrir l’ampleur du compte en banque. Ou mieux : combien de parts de réputation l’on possédait. Car la valeur était déterminée non pas par l’argent – Hollywood n’est pas Wall Street – mais par le nombre et surtout l’importance des contacts ; les valeurs en hausse sur le marché de la gloire cachées dans son portefeuille.

« Tu connais une des Rothschild, non ? », lui dis-je. « C’est le moment de le faire savoir. »

Il s’avérait hélas que c’était une Rotschild totalement dévaluée (une petite-nièce déshéritée et désargentée).
[…]

Après quelques jours, nous étions d’un mal dont auparavant nous n’avions jamais souffert. Un genre de mal du pays qui nous faisait rechercher avec hystérie des endroits qui nous rappelaient un peu le continent délaissé... Le drugstore en face du Château Marmont ne ressemblait-il pas à une brasserie parisienne ? Le self-service yiddish à un restaurant bien de chez nous ? Non certes ; mais dans la cité de l’illusion, il est bon de s'agripper aux restes de l’imagination.

Une indescriptible tristesse s’empara de nous. Un sentiment qui ressemble à celui que se laisse voir quand une fissure apparaît dans le grand amour. On ne sait pas pourquoi, ni d'où cela provient, mais c'est comme si le bonheur tourne au rance, et commence à prendre la saveur de la tristesse.

Une odeur de deuil s'infiltre alors lentement, et rien ne peut la chasser. C'est contagieux ; l’annonce des désaccords et de crevasses plus grandes, qui soudain apparaissent alors qu’on était en train ailleurs de calfeutrer de plus petites fissures. Rien ne va plus.

Et puis vous voilà en exil à Hollywood, au bord d’une piscine, à l’ombre d’un palmier. Comme le blue du ciel vous déprime ! On baisse les yeux : c’est le précipice. En exil de soi.

Image (1) de Model Shop (Jacques Demy, 1969)

Image (2) Rue Capitaine Crespel, fin des années 1960. Photo: Chantal Akerman.

ARTICLE
25.09.2024
NL FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.