L’œil au-dessus du puits
L’œil par-dessus le puits fait la synthèse entre les deux sortes de films que Johan van der Keuken avait réalisés jusqu’alors : des documentaires et des films de fiction expérimentale. Le cinéaste avait souffert du fait que seul le côté documentaire de son travail soit apprécié. Son désir était de voir réunis les deux versants de son œuvre comme les deux ailes d’un oiseau.
L’œil par-dessus le puits lui fournit une telle occasion. Depuis longtemps, le cinéaste nourrissait le projet d’aller filmer en Inde, mais il craignait de se laisser engloutir par cette gigantesque marée humaine. Il souhaitait également ne pas centrer son film sur le problème de la pauvreté, mais n’aborder celui-ci que comme l’une des composantes de la société indienne. C’est ce qui détermina le choix de la région de Kérala dans le Sud qui est l’état le plus alphabétisé et le plus politisé de l’Inde.
L’œil par-dessus le puits cherche à traduire de la façon la plus juste, par les moyens propres au cinéma, cette culture formalisée, notamment par le système des castes, où l’équilibre entre la vie sociale et la vie intérieure apparaît comme parfait.
Le cinéaste place son récit sous le signe d’un conte qui évoque la condition précaire de l’homme, les dangers qui de partout menacent de l’anéantir, sans pourtant l’empêcher de goûter au miel de l’existence.
La danse, les arts martiaux et le théâtre constituent autant de noyaux dramatiques autour desquels gravite le film. L’importance de la mise en scène a été soulignée par Johan van der Keuken tout autant que la place laissée à l’improvisation. On pourrait parler de la simulation d’un film de fiction mais où les gens mettent en scène leur propre vie, sous le regard de la caméra.
L’apprentissage de la danse et du théâtre exige un contrôle absolu sur le corps, les gestes et les expressions du visage dont le masque apparaît comme la condensation. « Bouge tes sourcils, garde tes mains immobiles, bouge ton cou, montre ta fierté, comme un éléphant, dans l’eau » commande le maître de danse. La caméra obéit avec la plus rigoureuse précision à chacune de ces injonctions. Sa mobilité à saisir chaque expression sert l’équilibre global de chaque plan d’ensemble. L’impression qui en ressort est celle d’un équilibre vertigineux, d’un calme tourbillon. La beauté naît de la rencontre des disciplines –la danse et le cinéma- si parfaitement maîtrisées qu’elles rejoignent une absolue spontanéité.
L’expérience indienne enrichit l’art du portrait tel que le pratiqua Johan van der Keuken dans la plupart de ses films et que l’on retrouve avec Face Value en 1991.
Il éclaire les visages d’une intériorité qui déborde la présence individuelle et touche à la spiritualité collective.
La structure circulaire du film est soulignée par l’accompagnement, de village en village, d’un petit prêteur de campagne. Les scènes dialoguées évoquent de façon colorée la circulation de l’argent et la vie économique de la région. D’autres trajectoires fonctionnent de la même manière (le va-et-vient à vélo du projectionniste) et tressent un réseau entre les différents lieux.
Il y a enfin un long travelling réalisé à partir d’un bateau, comparable à celui réalisé par le cinéaste sur le mode expérimental dans Le temps. Avec l’énorme différence qu’il s’agit ici d’une prise directe et non préparée, où le décor et les personnages qui l’animent surgissent à l’improviste, avec un effet de totale surprise. On y retrouve l’absolue nécessité, sans cesse réaffirmée par le cinéaste, de filmer comme s’il s’agissait à chaque fois de la première fois.
L’œil par-dessus le puits atteint un point d’équilibre parfait. La beauté du film répond à celle du monde et de la vie. Elle culmine en un sentiment de jubilation par le portrait d’un chanteur dont la voix gronde et s’apaise, portée par un souffle puissant, dans d’infinies modulations.
Ce texte est également disponible sur le site web de Serge Meurant.