Sur « La vérité 24 fois par seconde »
L’idée de « la Vérité 24 fois par seconde » n’est pas juste. L’accélération qui a lieu dans le procédé mécanique crée un fossé entre la « fonction » de répétition mécanique et la forme sous laquelle elle apparaît, celle d’un courant continu, qui ne se manifeste que sous la forme d’une perception du temps purement subjective. La fragmentation telle qu’elle apparaît dans l’idée contemporaine du montage, ne constitue pas une conséquence d’une fragmentation intérieure de la mécanique du film, mais ne correspond souvent qu’aux mouvements tâtonnants du conscient, l’allée et venue entre les différents niveaux de la réalité. De la même façon que l’on peut toucher les coins, les trous, les creux et les bosses d'un espace donné, la relation des fragments-temps dans le film correspond aux creux et aux bosses dans l’expérience-temps qui sont formés par différents états du conscient.
Alors que le montage « cubiste » d’Eisenstein créait dans le temps un équivalent d’une position libre dans un espace donné, dans le montage actuel nous nous trouvons libres dans un espace qui ne connaît plus de limites. L’élément dialectique réside dans le fait que le montage se voit sans cesse anéanti par sa propre disparition : une avalanche amorphe d’impressions dans laquelle les formes titubent. Ces formes représentent, pour ainsi dire, notre sentiment de responsabilité, de choix, d’orientation. Ce sont de minuscules signes de solidarité quotidienne dans le courant des perceptions.
Le film est un médium si vorace que l’on doit renoncer à toute catégorisation schématique dans l’espace et dans le temps. C’est la liberté et l’incertitude qui nous sont échues depuis le cubisme. (Et cela alors que la majorité des films – aussi des films modernes – se trouve dans un stade d’évolution d’avant le cubisme, comme l’impressionnisme, ou sur une voie de garage de l’art moderne comme ce fut le cas pour le réalisme magique).
Tout peut servir pour faire du film un espace. Il ne s’agit pas de la représentation d’une réalité en trois dimensions, mais plutôt de la création d’un espace indépendant justement au moyen des « éléments-temps » dans le film. Toute la syntaxe des positions de prise de vue et des mouvements, que l’on n’avait jamais espérée, a été brisée en même temps que l’idée d’un espace uniforme, ou d’une idée centrale ou, si l’on va plus loin, d’une fragmentation mécanique qui se place en regard de la donnée centrale.
En dépit de ce qui nous a été enseigné, la coupe nette peut introduire un élément de faiblesse, mais surtout elle peut servir comme horizontale ou verticale pour délimiter un champ de bataille ou une aire de jeu éphémère dans l’espace de notre film. De cette totalité d’espaces vierges et de formes vacillantes se dégage, une fois que le film s’est déroulé devant nous, une forme définitive. Cette forme définitive, de dimensions maniables, le spectateur peut l’empaqueter et l’emporter dans sa tête. C’est une chose. Mais cette chose bouge aussi, elle est à la fois fragile et expansive, et peut s’égarer dans l’espace de la tête. Mais aussi longtemps qu’elle y reste sous surveillance, on peut à tout moment voir au travail les tensions qui régissent la réalité ou, pour qui le veut, l’univers.
L’équilibre dynamique d’une composition est un contrôle permanent de tensions, de violence et de l’agression émanant de la réalité. En ce sens, une situation idéale. Le caractère d’actualité, le « niveau-surface » du conscient, consiste à ne jamais oublier la violence incontrôlée et son antipode, la faiblesse incontrôlée. Si le but d’une œuvre d’art est de détruire les formes faibles et de créer un équilibre de formes fortes, les faiblesses, stagnations et violences fracassantes doivent aussi entrer dans la composition. C’est choisir un point de départ dans la réalité « de tous les jours », réalité qui s’oppose en fait vigoureusement à toute composition. Le film possède ainsi deux niveaux : d’une part l’échange perpétuel de formes fortes en équilibre dynamique qui expose une vision générale progressiste du monde. D’autre part une succession de moments de stagnation et de violence non résolues, le destin individuel qui ne peut pas (encore) être influencé par des formes fortes et qui, la plupart du temps, génère le courant plutôt anecdotique dans le film. Mais dans le processus du film, les deux niveaux doivent se fondre en une forme définitive dans laquelle plus aucune différence hiérarchique n’existe entre les éléments qui la composent.
C’est pourquoi un texte ou une anecdote peuvent également devenir un élément spatial. Le « travail » instinctif de la composition d’un film est effectivement la dépense d’énergie causée par l’allée et venue de l’information et sa mise en forme. Le film lui-même n’est que le véhicule de cette information : non pas un produit, mais une matière qui possède certaines caractéristiques que l’on peut opposer les unes aux autres. D’où l’idée d’une structure dynamique en opposition à l’idée de produit fini.
Ce texte a été initialement écrit en 1967 et publié pour la première fois dans : Johan van der Keuken, Zien kijken filmen (Amsterdam : Van Gennep, 1980). Cette traduction est parue à l'origine dans Johan van der Keuken. Voyage à travers les tours d’une spirale, dans Les Dossiers de la Cinématheque, numéro 16 (Montréal : Cinémathèque Québécoise, 1986).
Images de Een film voor Lucebert (Johan van der Keuken, 1967)