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Partout où l’on joue, ils doivent danser

En jazz, il ‘agissait de forger son propre son, de trouver un moyen d’être different de tous les autres, et de ne jamais jouer deux soirs de suite la meme chose.1

Dans Présent inachevé, son ultime film, Johan van der Keuken montre fugitivement un saxophone. L’instrument ne joue pas, ne profère aucun son. Il est affirmé pour sa forme, dans sa matérialité d’objet.      
Ces neuf minutes posthumes sont le début d’un film dont il ne nous reste, laisse sur la table de montage, que le premier élan mystérieux. Que serait devenu le saxo dans le film ? Nous ne le saurons jamais.2 L’instrument reste littéralement en plan, embryonnaire, à peine une image. Car, chez Keuken, les images sont aussi des notes : elles doivent être harmonisées ou s’entrechoquer avec les autres éléments, « lutter ou s’attendrir » avec les sons, bref pouvoir être jouées, interprétées dans une durée, pour vraiment exister.

De la musicalité

Isoler un élément chez Keuken, ici la musique, pose toujours difficulté, tant l’œuvre est dialectique et sérielle, faite d’éléments qui s’imbriquent ou s’opposent. Mais commençons par distinguer la musique entendue dans les films de la « musicalité » des films. La musique ne vient pas seulement des morceaux joués, mais est toujours là, comme un bain qui imprègne tout, une pulsation permanente qui plane chez ce cinéaste qui a le souci constant de la rythmique : temps fort/temps faible, tension/détente, plein/vide, et finalement harmonie générale, tout concourt à donner l’impression d’accéder à la structure vibrante des choses, de pouvoir embrasser les grands courants mélodiques qui nous entourent. On sort de la salle avec la sensation d’avoir été « en entente » avec le monde ou d’avoir plongé ou cœur de sa cacophonie.      
Cette musicalité est peut-être sa marque d’auteur la plus originale et la plus discrète, l’un des constituants essentiels de son langage, la respiration ou même l’inspiration de son écriture. Ainsi le projet La jungle plate naîtra d’une intuition qui van déterminer l’ensemble, du filmage au montage, jusqu’à la conception musicale du film :

L’idée génératrice du film, c’est l’horizon qui tourne en rond tout le temps, avec un rythme, une pulsation très rapide, qui est contradictoire à cette horizontale.3

Cette façon de donner une place privilégiée à l'écoute - et à notre écoute - nous emmène vers des perceptions aiguës, entre transe et hyperconscience, jusqu'à la perte de repères. Aussi voir un Keuken, c’est davantage qu'être spectateur d’un film : c'est assister à un concert (expérimental), participer à un spectacle d'images visuelles et sonores, où le caméraman-instrumentiste nous appelle à une relation intense avec lui et le monde.

« Irréductible »

La musique jouée circule partout, sans être contenue nulle part, se refusant à être « couchée » sur une bande-son, confinée comme « musique de film ». Elle intervient librement, avant ou après l'image, se place devant ou derrière l'écran. Elle peut devenir discrète ou proférer un commentaire, être jouée en direct ou seulement entendue, être brouillée, déplacée, recouverte, discrète ou magnifiée.      
Keuken ne situe jamais cinéma et musique comme deux champs séparés. La musique n’est pas conçue comme un flux externe. Elle est en lui et insuffle son cinéma, la musique est dans le cinéma, et le cinéma fabrique une musique. La musique est pour Keuken immense, sans limite. Il la définit comme « une force irréductible ».      
Le chef d’orchestre népalais de Cuivres débridés dit :

Pour moi, la musique est comme un océan. […] Si on prend un peu d’eau à l’océan, il ne le remarque même pas. Et si on y verse un peu d’eau, ça ne change rien pour lui non plus.

Au fond, elle n’est pas filmable, au sens de clôturable dans un cadre, un plan ou même une séquence. Elle déborde toujours ou n’est saisissable qu’en fragment. Dans Amsterdam Global Village, placé au milieu des violons, le cinéaste se fond dans l’orchestre du Concertgebouw, pour laisser flotter sa caméra sur les vagues de La mer, réagir aux moindres vibrations de Debussy. Il est dedans/dehors, il est la musique et le musicien, il vit et résonne simultanément.     
La musique peut être filmée de/en dehors (par exemple, dans l’improvisation finale du chanteur indien de L’œil au-dessus du puits, vue à travers une fenêtre) ou complètement de l’intérieur (comme dans la longue scène de transe vaudou de Cuivres débridés). Jusqu’au brouillage de toute frontière, dans le même film, où un instrument (le bombardon) devient lui-même un œil, un regard qui brame, une bouche énorme qui avale le paysage en soupirant.     
Alternativement, on reçoit la musique comme élément extérieur (musique entendue, composante du réel) ou elle nous est proposée comme outil de structuration intérieure (modes de penser, d’articuler, de sentir). Les films autour de la musique (de Big Ben à On Animal Locomotion) regorgent d’audaces qui s’appuient et empruntent à toutes les déstructurations sonores (du free-jazz à la techno en passant par le rock, le sériel et le contemporain) pour secouer le regard sur le son, pour changer notre œil en retravaillant nos oreilles.

Resituer le son

Sa réflexion sur le son repose sur une constatation simple, celle des conditions objectives de notre perception dans une salle : 

l’image, c’est l’écran, c’est une projection sur une surface plane, tandis que la musique est dans l’espace du spectateur.4

Opérant sur des données technico-physiques, van der Keuken va, par le jeu de son cinéma, faire éclater ou affirmer cette platitude, modeler et remoduler les matières sonores. Il est une des cinéastes « sculpteurs », pour qui le point d’ancrage du sens (et des sons) ne se situe pas sur le ruban linéaire d’une histoire ni dans le champs/contrechamps des dialogues, mais dans la mise en forme des matériaux visuels et sonores, travaillés comme des terres glaises.5 Cette préoccupation est telle qu’à chaque projection où il est présent, il règle lui-même le niveau du son, pour que le film prenne place dans l’espace de cette salle-là. Pour ce film-là.     
Cette double articulation – données physiques et mouvement autour – se retrouve dans sa manière d’appréhender le réel : reconstruction en espace et y englober, par le mouvement, les gens et les choses. Cela implique une dialectique du jeu, par le mouvement, les gens et les choses. Cela implique une dialectique du jeu, par le mouvement et en liberté, de la structure et de l’improvisation, du hasard et de la reconstruction. Vont alors les axes autour desquels il se met en mouvement et met en mouvement un cinéma totalement nouveau, parce que chaque espace et chaque projection et pour chaque film tout le processus : du chaos à la totalité, du cadre au non-sens, de la particule à l’espace et au tout.     
Keuken utilise pleinement les pouvoirs de captation et d’envoûtement du son, ce qui renvoie à des cérémonies très anciennes (transe, magie, rituels archaïques). Il utilise aussi les gestes modernes et même postmodernes : pratique de l’improvisation, mise en jeu de son corps dans la performance, expérience limite jusqu’à la distorsion. « Partout où l’on joue, ils doivent danser », dit le surinamien dans Tempêtes d’images. Les films de Keuken se regardent en marquant le tempo. Ils nous pénètrent alors, nous possèdent, nous font bouger, corps et esprit.

Avant, pendant, après le silence

Avant la mélodie et le plan installé, il y a place pour l’ajustement, l’hésitation, le tâtonnement. Le cameraman respire, prend son souffle, cherche la note juste, avant de se lancer. C’est une préparation intense à l’écoute, une attente, un prélude. Ce cinéma du corps ne disparaît pas derrière une mécanique huilée, il laisse paraître ses vibrations. La première « musique » enregistrée est celle des émotions brutes face au réel : chocs et répulsions, vague à l’âme et battements de cœur.

La « musique » des images et celle du son se concoctent alors à chaud, mais avec sang-froid : sentiment très fort de l’être-là, jubilation de vivre l’enregistrement du présent, suspens de l’immédiat. Le direct crée l’intensité, celle d’un regard vif et d’une oreille grande ouverte. On plonge dans les « musiques » de la vie que le travail d’enregistrement (optique et microphonique) va dégager de leur confusion. D’où l’importance du travail à deux et le rôle essentiel joué par Nosh van der Lely, la femme du cinéaste, à la prise de son, pour donner au brouhaha une première forme, une organisation harmonieuse, pour définir déjà une proposition musicale.

Keuken donne toute son importance au silence. Son premier film personnel s’intitule d’ailleurs Un moment de silence (1960). Et lorsqu’il veut exprimer l’indicible, par exemple le souvenir de la Shoah (dans Face Value), il utilise un violent contraste (intensité sonore/silence) filmant le cimetière de Prague sans un bruit après le tapage vulgaire d’un meeting du Front National.    
Quand il n’y a pas de mouvement visible, il y a celui du temps. Les plans fixes, vidés, se mettent en route parce qu’ils durent. Par l’usage du leitmotiv, de la variation, de la reprise, du développement, le plan devient une note pleine de potentialité. La séquence est un arrangement possible, le film une composition ouverte, perçue différemment à chaque projection. En se démarquant radicalement des structures littéraires (récit linéaire, progression dramatique d’une histoire), en instaurant une poétique cinématographique, les films de Keuken se développent et doivent être accueillis comme des pièces, plastiques et musicales, dans la surprise de leur nouvelle réception, parfois dans l’énigme de leur flottement de sens, dans l’étrangeté de l’indicible.

L’autre instrument pour parvenir au swing     

Qui a vécu l’expérience du regard de Keuken à la table de montage (où tout son être vivait les plans et leurs rapports) sait l’importance qu’il donnait à la pulsation. Chaque plan est observé dans ses infimes trépidations ou écouté dans sa respiration propre, comme un être aimé dont on retient chaque détail, comme un objet délicat qu’il faut apprivoiser. Il expérimentait alors chaque mouvement, chaque battement, chaque couleur, chaque forme, pour que le fragment entre avec justesse dans la composition.     
D’abord, Keuken éprouve les plans en les tournant, puis leur redonne une nouvelle vie en leur insufflant d’autres possibles. Ce qui lui permet de donner cette nouvelle structuration, c’est évidemment un patient travail d’organisation, signifiant et rythmique. Sons et images, sens et signes en se répondent ou se heurtent, flottent dans des relations d’une grande disponibilité. Keuken a travaillé continuellement sur des figures – ajustement, frottement, transition, décalage, heurts – pour en faire les outils d’un cinéma neuf et inventif. Ils lui permettent d’organiser des relations riches où ni le son, ni l’image, ne sont plus systématiquement dépendants, mais libres, prêts à toutes les variations, dans un jeu de combinaisons multiples.     
Cela produit un effet des plus subtils, par exemple dans On Animal Locomotion : la cadence ternaire des images est juxtaposée au rythme à quatre temps joué par la contrebasse, créant une dissociation entre visuel et auditif. On ressent alors physiquement, dans cette séquence précise du siège d’un téléphérique, un vertige, une impression de déséquilibre dans l’équilibre, reconstitution de l’effet physique d’être suspendu à un fil qui se balance.6      
Toute cette complexité rythmique ne peut venir évidemment du seul tournage. Comme l’explique van der Keuken lui-même,

mon cinéma tire de tous les côtés. Parfois le rythme est imposé par les mouvements que tu as faits à la caméra et tu ne peux pas, au montage, le rythmer autrement. Mais parfois le rythme très rapide est fait pour agresser l’image. Si l’image est complaisante, je me dis, je vais couper, hacher ça en morceaux. Et parfois d’autres choses qui ont une respiration personnelle et libre, il faut très naturellement que tu le laisses.7

Quant au tempo, il n’est pas marqué de manière conventionnelle, le temps fort ne tombant pas impérativement à la coupe image. Dans Tempêtes d’images, « les gens qui dansent, ce n’est jamais coupé exactement au temps [il claque du doigt], mais entre deux  ».8 Un léger déplacement de la coupe va lui permettre de donner une dynamique comparable à celle qu’obtient le musicien de jazz par le swing :

Ces plans ne sont pas rythmés comme on voit habituellement dans un programme de jeunes, où la coupe est exactement sur le deuxième et le quatrième temps (oumda! Puma! Changement de plan!). Mais, pour nous, il s’agit d’être juste devant ou juste derrière, parce que c’est là le swing. Par exemple, les grands musiciens, les grands improvisateurs de jazz jouent en retard sur le rythme. Si tu entends Miles Davis ou Lester Young, c’est toujours un peu paresseux, par rapport au rythme. C’est-à-dire: on attend, et puis on remplit le trou.9

Parfois, le cinéaste va procéder à une construction rompant avec les règles du genre. Dans le portrait Big Ben, Keuken montre combien Ben Webster, maître du jazz, est volumineux, lourd, lent dans ses déplacements et en même temps fluide dans son jeu, léger, élégant. Et il crée ce contraste par une fragmentation audacieuse, qui déçoit le spectateur à la première vision (des débuts et des fins de concert, des scènes sans apparente continuité), mais qui recompose les conflits internes du jazzman : génie et souffrance, rétention et puis envolée soudaine.     
La table de montage est donc l’endroit où Keuken analyse, puis distribue les matériaux, où il reconstruit, en compositeur, cette structure complexe, cette musique originale, différente pour chaque film, et distincte des autres films. Ce cinéma est déconcertant, parce qu’il dérange nos habitudes de perception, en prenant le contre-pied de nos attentes dans le « placement » et le « rôle » de la musique. Mais ce qui est toujours demandé au spectateur, c’est qu’il s’investisse totalement, avec le cinéaste, dans la constitution rythmique du film, au-delà de toute limite raisonnable. Lorsqu’en hommage à son ami Lucebert disparu, Keuken fera « revivre » l’atelier du peintre, il composera un moment proprement hallucinant où valsent ombres et tableaux, où se recouvrent musiques et craquements. Si la caméra prolonge le corps, la table de montage, on le découvre alors, est le lieu où l’on fait communiquer les esprits.

Sur le champ et vers le chant

Dans ce travail sur deux bandes, bande-son et bande-image, tantôt mêlées, tantôt distinctes, la recherche de leur rapport et de leur autonomie se fait en les maniant comme des « couches ». Terme essentiel, qui permet d’indiquer comment elles se croisent ou se heurtent. Dans ses conversations avec Breuker, le cinéaste propose : « là, tu pourrais faire une couche sombre, et là une couche dans l’aigu ». La couche est ce lieu intermédiaire et fluctuant où se joue ce cinéma « d’ordre structural » : « ce qui est passionnant, ce sont toutes les transitions entre le musical et le pictural ». Avec lui, les univers se croisent au point qu’ils échangent leurs attributs :

Pour moi, la vraie peinture est dans le son, parce qu’il n’est pas cadre. On peut faire des coups de brosses très larges, et puis des pointes, ce n’est pas le cadre qui prime.

Cette déclaration, souvent répétée tel un manifeste, indique comment Keuken rend chaque lieu de perception à la fois autonome et interchangeable. Il organise une continuelle circulation entre eux, pour obtenir une palette de sensations nouvelles et surprenantes. Les films abondent en « passages », où le visuel et le sonore s’interpénètrent. Dans Cuivres débridés, des orchestres du monde entier interprètent un même air (It’s a long way…), juxtaposant leurs uniformes chamarrés et leurs rythmiques décalées.     
Dans I Love Dollars, il interroge une jeune noire, dans la rue, sur sa difficulté à s’en sortir : « Il me faut un boulot. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Me suicider ? Tu veux que je chante ? » Et elle chante : « Mes espoirs et mes rêves montent jusqu’au ciel/il y en a qui trouvent le soleil/moi je ne trouve que la pluie. » Keuken commente ainsi sa prestation :

Il faut organiser le tournage de façon à ce que l’acteur dans le personnage puisse prendre le dessus. L’acteur doit se débrouiller avec la situation dans laquelle je l’ai placé. C’est toujours du cinéma entre préméditation ou contrôle et perte de contrôle. Et là où le contrôle manque, il y a des petits cadeaux qui nous arrivent. Ici, c’est le petit pont qu’elle fabrique sur le champ et vers le chant.10

Keuken a cette capacité de créer une « musique » en direct, en harmonie avec ses acteurs « naturels ». C'est la personne filmée qui invente le « pont » - on notera évidemment que ce terme est d'ordre musical - qui la transforme en artiste. Elle et le cinéaste transcendent ensemble le moment brut, pour obtenir un instant de beauté pure. Keuken est un arrangeur. Chez lui, le sublime peut advenir à tout moment, dans les lieux les plus ravagés et les moins « enchanteurs » du monde.11

La caméra : main, poing, instrument

Souvent, le maniement physique de sa caméra l'a fait comparer à un saxophone, et son filmage dynamique a suscité l'image du cameraman boxeur. Métaphores devenues réductrices, car, avec le temps, les fonctions de sa caméra se sont nuancées. Dans l'une de ses dernières conférences, Keuken déterminera les trois fonctions de sa caméra12 :     
-    la première (qui est affirmée dans ses premiers films) est celle du coup de poing,     
-    la seconde est la caresse,     
-    la troisième est d'être un instrument de musique (rapport fusionnel avec l'appareil, glissando du zoom trombone ou cascade de notes du saxophone).     
Il y a donc, chez lui, au moins trois positionnements, trois modes de contact, qu'il associe à « trois fantasmes » : l'affrontement de la lutte, l'effleurement amoureux et le corps à corps du musicien avec son instrument. Filmer, c'est faire jouer ces trois postures. Keuken ne filme donc pas toujours la musique en musicien, il peut le faire en boxeur (avec un groupe de rock bosniaque dans Amsterdam). Et, inversement, il n'a pas toujours un instrument musical entre les mains, mais parfois les gants du puncheur. Ou encore le pinceau du calligraphe.13      
Le point d’aboutissement de cette « geste » cinématographique, c'est d'être un art chorégraphique : jeu de jambes du boxeur, plans enveloppant qui emballent, fusion rythmée des corps qui s'enlacent sur l'écran et fusionnent avec le nôtre. Keuken nous introduit progressivement dans une relation où l'on ne peut rester figé, où le film n'est pas un produit à consommer assoupi, mais une expérience à partager activement, dans une conception dionysiaque, où la barrière entre l'artiste et le spectateur n'existe plus.

Keuken, le jazz et Breuker : complicité, possessions, dons     

Inventer en même temps qu’il joue, c'est le propre de l'improvisateur. Le « filmer-jazz » de Keuken-caméraman, Gilles Mouëllic l’a analysé, en citant la phrase de Jean-Louis Comolli : « l'improvisation, le langage élaboré du corps comme pensée ».14 Et il est juste de parler d'une « pénétration » intime de cette musique chez Keuken. Elle circulait chez lui en permanence, du corps à l’œuvre, du musicien à l'auditeur, de l'écran à la salle, à travers tout, sans limite, comme un fluide vital.     
Évoquer les souvenirs parisiens des années cinquante, c’est faire le plein d'anecdotes sur cette passion. L'écoute, avec sa logeuse du 26 rue Traversière, de Pour ceux qui aiment le jazz ou encore le signe de ralliement que ses amis sifflaient en bas de l'Hôtel du Globe vers sa chambre au quatrième étage (Topsy de Stan Getz). Le producteur Marin Karmitz, son condisciple à l'IDHEC, lui révélait en 1998 :

Tu m’as fait connaître le jazz et toujours, quand j'écoute un morceau de Rollins ou de Parker, c’est toi que je vois. Dans ta chambre, rue des Quatre vents, on entendait cette musique qui passait par la fenêtre et on savait que tu étais là.15

Pour un autre ami, Jean-Michel Humeau, l'écoute est (déjà) associée à l'image :

On écoutait cette musique, le Gerry Mulligan Quartet, Lover man, et puis tu développais dans une petite cuvette, tu sortais et tu accrochais les films à côté du lit.

Dès son premier film, Paris à l'aube (1960), Keuken fera appel à un compositeur de jazz, Dary Hall.     
Je ne peux évidemment m'étendre sur la complicité exceptionnelle avec Willem Breuker (qui mériterait à elle seule un travail approfondi) et qui rappelle d'autres couples fameux (Hitchcock/Herrmann, Fellini/Rota, Lynch/Badalamenti).16 Mais citons deux séquences successives du Nouvel âge glaciaire qui disent l'ampleur de leur registre : d'abord ce morceau de bravoure qu'est l'entrée dans la ville de Lima. Le mixage ambiances, sens, musique, bruits, clichés, citations (de Brillant Corner de Monk à une publicité pour Marx-Engels) donne une des visions les plus subtiles, sans qu'un mot soit prononcé, de l’imbroglio néocolonial en Amérique du Sud. Violence, tendresse, misère, arrogance, dégoût, révolte, compassion, tout défile en un grand brassage tragi-comique, où le musicien et le cinéaste rivalisent d'inventivité, de dextérité et d'humour. Ils vont jusqu'à utiliser des effets de dessins animés pour accompagner la course d'un piéton ou le sourire du défilé pompeux de véhicules d'enterrement emplumés.     
Après cette arrivée percutante dans la capitale péruvienne, vient la séquence de la lettre et des lits, fameux morceau de cinéma expérimental «à la géométrie sauvage ». « Breuker joue Monk à Groningue, écrit Keuken, de manière spasmodique, cubiste, plein de trous », la musique et les mouvements de caméra s'entrelacent, ce qui permet à « la pauvre lettre de Katrien » de devenir « un objet de valeur ». Audace de faire accéder le texte maladroit d'une exclue de la société à la modernité.17

La relation a été telle entre les deux créateurs que la musique de « leurs » films est toujours jouée aujourd'hui, plus de trente ans après leur conception. Ils avaient mis au point une bande-image d'extraits sur laquelle jouait régulièrement le Willem Breuker Kollektief. Au cours de ces concerts, les musiques évoluent, refusent l'arrêt figé de l'enregistrement sur une bande-son. Chaque thème se transforme, se détache du temps et de l'époque de leur composition, comme si le film continuait à palpiter, s'échappant, pour un soir, de sa pellicule.

Par la musique, dire le manque

Si le jazz, chez Keuken, est la musique de la vitalité, des cris de revendication, ou du lyrisme, la musique contemporaine se trouve chargée de s’aventurer dans un autre domaine, plus secret. Charles Ives (dans La question sans réponse), Louis Andriessen (dans Le temps), même Breuker (dans On Animal Locomotion) vont permettre d’exprimer un registre plus grave. Ces musiques parlent de « l’homme froid », qui s’oppose à l’homme chaleureux, qui chante et danse, à l’homme en révolte. « C’est la mort ici, ça n’a pas de rythme », dit de l’Occident le surinamien dans Tempêtes d’images. Ce monde de la menace, sans rythme apparent, le cinéma plus « franchement expérimental » de Keuken va tenter de l’explorer.     
Dans les films dits « artificiels », Keuken opère un double changement : d’une part, la musique, composée préalablement au film, est la couche première sur laquelle l’image vient s’implanter ou planer. D’autre part, la caméra perd son élan, pour être un œil plus figé, observant en plan fixe, ou sur rails, imperturbablement. Elle enregistre avec distance, et presque insensibilité, des personnages-modèles, ni vivants ni morts, dans l’entre-deux. Images et sons glissent comme des panneaux qui ne peuvent se pénétrer, rentrent dans des espaces qui ne se mêlent pas. L’émotion naît de cette tension sans échange, de cette douleur contenue qui sourd dans la pulsation régulière, implacable, indifférente. Battement d’une percussion, vibration d’une cloche, scansion du temps sur des individus qui agissent mécaniquement, enfermés à l’intérieur d’eux-mêmes et dont le béton ne bouge, pris dans la boue du monde (voir les personnages du Temps qui rampent dans les marécages).

Cela a conduit à déconcentrer le spectateur keukenien, habitué au dynamisme trépidant et à la musicalité entraînante des films dits « documentaires ».18 Ces œuvres plus pauvres, plus mystérieuses, font du blocage un thème central, de la cadence fixe (cet anti-swing) la règle. Tandis que le manque physique était, dans les films plus « réalistes », consommant dialectiquement avec le mouvement de la vie, c’est ici l’unique loi. L’homme tronc de L’œil au-dessus du puits nous fixait en terrible instant, mais était encore humain, avant d’être emporté par le rythme trépidant de la ville indienne. Le terrifiant personnage de Beauty a perdu toute possibilité relationnelle.     
Ce cinéma presque ésotérique nous parle d’un corps bloqué, d’un esprit pas encore libéré (par les poètes de « Génération 50 », par le contact avec le mouvement Cobra, par la rencontre « surprise » avec le jazz). Images autobiographiques, issues de l’enfance, mais ou ne se dévoile aucun romanesque : histoire familiale figée, de la règle sévère et des leçons de violoncelle, enfermement qui ne permet aucune échappée fictionnelle, métronomes bien réglés qui battent l’air lourd, draps qui s’empilent, murs qui défilent. Dans Le temps, l’enfant est vissé devant son jeu de construction, ou enserré dans les bras de ses parents en un cercle d’amour oppressant. Sur les origines de ce cinéma, un texte de Keuken, « L’amertume du dernier morceau de jeunesse », est révélateur:

Je jouais du violoncelle. […] Jusqu’à ce que je sois forcé à prendre place dans l’orchestre scolaire et que je laisse tout tomber. Jour de rébellion et de lucidité. […] Le garçon au violoncelle reste un symbole indivisible, que je tolère et préserve dans ma vie: mon Oppression.19

Le rythme prend la fonction inverse de celle des films lyriques. La barre de mesure est ressentie inamovible, impossible de la déjouer. L’image redouble ce carcan (murs, décors anguleux, nature peu accueillante). À cela s’ajoute l’insistance du cinéaste à dire l’instable dans l’installé : craquements sur la peau des choses, surfaces taguées, structures provisoires, sentiments d’artificiel dans ce qui devrait être naturel.     
Ce qui est actif n’est plus le regard du cinéaste, ce n’est pas la caméra ou son mouvement, qui illustrerait celui des notes. Au contraire, le cinéma, l’image et le corps se grippent, comme incapables de s’émanciper. Le cinéma échoue à vitaliser la musique, il parle plutôt de sa fixité : la barre entre les images, le noir des ombres, la rigidité des fonctions sociales, la dissolution finale des corps dans un dernier chuintement. La musique opère une radiographie des images. Elles sont comme vues par-derrière, de l’autre côté.

Musique libérée et musique intériorisée

La « force irréductible » de la musique dans le cinéma de Keuken n’a été généralement perçue que dans l’une de ses facettes. Celle où s’exprime une libération:      
-    soit par celle contenue dans le jazz, pulsation irrépressible qui traverse la plupart de ses films et qui les emporte dans un sentiment d’expansion enthousiasmante;     
-    soit dans la « musicalité » pertinente de son montage, qui invite le spectateur à une création incessante, tant il participe au rythme du film.     
Mais il y a un côté plus discret, plus difficile à aborder, où la musique n’est plus centrifuge, explosive. Elle évoque des phases de la vie du réalisateur sans doute plus douloureuses, la mémoire d’une époque mutique et tourmentée. Cet usage d’une musique (qui avoue les souffrances cachées, les tensions mystérieuses, la scansion lourde d’une mort qui rôde) est tout aussi passionnant, parce qu’elle ouvre sur un cinéma aussi neuf que celui « du réel extérieur ». Il s’avance vers l’autre « irréductible », là où la vibration de notre énergie est condensée comme un bloc. C’est parler d’une époque où nous n’avons pas encore l’autonomie. Ou annoncer le moment où nous n’aurons plus la possibilité de bouger, de danser, de jouir de l’espace. Vision de l’enfant qui subit la dureté du monde ou du malade qui doit accepter l’implacable.     
Dans cet usage complet des rythmes et des mélodies (liberté et enfermement, invention et oppression), Johan van der Keuken se révèle un cinéaste à l’écoute de toute la musique, de toutes les musiques: celle venue du plus profond de l’individu et celle qui accompagne les trépidations les plus joyeuses du monde.20

  • 1Geoff Dyer, Jazz impro, Paris, Gallimard, coll. “10/18”, p. 20.
  • 2Le projet était de faire une adaptation du Cantique des Cantiques. Le musicien Willem Breuker, qui devait y travailler, et dont c’est probablement le saxophone que l’on voit, déclare : “C’est vraiment dommage que nous n’ayons pu faire ce nouveau film. […] Johan avait déjà beaucoup travaille sur ce projet” (entretien avec Clémentine Mouraô-Ferreira et Sonia Voss, Hors-champ, nr. 7, hiver 2002, p. 46).
  • 3Johan dans l’arrière-cour, film de Thierry Nouel (1979).
  • 4Cahiers du Cinéma, n° 554, p. 15.
  • 5Ainsi que le formule très bien Jacques Tati : « Le son est une matière très concrète, précise, presque manuelle, comme une pâte à modeler » (entretien avec Dominique Bidaubayle, Libération, 15 mai 2002).
  • 6Voir la conférence de Keuken donnée ici en appendice. Noter que cette séquence avait été commandée au cinéaste par Breuker lui-même.
  • 7Johan dans l’arrière-cour, op. cit.
  • 8Extrait inédit des rushes du film de Thierry Nouel, Johan van der Keuken (2000).
  • 9Id.
  • 10Id.
  • 11Comme dans Amsterdam Global Village où la mère juive et son fils chantent ce qui les unit et les déchire. On ne distingue plus ce qui vient de « l'histoire des gens » ou de la « musique » du film.
  • 12« Entretien », Hors-champ, loc. cit., p. 15.
  • 13Cf. mon texte sur Amsterdam Global Village où j'avais comparé sa virtuosité gestuelle à celle des maîtres orientaux (Documentaires, n° 16, 2000, p. 139).
  • 14Gilles Mouëllic, “Jazz et cinéma,” Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 2000.
  • 15Rushes de Johan van der Keuken, op. cit.
  • 16On est surpris de constater que Breuker n’a composé que pour dix films de Keuken sur plus de cinquante. Un double CD contient leurs musiques de leurs films : Willem Breuker, Johan van der Keuken, Music for his films. 1967-1994*, BVHAAST n° 9709-9710.
  • 17« Les lits, la lettre et Breuker », dans Aventures d’un regard, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998.
  • 18Les réserves ou le silence de la critique seront généreux sur ces films. Serge Daney avait été sévère : « Ce ne sont pas les trouvailles qui manquent, mais c’est que les liens entre ces trouvailles restent souvent intellectuels » (Cahiers du cinéma, n° 310, 1980). Cette condamnation bloque pendant des années le travail d’analyse sur les films dits « artificiels » de Keuken.
  • 19Aventures d’un regard, op. cit., p. 96.
  • 20Il existe un film «invisible», c’est Maarten en la contrebasse (1977), portrait du musicien Maarten Altena. Keuken et la musique, il y a encore à découvrir...

Images (1), (5) et (6) de Bewogen koper [Cuivres débridés] (Johan van der Keuken, 1993)

Image (2) de Het oog boven de put [L’œil au-dessus du puits] (Johan van der Keuken, 1988)

Image (3) de Amsterdam Global Village (Johan van der Keuken, 1996)

Image (4) de Big Ben: Ben Webster in Europe (Johan van der Keuken, 1967) et Herman Slobbe / Blind kind 2 [Herman Slobbe / L’Enfant aveugle 2] (Johan van der Keuken, 1966)

Cet article a été initialement publié dans Musiques et images au cinéma (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003), édité par Marie-Noëlle Masson et Gilles Mouëllic.

ARTICLE
19.02.2025
FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.