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Proposition pour un abécédaire Johan van der Keuken


« Pour moi, improviser ou ne pas improviser constitue une opposition beaucoup plus importante que, par exemple, documentaire ou fiction. » 1

Par quels mots rendre compte de l’œuvre de Johan van der Keuken ? Par exemple, peut-on dire qu’il est « documentariste », sans oblitérer une grande partie de ses travaux et de son mode d’écriture ? Pourquoi vouloir le figer dans un genre, quand il a toujours tourné autour, été aux limites ou en dehors, jusqu’à prôner « l’anti-documentaire ». Son travail défie les catégorisations étroites : variant autant les durées de ses films que les types de supports (photo-cinéma-vidéo-installations) ou les lieux de leur présentation (télévision, cinéma, musée, école d’art), il élargit encore cette volonté d’ouverture par de nombreux textes théoriques et de multiples interventions pédagogiques. Cette œuvre interroge notre regard sur les mondes (du lointain à l’intime), s’aventure très librement dans le territoire de la fiction, questionne nos hiérarchies esthétiques. Cela réclame du spectateur (et du critique) vision attentive, attention rythmique et mémoire vive. Sa démarche étonne, interroge, trouble, fait bouger nos certitudes, et donc incite conjointement à ressentir et à penser.
Mon abécédaire se propose une circulation dans l’œuvre de cet « entrepreneur » de langage neuf, par un double jeu d’associations : quel terme « keukenien » peut correspondre à chaque lettre ? Et quel autre terme s’y adjoint ?2

Approche/Distance
Les six étapes d’un film, selon Keuken3 , se formule ainsi : idée initiale, rédaction d’un projet, documentation, filmage, montage, finition. Une première approche du sujet se fait donc par l’écrit ; la seconde, caméra à l’épaule, est une confrontation avec le réel, et cerne lieux, objets et personnages. Elle est à la fois contact direct et découpage formel, peut manifester de l’empathie ou s’armer de prudence. Ce qui est filmé peut devenir familier, mais il n’est jamais « possédé » de façon définitive. Car tout ce qui permettrait fixation (le cadre, le plan, le récit, le synchrone) est légèrement (ou parfois franchement) troublé, déstabilisé. Décadrer, répéter l’image mais différemment, démultiplier les angles (dans un geste cubiste), faire se superposer, se pénétrer ou se heurter les couches sonores et visuelles, tous ces procédés visent à rendre proche ce qui est montré ET à la fois indiquer que nous en sommes encore séparés. Ce double sentiment est l’un des plus intenses et physiques du cinéma de Keuken 
La formulation de cet aller/retour entre la chaleureuse proximité que crée ce cinéma et l’inexorable objectivité d’une réalité – qu’il doit toujours refabriquer -, c’est la fameuse conclusion d’Herman Slobbe, l’enfant aveugle 2 : « Dans un film, tout est forme/Herman est une forme/Adieu chouette petite forme ».
Mais dans I Love Dollars, l’un des moments les plus émouvants, c’est lorsque justement ces écarts sont soudain dissous. Une jeune femme d’un quartier délabrée de New-York, surnommée « Rainbow », dit à Johan : « Que veux-tu que je fasse, que je me suicide ? ». Et brusquement, elle se met à chanter, passant d’un profond désespoir à sa sublimation par la musique. C’est un de ces « cadeaux » que nous offrent les personnages d’un cinéma ouvert à la beauté au milieu du chaos, chant radieux éclairant le quotidien le plus désespérant.

Choc/Traces
En janvier 1976, alors que les discours dogmatiques autour des révolutions (faites ou à venir) tendaient à s’épuiser, je découvris Journal. La vigueur de son propos, sa beauté formelle et cet enchaînement textes-images-sons virtuose me sidérèrent. Dans la foulée, le déroulement non linéaire et la pulsation envoutante de La forteresse blanche achevèrent de m’éblouir.


« Croquis structurel et bases thématiques pour le montage » JvdK pour Bert Schierbeek (La forteresse blanche)

Ceux qui évoquent leur première rencontre avec un film de Keuken la résume souvent avec la même expression : « un choc ». Ils sentent qu’ils sont entrés dans un nouveau continent : ce cinéma est à la fois direct et subtil, engagé dans les réalités les plus actuelles (grands conflits, crise économique, mouvements sociaux), nourri des arts les plus contemporains (poésie, jazz, cubisme ou abstraction, où se met en place des structures de récit nouvelles, où les éléments visuels, les bandes sonores, les procédés de montage font naitre des associations inédites. Cette impression de nouveauté créatrice ne s’épuise pas. Elle continue à se reproduire pour chaque nouveau film et même à chaque nouvelle projection.  
Je décidais de filmer ce cinéaste, dès que je pus, et j’ai continué jusqu’à sa disparition. Je tenais à capter et à conserver la trace de ses propos, souvent lumineux, qui accompagnaient cette nouvelle conception dans l’écriture des images et des sons. Il était important de transmettre les analyses critiques que cet auteur faisait de ses propres films, comparables en précision à celles d’Hitchcock. Mettre en archives ses leçons de cinéma et de vie a permis de prolonger le dialogue, même si c’est maintenant par écran interposé.

Documentaire/Art
Pour expliciter sa relation riche et complexe au documentaire – genre ou pratique de tournage – Keuken revient souvent sur le fait qu’il prend ce genre « de biais » : « Je dois donc toujours commencer par expliquer que, non, ce n’est pas du documentaire. Mais en même temps, ce n’est pas « pas du documentaire ».4 Cela lui valut, comme à d’autres cinéastes qui s’émancipèrent de ce genre et secouèrent au passage la fiction lorsqu’ils y firent des incursions, d’être fréquemment sifflé « hors-jeu », par des critiques très préoccupés de tout bien ranger en cases étanches: « Bizarre comme les documentaristes deviennent guindés dès qu’ils abordent la fiction. Des (…) grands comme Depardon et surtout Johan van der Keuken n’ont guère convaincus en passant de l’autre côté du miroir du réel ».5
Ce que Keuken interroge, c’est précisément toute détermination close, qui instaurerait des limites rigides, et non flottantes, entre document et fiction. Keuken décloisonne et fabrique des images troublantes d‘un cinéma-vérité-reconstruite, ni tout à fait réaliste, ni tout à fait irréel. Les parties « fictionnelles » de Keuken font problème d’abord parce qu’elles remettent en question toute fixation convenue du récit. En s’écartant des formatages propres à chaque genre (et régis par les lois de l’habitude, les règles d’une corporation ou…les contraintes du marché), son cinéma libre porte des interrogations sur notre rapport au monde (comment nous est-il raconté ?), met en doute le système des images (questionnement de leur vérité et mensonge), interroge les idéologies (qu’en est-il des combats, du bonheur et des utopies ?).
Un an après la disparition du cinéaste, regretter encore qu’il n’ait pas été « convainquant » dans la fiction, c’est toujours rabâcher les réserves de Serge Daney datant de 1980 (!) : « C’est dans cette « mise en scène » de ses personnages que Johan van der Keuken me paraît le moins à l’aise ».6 Un jugement qui se perpétue, alors que Keuken, durant 20 ans, a fait considérablement évolué les relations entre le dit « documentaire » et ce qu’il nomme l’« artificiel ». Il a affiné sa conception décalée et poétique des personnages, par exemple dans Le temps. Et il en a assumé des aspects « malaisants » dans Le masque ou On Animal Locomotion. Il ne s’agit pas pour lui « de convaincre un public» par son aisance ou de son habileté à franchir une frontière entre les genres, mais d’associer le spectateur aux perplexités et flottements qui traversent celui qui capte le réel et le transpose en images brutes ou métaphoriques. 
Le malentendu perdurera : Keuken se plaignit souvent de ceux qui ne savaient pas voir et estimer son travail non-documentaire : « Je n’ai jamais été d’accord avec les gens qui n’appréciaient qu’un seul côté de mon travail – surtout le côté documentaire ».7
Ce précurseur du « film-essai » a contribué à définir les conditions d’une écriture cinématographique au delà du moderne, avec Godard, Marker et quelques autres. Il a imposé qu’un film puisse circuler d’un côté à l’autre du miroir, bousculant notre tendance à figer la limite entre la réalité et ses reflets. L’agacement d’un moment moins assuré ou maladroit, c’est ce qui advient avec ceux qui s’avancent hors des sentiers battus, au risque de parfois s’y égarer. Au fond, on doit accepter qu’ils forcent le trait, tel Keuken dans Le maître et le géant qui fait dialoguer un cube capitaliste…avec des arbres tiers-mondistes ! Il fallait sortir des cadres balisés. C’est par où passe l’art qui un moment se cherche et dérange, le prix de ses audaces, quand il renaît au jamais vu, à l’inouï.

Entre-les-deux/Troisième domaine
Lorsqu’on demande à Keuken s’il a une religion ou s’il suit une discipline, il répond : « Ma religion, c’est l’entre-les-deux ».8 Car le seuil est ce lieu où il structure toute relation (dedans/dehors, moi/l’autre, l’intime/le monde) et d’où il met en mouvement sa démarche. Ainsi il refuse de s’enfermer dans l’unique (un cadre fixe, une seule histoire, un seul pays, un point de vue), sinon il ne peut plus explorer, s’interroger, faire circuler l’émotion et la pensée. 
Donc le cinéma de Keuken va naviguer entre deux pôles : d’un côté, c’est l’engagement, dans l’agitation des luttes, la multiplication des cadres et des formes, l’explosion rythmique, la pulsion vitale ; de l’autre, c’est l’attirance vers l’abstraction, la fascination du cadre vide, épuré, silencieux. Ce qui est recherché par cette démarche dialectique, c’est d’atteindre un « troisième domaine », où ces deux aspects vont « s’harmoniser, ne serait-ce qu’un millième de seconde ». Et c’est nous, spectateurs actifs, qui réalisons finalement cette synthèse que ce mouvement d’« entre-deux » n’a fait que rendre possible. Keuken le définit comme la réconciliation, au sein de son travail, des grands systèmes opposés : l’apollinien et le dionysiaque, le rigorisme de Mondrian et l’expressionnisme de Pollock. C’est là que peut s’accomplir « un art plein », qui sort de ces tensions contradictoires, point à atteindre où « tout se passe ».9
Ainsi du plan final de L’esprit du temps, avec ce lent zoom qui s’avance vers la banalité d’un mur, pour finir sur un graphisme en Y, au limite de l’abstraction : pure forme...ou symbole féminin ? De même la séquence conclusive de La forteresse blanche, dont le montage à la rythmique sombre, pénétrante, répétitive, finit par nous faire ressentir la violence du capitalisme. Ou encore l’arrêt sur image du Nouvel âge glaciaire qui conclue un tourbillon visuel, en reprenant les pôles froids et chauds de ce voyage Nord/Sud, les figeant en un « bougé » saisissant.
Cela explique le caractère envoutant, presque magique, qui fonde la beauté de ses films. Moments de plénitude fragile, comme suspendus au fil de cette recherche d’équilibre, qui dépend finalement de la qualité de notre attention ou de notre goût pour la découverte.

Filmer Johan/Mise en scène
Accueillant et chaleureux dans la vie sociale, Keuken était passionnant à écouter et…à filmer. Brillant lorsqu’il parlait de son art, il savait s’adapter : ses propos étaient précis et souvent tranchants, en présence du public comme face à une caméra. Il était habile à « illustrer » son raisonnement par un exemple concret venu du film projeté ou de tout événement lors du tournage d’un entretien. L’ensemble de ses réflexions publiés, il les tirait de sa pratique ou inversement, il mettait en jeu ses idées dès son film suivant. Ces allers retours film/écrits/film couvraient tous les aspects de son travail, du projet au filmage, du montage à la diffusion. Le filmer, c’était donc capter un discours très rodé, clair et subtil, une conception du regard et de l’écoute s’appuyant sur une morale très pointilleuse du fabriquant d’images et la conscience aigüe de subvertir les codes. Alors comment ouvrir un champ inexploré ? Comment parvenir à faire apparaître aspérités ou découvrir des lieux plus secrets ?

Lyon, février 1979, interview dans une arrière-cour, après la projection de La jungle plate : heureux imprévu, un habitant surgit, dans son dos.10

L’homme prend son courrier et, sans un mot, rentre chez lui, en claquant la demie-porte. Johan, en rien déstabilisé, définit l’intrus : « Voilà le réel ! ».

Puis il analyse de l’incident et il indique que : 
- 1/ Lors d’un tournage, rien n’y est « naturel », puisque «nous nous sommes mis en scène » devant micro et caméra. Tout incident imprévu le rappelle.
- 2/ Et il ajoute (avec un sourire satisfait) : « Quand je dis « voilà le réel », cela me permet de me défendre contre toi » soulignant que, dans la petite lutte de pouvoir entre filmeur et filmé, il en a profité pour reprendre la main.
Conclusion 1 : L’irruption de cet homme nous rappelle qu’il y a pas permanente proximité entre documentaire et fiction : ce voisin surprise, acteur « naturel», interprète à la perfection un rôle, celui de faire advenir une « réalité » imprévisible. En le désignant (comme « le réel ») Keuken l’intègre immédiatement dans une « histoire », celle que nous sommes entrain de « jouer ».
Conclusion 2 : en nous faisant assentir à cette règle, Johan prend la main et fait tomber le frontière qui les distinguait, « le réel » et lui, de notre équipe. Car il la met en scène. Mais a-t-il pour cela le dernier mot ? Oui…et pas tout-à-fait. Car avec notre Sony ½ pouce, nous n’avons rien manqué : ni le surgissement du « réel », ni la leçon de cinéma, ni son sourire taquin. C’est donc le spectateur, en voyant la vidéo, qui pourra conclure de ces déplacements du dispositif. Définitivement ?
J’ajoute qu’il m’est arrivé de m’en tirer moins bien. Avec Keuken, le KO fut parfois difficile à éviter : par exemple sur la question de la célébrité. Au cours du tournage de Johan van der Keuken, je le décrivis, un peu béatement et hors caméra, à une de ses compatriotes hollandaises comme « l’un des plus grands cinéastes du monde ». Il m’avait entendu prononcer ses louanges. Dès qu’elle se fut éloignée, il fondit sur moi, furieux, et rugit sur un ton glacial : « Plus jamais ça ! ». Même s’il avait conscience de sa place éminente comme cinéaste et artiste, pas question pour lui de se hausser dans une position surplombante vis à vis de l’Autre, de poser en Auteur sur son socle. En le filmant, on était donc pris entre deux feux : le rendre plus connu, mais pas question d’en faire une « star ».
Un autre élément que j’ignorais, pendant tout ce tournage, c’était son état de santé. Mon regard sur son œuvre et sa vie restèrent orienté vers les étapes de son travail, sans que je soupçonne une issue fatale, qu’il avait préféré me dissimuler. Au montage, lorsqu’il m’apprit par un courrier que son mal était incurable, je dus « reconsidérer » mes rushes, à la lumière de cette terrible perspective. Je relevais un lapsus : « la grande vie,…euh… ville qui peut tuer »11 ; ou lorsqu’il interrogeait ses condisciples de 1958 à l’IDHEC (Annie Tresgot, Marin Karmitz, Jean-Michel Humeau), sa voix avait les accents graves d’un bilan de vie. J’avais donc filmé un testament, sans le savoir. 
Filmer Keuken, c’était au fond se confronter à un discret jeu de masque : on croit saisir une réalité, mais elle recouvre, cache, puis en dévoile une autre. La structure en couches de ses films s’en fait l’écho. Dans ses ultimes apparitions12 , le retour sur son parcours devint sujet central. Il tenait à formuler lui-même les derniers mots, avec clarté, face caméra. 
Au cours de l’échange avec sa sœur Joke, il revient sur leur vie personnelle et les relations familiales ; avec son voisin et ami Ramon Gieling ou son beau-fils Stijn, il conclut sur son œuvre, sur sa propre famille ou sa place de père. Une période entre auto-analyse et examen de conscience qui notent les bonheurs et les réussites, sans dissimuler failles et regrets. Pourtant, lorsqu’un lourd « secret de famille» est évoqué par le frère filmeur et sa sœur Joke filmée, ils restent tous deux évasifs : ni l’un, ni l’autre n’en dévoilent la teneur. Discrétion à demi encore, les masques ne tombent pas vraiment, sur l’intime de l’intime.

Hollande/Ailleurs et encore ailleurs
Tout le cinéma de Keuken est fait d’aller retours entre une Hollande avec ses canaux, la maison avec son espace quotidien, des proches et des objets familiers, et des pays lointains ; un échange entre des lieux balisés et des envolées vers l’inconnu ou l’imaginaire. Ce qui pose en permanence la question : « comment passer de cet endroit à l’autre, d e l’ici à l’ailleurs, et encore ailleurs ? ». C’est interroger le cinéma dans sa structure même, puisqu’il est une série de discontinuités raccordées. L’autre challenge, la tentative de pénétrer nos modes de fonctionnement mentaux, nos logiques de représentation : comment notre cerveau enregistre-t-il le monde ? Impossible d’en résumer rapidement toutes les variations. L’éventail des passages qu’il propose entre cet ici et l’ailleurs est immense, tant sur le plan formel que dans toutes ses implications politiques, sociales, intimes ou philosophiques. 
Remarquons que cet hollandais est natif d’un pays dont la tradition iconographique est particulièrement riche mais que Keuken détestait qu’on le réduise à un adepte d’une « lumière du Nord ». Il a capté tant d’éclats lumineux lors de ses voyages tout en saisissant les aspects sombres de la planète que c’est cette articulation qui est chez lui en jeu. Ces croisements du familier et de l’éloigné se compliquent, quand il s’ingénie à rendre l’ailleurs tout proche (Amsterdam global Village) et l’environnement immédiat très mystérieux (Beauty, Le temps, La question sans réponse). Enfin n’oublions pas que, bien que soutenue par les télévisions - notamment la chaine VPRO, d’obédience protestante et libre-penseur - cette production voyageuse ne pût sortir de son pays durant de longues années, refusée par tous les festivals étrangers. Puis les films de Keuken voyagèrent, enfin. 
Mais peut-on dire que son œuvre a été accueillie définitivement au Pays des Grands Auteurs du Cinéma Mondial ? Elle semble encore piétiner à la porte de ce Panthéon, dans la marginalité des inclassables, des hors-industries rentables, des genres secondaires. Malgré sa contribution essentielle dans l’Histoire des formes – cinématographiques, artistiques, conceptuelles - et son caractère fondamentalement (post)moderne, malgré ses liens tissés avec les courants d’avant-garde tout en restant porteur d’une tradition « flamande » du regard, en dépit (ou à cause) de ses engagements (Tiers-monde, écologie, Palestine, mouvements alternatifs, luttes de résistance en Europe…), cette œuvre est marginalisée ou retombe régulièrement dans l’oubli et le silence. On sait que les modernes-visionnaires - notamment issus des Pays-Bas, tels Bosch, Vermeer ou van Gogh - ont été négligés à leur époque ou ont disparu un temps. Puis leur importance finit par être reconnue. Une histoire qui se répèterait ?

Intime/Monde
En introduisant le « je » dans le documentaire et une prise de parole à la première personne, la réalité filmée n’est plus hétérogène à celui qui la capte. Corps sensible et esprit aiguisé, opérateur qui perçoit en direct, réagit, vibre ou contemple, ce filmeur s’inscrit matériellement, physiquement et émotionnellement dans l’espace filmé. Puis ces impressions recueillies sont reprises au montage, dans un long travail de relecture et de réinterprétation. Le cinéaste est confronté tout au long du processus à des situations bien concrètes : celles d’un technicien au prise avec sa machine (bourrage ou pesanteur de la caméra, difficulté dans son approche du réel), avec un milieu à décrypter ou apprivoiser (traductions mensongères, l’obligation de payer pour voir, sentiment d’ignorance), celle d’un homme de terrain qui se met en jeu, en danger même, pour pratiquer son art (dans les lieux de tension ou en guerre).

Les problèmes – personnels et matériels – qui surgissent « désidéalise » ce monde du cinéma qui prétend souvent se fabriquer comme hors du réel : sans longs trajets, sans incidents techniques, sans problèmes du quotidien. De même, Keuken n’a pas honte d’exposer ses bonheurs simples : instants heureux en famille, émotions de partager une vie à deux, magnificence d’être au monde.
Si nous entrons « dans » sa vie intérieure avec ses questions et ses doutes, dans l’intimité de sa famille, jusque dans l’espace privé de la chambre, ou suivant l’évolution des enfants et l’histoire des corps – charme de l’enfance, gestes d’amour, vieillissement -, si donc il entreprend dans chaque film un récit qui s’origine et revient à son univers personnel, il soustrait à notre connaissance une part à laquelle nous n’accéderons pas : ce domaine caché, c’est celui par exemple de blessures narcissiques lorsque des critiques virulentes attaqueront ses films : il se braquera ou répondra par des rectifications assez sèches. C’est le signe d’un ébranlement, mais dont il ne livrera pas jusqu’à quel point il en a été affecté.13
Ce qu’il nous fait partager, c’est chez lui une crainte : celle d’un « néant » intérieur, avec cette question lancinante : l’homme « n’aurait-il au tréfonds de lui-même qu’un noyau vide »14 ? Cette interrogation, sur une fragmentation de l’être sans unité initiale ou dernière, revient avec insistance, notamment dans l’auto-portait qu’est en partie « Vacances prolongées ». Aveu d’une sorte de négation de l’âme, frayeur de constater une identité sans unité, mais qui n’ouvrira pas à davantage de développement de sa part. Car, dans ce moment de désarroi, c’est auprès des autres qu’il vient rechercher des propos rassurants : auprès de sa femme Nosh qui lui déclare, dans un plan nimbée d’une chaude lumière : « Chacun est unique, mais indissociablement relié aux autres ». Et auprès de ce médecin américain, qui lui procure un dernier espoir : le médicament « miracle » qui interromprait le processus fatal ? Ce qui lui permet de croire que sa maladie régresse et de déclarer qu’il est « encore là pour longtemps ».15 Est-ce une simple allusion à la pérennité de son œuvre, un dernier besoin d’utopie ou un pseudo « happy end » ? Dans la séquence finale, ce fragile espoir (de repousser l’issue) est contredit par le défilé des sombres péniches qui vont se dissoudre dans le flux du Styx. La matière du monde disparaît dans un chuintement, toute perception inexorablement s’éparpille dans le silence des atomes.

JvdK/JLG
On pourrait imaginer, à partir de ces deux acronymes, un livre (imprimé tête-bêche) qui mettrait en regard inversé Godard et Keuken.16 Ce serait donner une résonance en miroir à l’étude de ces deux re-compositeurs du cinéma : l’un commence par la critique écrite pour faire irruption et bouleverser le récit de fiction, tandis que l’autre surprend dès son jeune âge avec ses photographies pour ensuite remettre en question toute la structure documentaire. Tous deux sont expérimentent le film-essai, mais en revenant régulièrement à leur base première : questionner les histoires pour l’un, sonder l’état du monde pour l’autre. Deux démarches qui semblent appeler à une convergence, mais sans qu’ils aient eu la volonté de se rencontrer physiquement pour entamer un dialogue ! 
Chacun, de façon différente, a rendu hommage à l’autre : Keuken en soulignant fréquemment combien la vision d’A bout de souffle l’avait bouleversé (« Je n’en pouvais pas dormir »17 ), film qui (lui) avait ouvert la voie d’une liberté « entièrement nouvelle», en affranchissant le cinéma de règles qui le cadenassaient, notamment au montage. Quant à Godard - s’il n’a pas cité Keuken dans ses Histoire(s) du cinéma18 – il marqua clairement son respect, quand il l’inclut, avec Hitchcock et Wiseman, parmi les quelques dont « la forme pense »19 . Cela n’empêchera pas Godard, peu après, de « balancer » une de ses remarques acerbes : remarquant que la vidéo permet de faire des « études », il note que Marker et Keuken pourraient « fonctionner différemment entre le jeu vidéo et le CD-Rom » ; puis il ajoute : «Je trouve que van der Keuken ne domine pas du tout cela, il est très cinéma ou trop galerie-vidéo et cela se perd, on ne sait pas qu’en penser ».20
Certes, Keuken est «très cinéma » par la densité de son travail en parcourir les possibilités et en démonter les structures, et « galerie vidéo » par son ouverture à l’art contemporain. Et en effet, il ne se soumet pas aux diktats qu’impose une distribution commerciale en salle.21 Alors si Godard est gêné de « ne pas savoir que penser », c’est peut-être qu’il ne veut pas percevoir cet état de suspension du jugement (du spectateur) que Keuken recherche. Par exemple, face à deux situations, au Pérou et en Hollande dans Le nouvel âge glaciaire, Keuken veut précisément que l’on reste dans la perplexité : « On se dit : qu’est-ce que je dois penser de tout ça ? (…) Cette incertitude sur quoi est dit, pour moi, c’est quelque chose de très fort ».22
Ce qui serait au cœur de ce parcours à double sens, ce serait donc d’un côté, au milieu d’une crise des narrations dominantes, des interrogations et des réponses qui convergent ou se croisent : sur le corps (son commerce, ses faiblesses), sur les engagements politiques (espoirs et désillusion), sur le rapport aux imaginaires (poésie, magie, mythes et place du religieux), sur l’écran-peinture et les surfaces sonores. Mais de l’autre, on pourrait noter de radicales différences dans leur système relationnel : besoin de contacts et de socialité partagée/recherche du conflit et repli clanique, parcourir le monde depuis chez soi jusqu’à l’ailleurs/refuser la célébrité mondiale pour s’enfermer dans une retraite monacale, faire une géographie les modes de perception jusqu’à l’abstraction/embrasser l’histoire du visible jusqu’à la quête de l’absolu.

Mélancolique ?/Energie
Il est un état (à la fois physique et psychique) sur lequel Keuken revient régulièrement : la tendance à l’isolement et à la solitude. On en trouve l’évocation au détour de certains écrits ou entretiens : comme lorsqu’il dépeint les « lieux sélectionnés » pour son album « Paris Mortel » où « la solitude prend forme avec l’amertume de l’ombre ». On retrouve cette mélancolie souterraine dans les passages graves de Vacances du cinéaste, le climat pesant du Temps ou les séquences introspectives de Vacances prolongées.
C’est seulement à la fin de sa vie qu’il se remémore, devant la caméra de Ramon Gieling, un de ces moments où il restait enfermé sur lui-même : « Je m’en rappelle, quand j’avais à peu près 17 ans. J’étais déprimé pendant une journée ou tout un week-end, je suis resté dans ma chambre et ne faisais rien sinon sentir le temps passer. Le temps est devenu comme s’il s’était aggloméré en une sorte de sirop, une substance qui était du présent sans fin ».23 Notons que cela survient dans la période où il accède très jeune à un incroyable succès : son premier livre de photos, Nous avons 17 ans, provoque admiration, débats et polémiques. Est-on devant un simple vague-à-l‘âme adolescent ; ou s’agissait-il d’un mal-être plus profond et qui deviendra récurent ? Cette suspension du mouvement, cette angoisse d’un présent éternel où l’avenir ne semble plus advenir, a-t-il à voir avec les doutes qu’engendre la notoriété ? Ou avec l’impression de vide qui suit un travail intense et son accomplissement ? Il a déclaré qu’à son arrivée à Paris, en 1958, il avait éprouvé cette solitude, celle de « la grande ville qui peut tuer, où tout est provisoire », avec cette « menace de la mort…intérieure peut-être ».24 Il n’en dira pas plus, seulement que c’est le thème central de cet album de photos, Paris Mortel, et que « dans ce titre, le mot mortel n’y est pas pour rien ». Il a représentée, avec les personnages de Beauty ou du Masque un trait psychologique proche de cet état figé, celui de « personnages froids » dont il reconnait qu’il peut en être lui-même affecté : « On ne peut l’embrasser, car c’est trop terrible qu’il y ait cela en moi». Et il ajoute : « c’est le côté le plus solitaire de soi ».25
Malgré mon insistance, je ne pourrai en savoir plus. Etait-ce trop risqué d’entrer plus avant dans une description de ce qui venait menacer une créativité ininterrompue, cette hyper-activité fondée sur l’ouverture, le mouvement, le dialogue. Aller vers l’autre et le monde, cette démarche parvenait-elle toujours à prendre le dessus ? A quel point y avait-il tentation du froid repli ? Une énergie positive irradie son œuvre, depuis la conception de projets pétris d’un optimisme mesuré jusqu’à cette proximité chaleureuse avec les exclus et les isolés. Ne pas s’enfermer dans la solitude de sa chambre - garder l’énergie de courir le monde afin d’en montrer beautés et souffrances - c’est ce qui a été le meilleur remède à cette dangereuse tentation de l’insensibilité. Toutefois, il l’aura exorcisé une fois : en la décrivant magistralement, au scalpel, dans l’effrayant Beauty.

Numérique/Analogique
Il a commencé en 1953-55 par photographie ; puis en 1960, dans une lumière digne des grands chefs-opérateurs, il expose sa première pellicule 16mm (Paris à l’aube). Ensuite il expérimente tout ce que cette pellicule peut « révéler » en contrastes et nuances, références, signes, symboles, dans une galerie de paysages, de portraits ou de compositions, qui en font un plasticien novateur, nourri de l’histoire des images et des formes. C’est comme s’il avait voulu explorer toutes les possibilités de la pellicule film (de la prise de vue au montage, de la projection sur écran de cinéma ou à la conception d’installations), comme pour en épuiser toutes les limites (chimiques au tirage ou à l’étalonnage) avant qu’elle ne disparaisse. 
Il a poussé le montage analogique dans ses derniers retranchements dans La tempête d’images : une performance où, sans l’aide de logiciel ni disque dur, il avait voulu que « tout s’associe à tout ». De même, des années plus tard, alors que le virtuel commençait à s’installer, les bobines de rushes 16mm d’Amsterdam Global Village s’empilaient sur des mètres, jusqu’à toucher le haut plafond du hangar jouxtant sa maison. Une quantité monumentale qui n’avait été ni compressée, ni réduite en fichier informatique, et qui pourtant parvient à s’épanouir en une sinueuse et complexe composition.            

C’est précautionneusement qu’il est venu à la vidéo, expérimentant ces technologies électroniques naissantes lors de formations d’étudiants ou de stages. Il ne viendra au numérique qu’à la fin de sa vie, quand il dut s’en saisir dans l’urgence : sa sœur est mourante et il la filme avec une petite caméra, sans même envisager d’en faire un film. Cela deviendra Derniers mots/Ma soeur Joke. Puis, lorsque c’est à son tour d’être menacé dans sa vie, il met en place un dialogue cinéma/vidéo : son beau-fils Stijn van Santen l’aide à continuer à filmer avec l’Aaton 16 (devenu trop lourde) tandis qu’il enregistre seul au caméscope. Vacances prolongées sera monté en virtuel, avec des interruptions dues aux effets trop handicapants de la maladie. Enfin, un dernier projet est resté en suspens sur le banc de montage (Présent inachevé). Il avait été conçu comme un nouveau dialogue entre support chimique et numérique. La disparition prématurée de cet expérimentateur acharné ne nous laisse qu’une ébauche de cette nouvelle aventure de l’entre-deux. On regrette de n’en avoir pas vu davantage, même si l‘on a une idée, dans Vacances prolongées, de comment sa petite vidéo trouvait déjà sa place, entre photographie et cinéma.

Pulsion/Pudeur
Le cinéma de Keuken a toujours été à la fois d’une grande sensualité et impitoyable. Sa caméra fixe, boxe ou caresse. Il était le chantre d’un hédonisme, célébrant beauté des formes, nature vivifiante et douceur familiale ; mais sans oublier d’en faire le contre-champ, avec ce regard perçant sur un monde menaçant et cruel, où la violence (politique, économique) tend à tout soumettre, dévorer ou détruire.
La contestation néerlandaise anti-autoritaire fut précoce : dès 1965, le mouvement « provos » fit se rencontrer anarchisme, gestes artistiques (avec l’implication d’éléments du mouvement Cobra) et appels à un joyeuse insouciance, annonçant l’explosion de l’année 68. Ces courants s’inscrivent dans les images et la vie de Keuken : depuis L’esprit du temps jusqu’à La tempête d’images. Et dans l’ultime période, il montre les deux faces opposées de nos pulsions : Eros et Thanatos. 
Cette volonté de montrer tout de la vie lui a fait lever un verrou : avant lui, le réalisateur de documentaire laissait sa vie privée plus ou moins hors champ. Dans Les vacances d’un cinéaste, il dissout définitivement cette frontière. Il expose sans complexe la vie de sa petite famille, ses loisirs ordinaires (se baigner, converser avec les voisins, voir grandir ses enfants et regarder amoureusement sa femme), un dévoilement jugé à l’époque (1974) comme « petits bourgeois », dans ce milieu puritain du militantisme où le « révolutionnaire » se dévouait entièrement à la cause. Lui s’autorisa à dire « je suis comme ça » et même « je suis comme tout le monde ». C’était mettre fin à une période sectaire, où se rabâchait que « tout est politique », avec cette survalorisation du collectif rendant toute « subjectivité » et « jouissance individuelle » suspectes. 
Ce décloisonnement ne fut pas isolé et l’œuvre est balisée par des audaces : la femme sexy en cuissarde et le striptease du patron dans Diary, le cassage de gueule du résistant dans Beauty, la manipulation des corps dans Vélocité 40-70, le couple étouffant dans Le temps, toutes ces scènes cherchaient à interpeller leur époque. Dans les années 90, il met son corps en scène (Photographe), ou se filme de façon « limite » comme il le reconnaît lui-même (On Animal Locomotion).

Pour la scène des couples dans Amsterdam Global Village, et la série de photos qui suivit, il s’attaque à l’érotisme, sujet qu’il n’avait jamais traité frontalement : « J’ai toujours senti que toute cette pulsion du regard est une pulsion érotique. Toujours cette idée d’aller vers l’autre, c’est aussi la conquête de l’autre d‘une façon érotique »26 . Chez lui, une certaine pudeur compose toujours avec cette conscience que l’on peut dominer par la prise de vues. Les photos de la série Nus, Voir/non voir, et en particulier cette origine du monde réinterprétée, résume tout cet entre-deux : sexe cadré plein centre qui capte notre regard, mais dans une demi-opacité empêche le pubis d’être discerné; c’est le visible sans l’être.27

Son synchrone/Sons libres
Les débuts de Keuken, « bricolant » un cinéma très personnel sans beaucoup de moyens, l’ont conduit à inventer une écriture. Ses premiers travaux, avec caméra muette Paillard-Bolex à ressort et magnétophone Uher, enregistraient son et image non synchrones ; des parties étaient resynchronisées, puis ayant disposé d’un équipement plus perfectionné, il intégra des morceaux synchrones tout en conservant le non synchrone. Il « orchestrait » tous ces éléments en un « montage sonore libre », les musiques, ambiances et bruits intervenant dans une composition générale organisée par couches, comme en peinture : «Entre le synchrone et le non synchrone, j’ai découvert un énorme champ qui est presque un champ de peinture sonore (…). Il m’est arrivé de dire que le vrai travail de peinture se trouve justement dans le son, on peut brosser, il n’y a pas de cadrage ».28
Il continuera à utiliser, tout au long de son œuvre, cette écriture mélodique et cinétique où toutes les lignes s’interpénètrent. Le film ne se construit donc plus autour de ce mode dominant du « discours » (avec cette histoire unique et la parole centrale). Ce nouveau cinéma se fonde sur des rapports structurels – tantôt directs et réalistes, tantôt plus flottants et poétiques – avec des sons libérés de la prééminence du synchrone, des images elles aussi moins assujetties au UN récit conducteur : une seule histoire, une coprésence du corps et de la parole, une temporalité prosaïque et continue. 
A partir de la fin des années 60, le tournage se fait en duo avec Noshka van der Lely. C’est elle qui fournit cette matière sonore, diverse et riche - essentielle au futur montage – avec sons synchrones ET sons libres détachés du point de vue visé par l’objectif de la caméra. Cette relation est aussi celle d’un couple, dont les discussions vont de la production au filmage, puis se poursuivent pendant le montage. Une structure de travail et de vie que l’on retrouve en cette fin du XXème siècle avec les duos Godard/Miéville, Straub/Huillet. Depardon/Nougaret. Cela produit un cinéma novateur à double voix qui vient après une Nouvelle Vague, très « auteuriste » et masculine. Cette recomposition, sans équipe lourde et qui repose sur des économies modestes, conduira à de grandes inventions d’écriture : celles d’un autre cinéma, né de cette circulation et de ce dialogue entre le travail et l’intime.

Toucher/Blocage
Le caractère à la fois hyper tactile et enveloppant du cinéma de Keuken s’exprime en un terme – toucher - qui prend chez lui une triple signification, suivant qu’il est un sens (le toucher), une pratique (se saisir des machines), ou un sentiment (être touché) : Si le contact direct et physique avec le monde a tant d’importance, c’est parce que son cinéma est grandement issu d’une expérience fondatrice : celle de ses deux films sur les aveugles, où le toucher et l’ouïe sont, en l’absence de la vue, les moyens de connaître le monde environnant. Le cadre découpe, « excise » des éléments de cette réalité qui ne se livre que fragmentairement, à cet « aveugle » tâtonnant qu’est tout cinéaste. Celui-ci, va reconstituer ce « réel » qui souvent lui résiste ou s’échappe, rassembler pas à pas ces fragments en un tout. Le plan fameux qui résume cette conception constructiviste, c’est celui qui conclut Vers le sud : sa main entre dans le champ vers ce mur en trompe-l’œil et l’homme à la caméra déclare : « Parfois, il est difficile de toucher le réel ».

Créateur-technicien, Keuken possède, gère et transporte son matériel ; en homme-orchestre, il charge sa pellicule, règle ses appareils, manipule caméra, projecteurs et table de montage. Cette relation personnelle et physique à la technologique se transmet à l’écran : concentration et tremblement, hésitation et respiration, efforts et pannes. Et lorsque les doigts, l’œil sont en phase avec le monde, on partage la justesse, la splendeur d’un instant de grâce, fusion d’un être sensible et de machines captatrices ou réceptrices d’un univers vibrant.
Le but, c’est que le film nous « touche », au plus profond, avec sa charge d’émotions et son flux de réflexions. Mais mener ce cinéma qui s’aventure, c’est risquer qu’il se retrouve bloqué : « Au moment où je voulais parler du monde entier – c’est aussi une ambition folle, c’est pas seulement ici et ailleurs, mais une saisie de toutes les choses, ce n’est pas moins ambitieux que van Gogh…mais je ne suis pas van Gogh - on m’a confiné dans un des pays les plus petits de la planète, la Hollande. C’est très frustrant, on sentait que les gens qui sont aux robinets de l’information pouvaient te bloquer pour un long moment. (…) De temps en temps, je sais que je vais arriver à ce type de frontière, je touche à des choses importantes. Et là, on n’est pas en position de maîtrise. Evidemment, pour bouger, on doit quitter la position de maîtrise. (…) Mettre en scène une scène d’amour, c’est les plus grands metteurs en scène qui peuvent se permettre de le vouloir. Vouloir faire ça, c’est de l’ordre de l’arrogance (…) et en plus tu casses le documentaire, tu quittes le terrain du documentaire et soudainement tu te rends compte qu’on est totalement ailleurs ». Car rejets et censure nourriront réflexions et questionnements, poussant l’exclu à formuler plus clairement ses idées : « Ça a été une source d’écriture ». Il devra dépasser ce moment d’angoisse du défricheur bloqué qui se dit : « je ne suis quand même pas fou » et qui constate : « Il y a un doute énorme qui s’installe, quand ça arrive pendant dix ans ».29
Si la plupart des blocages ont été levés, s’il a reçu d’innombrables récompenses internationales, Keuken connaitra, tout au long de sa vie, une certaine réserve de ceux qui sont « aux robinets de l’information ». « Toucher à des choses importantes » et s’attaquer aux conventions bien établies - « casser le documentaire »- cela ne se fait pas impunément !

Zoologie/Libération
Tel le scientifique qui fait défiler animaux et humains dans son laboratoire, Keuken observe et analyse, pour en tirer quelque loi générale ou pensée philosophique. Le chat, suite de notations humoristiques et domestiques sur un félin « détective » devient un film-manifeste : « l’art pourrait être un moyen de libération. Une manière de se voir soi même et l’autre de plus près ». Dans La jungle plate, l’étrange crustacé macoma , avec son tube aspirant en forme de manche à air, permet d’enclencher la grande série des métaphores, partant du fonds marin silencieux pour finir dans le fracas belliqueux du ciel. Des mouettes (clin d’œil à Hitchcock ?) concluent dans un désordre criard la grande fresque planétaire d’Amsterdam. Les chèvres et moutons, rituellement immolés, sont sources de méditations (passage de la vie à la mort et de la mort à la vie).
Pour ce cinéma où enregistrer les passages d’un état à l’autre est une phase essentielle, raconter l’articulation entre animalité et humain nourrit nombre de films. Les « zoos » sont partout dans le monde et oppressent des êtres captifs. Montrer lieux clos et prisons où les hommes sont confinés derrière cages et barreaux, permet de poser visuellement deux des thèmes récurrents : l’enfermement et son opposé, le désir de libération.30

Cette relation à l’animal traqué ou à l’humain aliéné a évolué au cours de l’œuvre, vers plus de subtilité, avec aussi moins de dureté et plus de compassion : il avouera son regret d’avoir poursuivi une pauvre mouette blessée lorsque sa caméra incarne le personnage sadique de Beauty. Dans Big Ben, pour exprimer la colère de Ben Webster, il montrait un gorille, grimaçant dans sa cage. Il évitera ce rapprochement maladroit lorsqu’il reprendra cette séquence dans Les vacances du cinéaste. Et il se reprochera d’avoir « collé au mur » le syndicaliste de La jungle plate, avec une caméra accusatrice ne laissant aucune porte de sortie à celui qu’il avait piégé dans ses contradictions. 
Dans ce cinéma où alternent le vif, le cruel et le doux, les corps souffrent mais se battent : les tâtonnements des enfants aveugles qui se heurtent au monde, la femme courbée dans une péniche qui doit y faire vivre sa famille, les boliviens surexploités qui parviennent à l’autogestion, le vieil homme parkinsonien qui échange en silence avec l’enfant, l’érythréenne boiteuse qui monte ses étages, l’ami van der Elsken décharné qui malgré tout sourit, et finalement Johan malade qui parcourt le monde en quête d’une médecine qui soulage, tous ces êtres luttent « comme des bêtes », réunis dans son grand livre d’images, répertoire d’un demi-siècle de malheurs et de combats pour briser chaines et barreaux.
Il y a pour lui nécessité de visualiser – et donc parfois de mettre en scène - l’oppression, pour raconter la violence du monde. Il reconnaît qu’il a dû souvent demander à ceux qu’il filmait de refaire un geste, encore et encore, de répéter un déplacement, même si c’était pénible ou douloureux, pour obtenir ensemble ce qu’ils cherchaient : une marche vers la liberté. 
Johan acceptera lui-même, malade, de faire quelques pas, filmé par Stijn sur la terrasse de la maison en Espagne. C’est la dernière image que l’on a de lui. D’une démarche chancelante, il s’avance vers le paysage andalou et s’émerveille : « quelle lumière » !

  • 1Johan van der Keuken, « Aventures d’un regard », éd. Cahiers du cinéma, 1998, p. 33
  • 2Les lettres G,K,L,O,R,Q,U,V,W,X,Y restent à remplir.
  • 3Robert Daudelin, « Johan van der Keuken. L’œil au dessus du puits », Les 400 coups, Montréal, 2006, p. 24-28
  • 4Robert Daudelin, op. cité, p.55.
  • 5Vincent Ostria, Les Inrockuptibes, n°364-Nov.2002, p.57.
  • 6Serge Daney, Cahiers du Cinéma, n°310-1980, à propos du « Maitre et le géant ».
  • 7Johan van der Keuken, Aventures d’un regard, op. cité, p.171.
  • 8Thierry Nouel, film L’Entretien (avec Johan van der Keuken)-2001
  • 9L’Entretien…film cité.
  • 10Cet échange, après un débat au cinéma Le Familia, a donné deux montages: Johan dans l’arrière-cour (Thierry Nouel, et Martine Corbusié -1979) et Johan dans l’arrière-cour (l’entretien seul).
  • 11Voir plus bas (« Mélancolie/énergie ») dans quel contexte cette phrase a été prononcée.
  • 12Derniers mots/ma sœur Joke (JvdK-1998), A film for Salvador (Ramon GIELING-2002), Derniers mots (Stijn van Santen-2002).
  • 13Le texte « La Métaphore caché » est l’exemple d’une réaction virulente et très théorisée à des critiques sévères, mais dont il n’indiquera qu’allusivement combien il en a été touché (Johan van der Keuken, Aventures d’un regard, op. cité, p.38).
  • 14Vacances prolongées, film cité. Il a écrit aussi : « On dit que « le visage est le miroir de l’âme ». Je me suis souvent demandé : « y a-t-il quelque chose derrière ? ». (Aventures d’un regard, op. cité p.90).
  • 15Beaucoup y croiront et des spectateurs écriront même pour recevoir le produit « magique » mentionné au générique.
  • 16Je reprends cette idée d’un livre Prends garde (éd. Liana Levi, 2015), qui a découpé un même événement – survenu dans les Pouilles en 1946 - en deux écritures publiée tête-bêche : celle de Milena Agus (l’Imaginaire) et celle de Lucina Castelina (l’Histoire).
  • 17Johan van der Keuken film cité.
  • 18Les documentaires cités sont : Nanouk, Las Hurdes, L’hippocampe, L’homme à la caméra, le mystère Picasso, Le fond de l’air est rouge et Les demoiselles ont 25 ans.
  • 19Jean-Luc Godard, Nouvel entretien avec Alain Bergala, JLG par JLG, tome 2, p.18, éd. Cahiers du cinéma-1998
  • 20Jean-Luc Godard, Revue Trafic n°29, p.29-1999. J’ai commenté ailleurs cette « pique » de Godard. D’après moi, celui-ci se sentait « doublé à la fois en son centre et sur ses marges ». Thierry Nouel, JvdK, cinéaste des seuils, revue Communications n°70-2000
  • 21Rappelons que la quasi totalité des films de Keuken ont été produits et diffusés par la télévision avant d’être montrés en salle.
  • 22Johan van der Keuken film cité.
  • 23Ramon Gieling, A film for Salvador – 2002. Johan y apparaît dans les derniers mois de sa vie, mais le personnage principal est cette fois le jeune fils de Ramon.
  • 24Johan van der Keuken, film cité.
  • 25L’Entretien…film cité.
  • 26L’Entretien…film cité.
  • 27A propos de cette image qui trouble ceux qui pensaient que Johan faisait preuve d’une « habituelle discrétion », voir l’analyse d’Alain Bergala (dans l’introduction à l’Œil lucide, Johan van der Keuken, éd.de l ‘œil-1998)
  • 28Thierry Nouel, Film Johan van der Keuken, 2000.
  • 29L’Entretien…film cité, 2001
  • 30Un article de Keuken en 1986 (sur William Klein) s’intitule : Tous les échelons entre l’homme et le singe. Aventures d’un regard, page 43-44, éd. Cahiers du cinéma.

Images (1) et (2) de Johan dans l’arrière-cour (Thierry Nouel & Martine Corbusié, 1979)

Images (3) et (5) de Johan van der Keuken (Thierry Nouel, 1999)

Image (4) de Herman Slobbe / Blind kind 2 [Herman Slobbe, l’enfant aveugle 2] (Johan van der Keuken, 1966)

Image (6) de Amsterdam Global Village (Johan van der Keuken, 1996)

Image (7) de Leven met je ogen [Vivre avec les yeux] (Ramón Gieling, 1997) 

Image (8) de Laatste woorden [Derniers mots] (Stijn van Santen, 2001)

Remerciements à Sébastien Layerle et Laurence Paix pour leur lecture attentive, ainsi que Rommy Albers et Eyefilm, Ramon Gieling, Peter van Huystee, Willem van Zoetendaal et Noshka van der Lely.

Ce texte a été rédigé pour le livre Johan van der Keuken, documenter une présence au monde, Antony Fiant, Gilles Mouëllic, Caroline Zéau (dir.), Éd. Yellow Now, 2020.

ARTICLE
26.02.2025
FR
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati once said, “I want the film to start the moment you leave the cinema.” A film fixes itself in your movements and your way of looking at things. After a Chaplin film, you catch yourself doing clumsy jumps, after a Rohmer it’s always summer, and the ghost of Akerman undeniably haunts the kitchen. In this feature, a Sabzian editor takes a film outside and discovers cross-connections between cinema and life.
Jacques Tati zei ooit: “Ik wil dat de film begint op het moment dat je de cinemazaal verlaat.” Een film zet zich vast in je bewegingen en je manier van kijken. Na een film van Chaplin betrap je jezelf op klungelige sprongen, na een Rohmer is het altijd zomer en de geest van Chantal Akerman waart onomstotelijk rond in de keuken. In deze rubriek neemt een Sabzian-redactielid een film mee naar buiten en ontwaart kruisverbindingen tussen cinema en leven.